Le Mexique se trouve au point de confluence de deux grandes civilisations : la civilisation mésoaméricaine et la civilisation occidentale, qui, comme deux fleuves puissants, vont suivre des chemins parallèles pendant un certain temps avant de mélanger leurs eaux peu à peu pour former le monde métis que nous connaissons. Mais ce monde métis, pris entre les deux extrêmes représentés par le monde indien accroché à ses traditions et le monde que nous appelons par commodité occidental, est loin d’être homogène. Avons-nous affaire concernant ce « métissage » à une forme de syncrétisme religieux entre une cosmogonie d’origine mésoaméricaine et une cosmogonie chrétienne ? Sans doute, mais régler le problème en parlant de syncrétisme religieux comme nous aurions tendance à le faire, c’est avoir recours à la solution de facilité. Cela n’est pas si simple, encore faudrait-il préciser en quoi consiste ce métissage, quelles en sont les lignes de force, définir la part de chaque culture, mieux encore, les modifications plus ou moins sournoises, les déviances dues à l’influence d’une vision du monde sur une autre vision du monde, en sachant que la pression exercée par une cosmovision sur l’autre varie fortement selon que l’on a affaire au monde indigène proprement dit ou à un monde métis plus ou moins attaché à ses origines indiennes.
Dans ce troisième chapitre, nous allons aborder cette question de l’influence : influence du christianisme sur la pensée indienne et, inversement, influence de la cosmovision indienne sur le christianisme. Malgré un considérable travail d’endoctrinement mené par les ordres religieux et en particulier par les franciscains, le christianisme va marquer le pas sur un point fondamental de son dogme, celui de la transcendance divine. C’est un nouveau christianisme où la notion de salut, liée à la transcendance, n’a pas lieu d’être, c’est un christianisme qui reste « terre à terre » dans une relation qui se veut proche, de voisinage et, pour ainsi dire, « humaine » et presque familière avec les différentes figures du divin : un christianisme à visage humain, en quelque sorte. Les divinités, c’est-à-dire les saints et les saintes de l’Église, entrent dans un système de partenariat avec le fidèle : en échange de sa reconnaissance, de sa vénération et de ses offrandes, le fidèle attend en contrepartie, une protection, une aide ou un soutien. Le fidèle et le dieu n’ont pas le même statut, cependant un système de prestation et de contreprestation les lie dans une relation d’échange réciproque et étroite, ils ont besoin l’un de l’autre. Ce n’est pas le cas avec un dieu souverain et transcendant.
Les sectes évangélistes (et, dans une certaine mesure, l’école publique) continuent d’exercer une énorme pression sur les populations indigènes afin qu’elles expriment leur foi totale, sans réticences ni hésitations, au monde marchand et abandonnent leurs usages encore trop humains pour le ciel de la transcendance et de la marchandise. Ainsi que nous l’avons signalé dans le chapitre précédent, la résistance à l’assimilation ne se situe pas sur le seul terrain de l’idéologie, religieuse ou autre, son champ de bataille reste celui de l’organisation sociale. C’est l’affrontement entre deux modes de vie : un mode de vie collectif qui s’organise autour de la notion du bien commun (la terre et les ressources d’un territoire), c’est le vivre ensemble en bon voisinage ; et un mode de vie individualiste, soumis aux diktats du monde marchand. La persistance d’une pensée et d’une culture perçues bien souvent comme archaïques reste l’expression la plus claire et la plus sûre d’une résistance à la décomposition d’une vie sociale propre.
Avec l’arrivée des chrétiens au Mexique, toute l’institution religieuse mésoaméricaine va disparaître. Les conquérants vont avoir à cœur d’en terminer avec la religion préhispanique en tant que système de pensée, avec ses représentations, ses prêtres et ses écoles de théologie, l’ensemble de sa liturgie, pour mettre à sa place la religion catholique, c’est-à-dire un autre système de pensée fait, lui aussi, de figures symboliques, d’un ensemble de représentations et de prestations. Ils changent de cadre, ils remplacent une superstructure par une autre mais ils ne touchent pas pour autant à ce que l’on appelle l’infrastructure, la quotidienneté, les habitus d’une vie sociale enracinée dans son histoire, dans une mémoire collective. Celle-ci va se mouvoir bien plus lentement, il y faut l’obstination du temps, un travail que nous pourrions qualifier de géologique : l’imperceptible et pourtant considérable pression d’un monde nouveau sur le socle géologique ancien. Celui-ci garde toujours une force d’inertie énorme, les éléments essentiels de la culture mésoaméricaine sont suffisamment présents pour exercer une force magnétique qui brouille, dévoie et modifie selon une perspective qui lui est propre tout élément d’une culture étrangère qui chercherait à s’imposer. La résistance à l’assimilation pure et simple est encore réelle de nos jours et c’est elle qui donne un tour tout à fait original à la religion chrétienne.
Nous pouvons avancer que derrière la religion chrétienne, le respect du rituel chrétien et la reconnaissance de ses figures symboliques, se profile un mode de pensée qui n’est pas très catholique, qui n’est pas si chrétien que nous pourrions le supposer, ou alors, il s’agit d’un christianisme qui est fondamentalement, pour ne pas dire radicalement, différent de notre christianisme. Un christianisme, par exemple, où la notion de salut n’aurait aucun sens. Afin de préciser ma pensée, je vais apporter ici sous forme anecdotique deux exemples, le premier, celui qui concerne la communauté wixarika de Tuapurie, veut montrer que le danger de l’assimilation ne vient pas seulement de la religion catholique mais d’un ensemble « civilisateur » beaucoup plus vaste ; le second, celui qui concerne le bourg Tzeltal d’Oxchuc, montre comment la permanence de représentations collectives propres au monde mésoaméricain peut biaiser nos représentations religieuses pour leur donner une tournure tout à fait originale.
La communauté wixarika de Tuapurie se trouve perdue dans les montagnes de Jalisco à plus de treize heures de route au nord de Guadalajara. Les Huichol, qui vivent en petites communautés isolées sur un vaste territoire montagneux difficilement accessible, restent jaloux de leurs traditions et rituels ancestraux. Ils ont tenté de résister jusqu’à présent aux efforts de conversion de l’Église catholique, aidés en cela par leur isolement géographique et par l’inquiétude qu’ils inspiraient parfois. Il n’y a pas d’église dans la localité In+akwaxit+a (Nueva Colonia), ni même une petite chapelle ou un ermitage, ce qui est tout à fait surprenant au Mexique, mais il s’y trouve un vaste internat qui regroupe les écoles primaire et secondaire et qui reçoit dans ses quatre dortoirs tous les enfants des environs. Ces enfants ne vont pas y recevoir le baptême, mais tout de même ils vont être initiés à une certaine forme de pensée, autre que la leur, à une autre langue aussi, ils pourront s’en servir comme arme pour défendre leur propre culture et leur autonomie, ils pourront aussi se laisser bercer par les sirènes de l’Occident. À cette offensive de l’école, qui a bien pour but l’intégration selon l’État, s’ajoute celle, très agressive, des évangélistes qui profitent de l’isolement des familles dans des rancherias [1] pour chercher, selon des méthodes éprouvées par une longue pratique, à les convertir au christianisme selon l’Oncle Sam et exiger qu’elles rejettent, une fois converties, leurs pratiques traditionnelles et communautaires. Enfin, la religion catholique, qui a pu sentir les réticences exprimées par ce peuple, a montré une obstination accrocheuse et toute franciscaine pour pénétrer insidieusement les mentalités comme en témoigne le nom de « Santa Catarina Cuexcomatitlán » qui a été donné à ce regroupement. De plus la Vierge de Guadalupe n’y est pas absente, je l’ai rencontrée magnifiquement brodée en bas de quelques pantalons où elle semble faire bon ménage avec la figure du cerf divin chère à ce peuple.
Oxchuc est un grand bourg tzeltal sur la route d’Ocosingo dans l’État du Chiapas et son marché est renommé dans toute la région. Oxchuc signifie en langue indienne trois caracoles (escargots). Dans son imposante église dédiée à saint Thomas, qui date du début de la colonisation, on a découvert récemment trois caracoles (sous la forme de spirales) sculptés, cachés sous le revêtement. Les maçons indigènes avaient placé ces symboles préhispaniques à l’intérieur des murs à l’insu des missionnaires dominicains. Une façon pour les Indiens de consacrer l’église et de continuer à garder en secret le contact avec les cultes anciens. L’escargot est le symbole du dieu maya de la pluie, Chac, mais comme toujours son sens est extensif et multiple, c’est le tourbillon du vent, le tourbillon des cyclones, c’est la spirale qui appréhende l’espace et le temps dans son mouvement cyclique, pensons aux photographies des nébuleuses. La spirale est aussi le signe de Vénus, l’étoile du matin, qui annonce le lever du soleil, et, par conséquent, celui de Quetzalcóatl, le Serpent aux plumes de quetzal, le dieu jumeau et sculpteur, le dieu au bec de canard, Ehécatl, le dieu du vent, qui porte sur sa poitrine un coquillage tronqué en forme de caracol. Le nom maya de Quetzalcóatl est Kukulkan, nom qui a servi à baptiser les cyclones des Caraïbes (le castillan huracán, le français ouragan, l’anglais hurricane sont des corruptions de Kukulcan).
Après la conquête, la figure de saint Thomas a été substituée par les Indiens à celle du dieu Quetzalcóatl et le jour de la fête de saint Thomas, les Indiens viennent de très loin à l’église d’Oxchuc, pour adorer Saint Thomas-Kukulkan. Ce ne serait pas la première fois que nous nous trouverions face à ce genre de superpositions sémantiques au sujet des représentations religieuses, songeons à Guadalupe-Tonantzin ou Sainte Marie-Coatlicue (Tonantzin, Notre Mère, étant le nom donné par les Indiens mexica à Coatlicue, la déesse à la jupe de serpents) ; songeons à Sainte Anne-Toci, « Notre Aïeule », déesse du temascal (rituel des bains de vapeur) et des plantes médicinales, à Saint Jean-Tezcatlipoca, un des premiers dieux du panthéon aztèque… En retour, l’Église elle-même s’est trouvée troublée par ce jeu des substitutions, quand les Indiens ont vu dans saint Thomas leur dieu Quetzalcóatl, l’Église, du moins une partie de l’Église, dans une certaine confusion d’esprit, a inversé les termes de cette équation pour voir dans Quetzalcóatl l’apôtre Thomas : selon une version de l’histoire, qui circulait, dès le début de la conquête, parmi les gens d’Église, Quetzalcóatl serait en fait l’apôtre Thomas, qui serait venu dans les premiers temps du christianisme évangéliser les peuples des Amériques. Bartolomé de Las Casas se fait écho de cette rumeur, avec prudence, je dois dire : Finalmente, secretos son estos que solo Dios los sabe (Finalement, ce sont des secrets que seul Dieu connaît). Les Indiens auraient donné le nom de Quetzalcóatl (souvenons-nous que Quetzalcóatl est vu comme un homme blanc et barbu) à l’apôtre Thomas, placé lui aussi sous le signe de la gémellité et tailleur de pierres comme lui.
Légèrement à l’écart de l’église Saint-Thomas, au sommet d’un monticule qui recouvre certainement une ancienne pyramide, s’élève une chapelle fort ancienne consacrée à la Vierge Marie de Guadalupe. Sur l’autel, il n’y a pas une image de la Vierge de Guadalupe, mais trois, une grande au milieu et deux petites de chaque côté. Les Tzeltal ont coutume d’ériger trois croix au lieu d’une, qui sont des portes d’entrée au monde sacré des dieux, un univers parallèle au nôtre mais qui se trouve dans une autre dimension du temps. Oxchuc, trois caracoles, trois croix, trois images de la Vierge de Guadalupe, Oxchuc placé sous le chiffre trois depuis la nuit des temps.
Nous aimerions penser qu’une image chrétienne, la représentation de la Vierge de Guadalupe par exemple, renvoie à un même contenu émotionnel et conceptuel, ce n’est généralement pas le cas. L’image primordiale, l’archétype de la Mère, et sans doute de la Terre Mère donnant naissance au Soleil, qui est au commencement, va se trouver considérablement modifiée sous la pression de l’histoire, de la culture et de la situation sociale du fidèle.
Nous sommes dans la jungle, au pied d’une cascade qui dégringole de la Sierra Norte, les Anciens du village de la Chachalaca, après avoir soigneusement dégagé un espace dans la végétation luxuriante, ont creusé un trou dans la terre ; ils sont maintenant debout en train de marmonner à tour de rôle des litanies en zapotèque, que je suppose être des louanges à la terre bienfaitrice, avec le bruit de la chute d’eau, je les entends à peine ; puis le maître de cérémonie suivi de ses assistants s’approche du trou dans lequel il verse du bouillon de poulet que les Anciens ont apporté avec eux dans une petite marmite bleue, accompagné d’un bon verre d’aguardiente [2]. Il rebouche le trou avec une pierre plate qu’il recouvre soigneusement de terre. Le maître de cérémonie entoure alors ce trou de petites bougies ou velas, qu’il allume au fur et à mesure comme les rayons du soleil ovale entourant la Vierge de Guadalupe, puis les Anciens se mettent à genoux devant cet autel improvisé pour de nouvelles oraisons. Cette opération est renouvelée un peu plus loin, « c’est la coutume » me dira le maître de cérémonie. À la fin de ce rituel propitiatoire, je m’approche de l’officiant principal qui me précise que cette offrande et les invocations qui l’accompagnent sont adressées à la Virgen, à la Vierge Marie, à Notre Mère, et que cette offrande à la Virgen est conçue comme un don en retour : l’homme sera toujours redevable à la Terre Mère, qui se montre si généreuse envers lui.
À l’autre bout du spectre pourrait-on dire, Octavio Paz écrit dans sa préface au livre de Jacques Lafaye [3] :
« La question de l’origine est pour le métis la question centrale, la question de vie et de mort. Dans l’imagination des métis, Tonantzin/Guadalupe possède une réplique infernale : la Chingada. La Mère violée, ouverte au monde extérieur, déchirée par la conquête ; la Mère Vierge, fermée, invulnérable et qui enferme dans ses entrailles un fils. Entre la Chingada et Tonantzin-Guadalupe oscille la vie secrète du métis. [4] »
Nous touchons là à la question rarement débattue de la représentation : la représentation que le fidèle peut se faire de la divinité, de la Vierge Marie en l’occurrence et même, plus précisément, de Notre Dame de Guadalupe. Nous nous rendons compte bien vite que cette représentation est loin d’être uniforme : un paysan zapotèque de la Sierra Juarez ne se fait pas la même idée de la Vierge qu’un chauffeur de taxi ou qu’un petit voyou chilango de Tepito [5]. Ensuite les représentations mentales de la Vierge se sont considérablement modifiées au cours de l’histoire. Nous aurons l’occasion tout au long de notre enquête d’en préciser certaines phases clés.
Quand les premiers franciscains sont arrivés à Mexico en 1524, ils se sont réunis avec les autorités religieuses aztèques, cette entrevue est connue sous le nom de Colloques des Douze, et, comme nous pouvons nous y attendre, il y fut question de Dieu. Les prêtres aztèques prétendirent que la notion du divin ne leur était pas étrangère et qu’ils avaient même un mot pour l’exprimer, teotl ; de leur côté les franciscains pouvaient difficilement admettre que le dieu des Aztèques fût le même que le dieu des chrétiens, aussi se refusèrent-ils à traduire dios (dieu) par teotl, ils imposèrent donc un mot nouveau, dios, en espérant imposer ainsi une nouvelle conception de la divinité plus conforme à la leur.
Tant que la vie sociale n’aura pas été profondément transformée selon les normes du vainqueur, toute traduction restera vaine car le même mot ou concept renverra à deux représentations de la réalité radicalement différentes, fruit de deux expériences différentes. L’idée que l’homme toubou (ou maasaï ou touareg ou, en ce qui nous concerne, zapotèque ou tzotzil…) se fait de la femme ou que la femme toubou se fait d’elle-même reste radicalement différente de l’idée que l’occidental se fait de la femme ou que la femme occidentale se fait d’elle-même. Cette idée est attachée à la situation et au rôle social de la femme dans chacune des deux civilisations envisagées. Ce n’est qu’à partir du moment où la femme toubou s’intègre peu à peu au mode de vie occidental que l’idée qu’elle se fait d’elle-même va progressivement changer pour se rapprocher de celle de l’occidentale… et inversement (si le cas a quelque chance de se produire un jour).
Dès le commencement de la conquête, on va faire grand usage de l’image de la Vierge : « À force de voir des Vierges et d’entendre parler de dios, les Indiens se mirent à voir des dios partout et à tous les nommer Santa María » (Gruzinski, 1988). Plus que la figure du Christ, celle de la Vierge va être l’enjeu de la confrontation entre deux mondes. Ce choc entre deux cosmovisions différentes trouve à s’exprimer sur le plan difficilement pénétrable de la représentation, ici de la représentation du divin : quelle idée les nouveaux convertis se font-ils de la Vierge Marie ou plus généralement de la divinité ? Cette question a longtemps troublé, pour ne pas dire hanté, les premiers évangélistes, conscients des faux-sens et contresens que porte inéluctablement avec elle toute tentative de traduction d’une conception du monde dans le langage d’une autre conception.
La politique de conversion menée par les franciscains fut assez ambiguë et a pu donner des résultats contraires à ceux espérés : destruction complète de tout l’appareillage religieux, pyramides, temples, sanctuaires mais construction des chapelles, des ermitages ou des sanctuaires chrétiens sur les lieux des anciens cultes. Ces dévoués prosélytes de l’Évangile, emportés dans leur élan par la volonté d’effacer tout ce qui se rapporte aux cultes d’autrefois, vont s’approprier les lieux sacrés pour y élever des sanctuaires chrétiens, vieux réflexe, mais qui a permis et facilité la poursuite des anciennes dévotions sous l’égide d’une foi nouvelle. On change les mœurs et on impose une morale toute chrétienne mais on ne cherche pas à se faire le vecteur d’une quelconque occidentalisation ; au contraire, on cherche à protéger la société indienne de la société occidentale, que l’on juge corrompue. Enfin on entend endoctriner les nouveaux convertis, leur faire entendre une autre vision du monde, une autre conception de la réalité, mais en usant des langues vernaculaires ou de la langue dominante, le nahuatl [6].
Les frères mendiants savent par instinct et par vocation que pensée et société forment un tout, que la religion ne se limite pas à un système de croyances et que les représentations religieuses n’ont de sens que si elles s’enracinent dans un mode de vie et s’insèrent dans les mœurs ; ils se considèrent comme le fer de lance de la civilisation chrétienne, c’est elle qui donnera le contenu attendu aux représentations religieuses. Ils s’attachent donc, en dehors de l’enseignement de la doctrine, à modifier les mœurs ; ils vont par exemple interdire la polygamie pour imposer le mariage chrétien monogame. Et puis n’oublions pas l’essentiel, ils s’acharnent à détruire — avec quelle virulence ! — toute la vie religieuse des Aztèques, ce qui signifie à terme un bouleversement complet de toute la société. Non seulement la vie religieuse, à travers la pompe des rituels, des cultes, des jeux sacrificiels, des sacrifices, des fêtes, rythmait le temps de chacun, mais elle légitimait l’organisation de la société, l’autorité de l’État, celle des tlatoani et de tous les fonctionnaires. Agir dans le domaine de la pensée, c’est agir sur les mœurs : « Peu à peu, les Indiens découvraient les implications de toutes sortes, éthiques, matérielles, voire sexuelles qu’imposait la conversion au christianisme [7] » ; c’est changer la vie et cela impliquait pour les missionnaires la fin de toute une civilisation. Les franciscains, les dominicains puis les augustins vont poursuivre les cultes anciens, et avec eux toute la civilisation mexica, jusque dans leurs derniers retranchements.
Nous avons noté que sur les ruines de la civilisation mésoaméricaine, les « douze apôtres » espéraient construire un monde nouveau différent de celui qu’ils connaissaient, plus proche de leurs idéaux. Les frères mineurs n’ont pas forcément cherché à « hispaniser » les Indiens une fois ceux-ci convertis au catholicisme. Revenus de l’erreur que leur avait inspirée le démon, les Indiens devaient former la matière première, malléable, que les prêtres allaient modeler selon les idéaux chrétiens primitifs. Les frères mineurs voyaient dans certains traits de leurs comportements sociaux comme le dévouement au bien commun, la reconnaissance du mérite, leur sens du sacré, des dispositions « naturelles » sur lesquelles s’appuyer pour construire la société de leurs vœux, après avoir fait table rase des anciennes croyances. Animés par la pensée de la transcendance de Dieu et par l’idéal d’égalité et de fraternité, les franciscains ont cherché à préserver leurs ouailles indigènes de la contamination d’une pensée chrétienne qu’ils jugeaient soit mal dégrossie, soit pervertie par l’argent ; ils allaient ainsi, sans le vouloir, établir les conditions sociales d’une résistance à la christianisation.
La position des frères mineurs, commandités par l’empereur et le pape, était assez équivoque puisqu’ils se présentaient comme le fer de lance de la civilisation chrétienne et occidentale, tout en se voulant les promoteurs d’une nouvelle société. L’Église va mettre très rapidement le holà au zèle franciscain. La réaction de l’Église séculière n’est pas meilleure, qui oppose à l’idéal des frères mineurs un pragmatisme qui conduit à toutes les compromissions.
Photographie : Patxi Beltzaiz.