En choisissant d’apparaître à une Indienne dans le voisinage du village de Cancuc ce mois de juin de l’année 1712, la Vierge place d’emblée les Indiens sur le même pied d’égalité que les Espagnols quant à leur relation au sacré. Elle choisit son camp, qui est celui de l’universalité : tous les humains sont égaux devant elle, les Indiens comme les Espagnols. Au départ, il ne s’agit pas tant de se rebeller que de mettre les Espagnols et l’Église face à leur contradiction entre enseignement et réalité. D’un côté l’Église espagnole enseigne que tous les hommes sont égaux en Jésus-Christ, de l’autre elle cherche à garder le monopole du divin (ou le monopole de la relation au divin, ce qui revient au même), qui consacre l’inégalité entre Espagnols et Indiens. C’est donc en toute bonne foi qu’une délégation des autorités indiennes de Cancuc se rend le 23 juin à Ciudad Real auprès de l’évêque pour lui demander l’autorisation d’élever, sur les lieux de l’apparition, une petite chapelle dédiée à la Vierge. Les membres de la délégation sont aussitôt emprisonnés. La réaction espagnole et en particulier celle de l’Église ne se font pas attendre : il s’agit pour l’Église de préserver l’ordre colonial dont elle est partie prenante et le garant jusque dans les hameaux les plus reculés : les Indiens n’ont plus la pensée de leur activité sociale, ils travaillent désormais sous le joug de la civilisation occidentale et chrétienne, sous le joug de l’Empire chrétien d’Occident, point final. Le pouvoir de la pensée est confisqué par l’autorité coloniale qui, à travers le tribut et le travail forcé, maîtrise l’ensemble de l’activité sociale au Mexique. Les Indiens voient leur vie sociale réduite à la communauté villageoise dans les terres de mission et leur vie politique limitée à ce que l’on a appelé « la République des Indiens », espaces bien circonscrits et sous tutelle des autorités ecclésiastiques et laïques.
Juarros, dans la partie de son œuvre consacrée à los señores Obispos y Arzobispos que han gobernado esta diócesis (les seigneurs évêques et archevêques qui ont gouverné ce diocèse), trace, dans des paragraphes élogieux, la trajectoire toujours ascendante du seigneur docteur en théologie, Don Fray Bautista Alvarez de Toledo. Homme ambitieux et dynamique au talent indiscutable, il a parcouru tous les échelons à l’intérieur de son ordre religieux, il a enseigné la philosophie, il a obtenu le grade de docteur sans examen, il fut évêque du Chiapas et plus tard archevêque du Guatemala. Il a édifié des chapelles, agrandi des couvents, fondé des monastères, il a construit des maisons pour enfermer des femmes de mauvaise vie, édifié l’hôpital de Ciudad Real, il a doté plus de vingt petites filles afin qu’elles fussent religieuses, il fit une donation de 18 000 pesos pour le couvent de Santa Clara. « Il est parfaitement compréhensible qu’un homme avec de tels desseins au service de la société coloniale ait été en même temps un monstre d’avarice quand il tournait son énergie en direction des peuples indiens », remarque Severo Martínez Peláez [1], pour conclure qu’on ne peut percevoir en cela aucune contradiction, sinon une parfaite congruence à l’intérieur de la logique de la vie coloniale. Le maître, en l’occurrence l’Église, « supprime en pensée » le travail des Indiens, dans des projets à caractère chrétien : construction d’églises, de chapelles et de monastères à laquelle s’ajoutent des œuvres de charité. C’est ainsi que les tributs et obligations diverses dus par les Indiens se transforment en chapelles, monastères et hôpitaux. Cette idée de la richesse définit le monde féodal partagé entre l’activité guerrière et ostentatoire des nobles et l’activité spirituelle et tout aussi ostentatoire de l’Église, le guerrier investissant dans la guerre et l’apparat, le prêtre dans le faste et la charité.
En cherchant à reprendre contact avec le monde divin de la pensée, figuré ici par la Vierge qui vient à eux, les Indiens remettent en cause l’ordre colonial, qui veut qu’ils soient et restent soumis à l’autorité d’autrui. Ils cherchent ainsi à recouvrer la pensée d’une activité sociale qui leur soit propre, construire des pyramides à la place des églises par exemple. Se libérer de la tutelle de l’autre revient à se réapproprier cette relation à la pensée, agir en fonction de l’idée que nous nous faisons de la richesse (qui n’est pas nécessairement celle des maîtres), c’est aussi reprendre le sentier de la guerre, évidemment.
La réponse indienne est d’une logique imparable : en refusant de reconnaître le miracle, les Espagnols se mettent eux-mêmes hors jeu, hors de la communauté chrétienne, hors humanité et révèlent ainsi au grand jour leur duplicité. Le monde qui était à l’envers retrouve ses assises : les Indiens sont désormais et visiblement consacrés par l’universel (par l’esprit, par la pensée) et les Espagnols, qui n’ont pas voulu reconnaître la Vierge, sont disqualifiés, ils sont comme les Juifs qui n’ont pas voulu reconnaître le Christ. Les Espagnols se mettent en disgrâce de l’universel, en disgrâce de l’humanité. Les Espagnols tombent dans le piège, ils sont pris au piège de l’universel, qui veut que l’esprit, ici le christianisme, soit universel. Les Indiens ne remettent pas en cause la religion chrétienne, la forme qu’a pu prendre l’esprit avec la conquête ; ils font mieux, ils la prennent au mot de son universalité.
« Le nouveau monarque espagnol a été déclaré mort et trois Indiens ont été désignés comme rois de Cancuc, qui était désormais connu comme la Nouvelle-Espagne […] Les Espagnols passèrent pour être “Juifs” dans l’esprit des autochtones parce qu’ils avaient persécuté la Vierge, la mère de Jésus-Christ. En plus les Indiens croyaient que le chemin du ciel leur était interdit à eux, les Espagnols, qui étaient “juifs”. De cette façon, la Bible était réinterprétée en fonction de la situation ethnique locale avec les Indiens dans le rôle de défenseurs de Jésus-Christ et de la Vierge et les Espagnols dans celui des Juifs privés de salut. [2] »
La vraie Église n’est plus l’Église espagnole mais bien l’Église indienne. Les Indiens se réapproprient la relation au sacré, le rituel du sacrifice et les sacrements ; ils en ont même désormais le monopole. Le rituel lui-même n’est pas remis en cause, il reste, dans ses moindres détails, celui de l’Église catholique. Dans ce domaine, les Indiens vont se comporter d’une manière extrêmement orthodoxe. Les nouveaux prêtres indiens accomplissent les mêmes obligations que les prêtres espagnols destitués et le plus souvent massacrés : dire la messe, faire des sermons, administrer les sacrements. Cela leur fut d’autant plus facile que les nouveaux vicaires furent recrutés parmi ceux, qui, de par leur ancienne fonction auprès des prêtres espagnols, comme celle de sacristain (le père de María de la Candelaria était sacristain) ou d’aide laïc, de fiscal [3], ou encore de maître de chœur, connaissaient parfaitement l’ensemble de la liturgie catholique. Ils auront à cœur de la respecter scrupuleusement. À ce sujet, il n’est pas sans intérêt de rappeler ce qu’écrit Pedro Pitarch Ramón [4] concernant les pratiques des Tzeltal de Cancuc aujourd’hui.
Pedro Pitarch Ramón note une répétition mécanique, dépourvue de sens, du rituel chrétien, une exécution fidèle, dont la précision méticuleuse exclut toute possibilité d’improvisation : « Ce n’est pas, dit-il, qu’au rituel chrétien les indigènes adjugent une autre signification — comme le veulent certaines thèses qui parlent de syncrétisme ou de synthèse culturelle — c’est qu’ils n’adjugent rien du tout. » Cette dimension mimétique du rituel public catholique contraste avec les rituels d’offrande aux seigneurs des montagnes ou encore avec les rituels, plus privés, de guérison. Dans ce cas la finalité et la justification des manipulations rituelles s’expliquent sans difficulté, elles entrent dans un schéma de transactions et de contreprestations. « Il convient d’interpréter le conflit, généralement souterrain, entre les habitants de Cancuc et les frères comme une lutte non pour le sens du rituel mais pour le monopole de son exécution (pour le monopole des moyens d’imitation) ; de là quand les prêtres ont abandonné Cancuc, les fêtes ont continué à être célébrées de la même manière. »
Comment expliquer cet attachement ? Le rituel catholique marque un degré de plus dans la transcendance du divin si nous le comparons aux rituels des peuples mésoaméricains. Les frères missionnaires, franciscains ou dominicains, avaient bien insisté sur cet aspect. J’ajouterai que cette idée du divin était en quelque sorte doublement transcendante pour les Indiens car elle leur avait été imposée par l’autre, par l’étranger, elle leur était littéralement étrangère. Les Indiens n’étaient pas insensibles à cette transcendance, à cet éloignement du divin, ils se doutaient bien que la liturgie catholique avait pour fin d’accéder à cette transcendance et qu’ils devaient l’accomplir aveuglément, dans les moindres détails, coller fidèlement au scénario s’ils voulaient donner toute son effectivité au rituel ; cela, tout en restant dans l’ignorance du sens qui pouvait être donné aux actions concrètes du rite : « Même les spécialistes du rituel qui veillent à ce qu’il soit scrupuleusement respecté n’aventurent pas une explication. Le degré de l’exégèse frôle le zéro », précise notre auteur. Peu leur importait. Peu importe d’ailleurs. Le rituel n’agit pas dans la sphère de la conscience, de la pensée commune et courante, son domaine d’action est d’une tout autre envergure. Les correspondances, les relations, les communications qu’il établit dépassent largement la conscience somme toute étroite que nous avons de la réalité (de l’esprit ou de Dieu). Alors, chercher à donner une signification à tel ou tel geste, à telle ou telle étape du scénario, cela n’a vraiment pas d’importance.
Nous pourrions nous demander pour quelle obscure raison, ils gardent ce Dieu chrétien et le fourniment, les saints et toute la liturgie catholique qui va avec. En fait ils ne mettent pas en cause l’ordre social qui correspond à l’ordre des dieux, à la hiérarchie d’un dieu suprême avec sa cour ; ils se contentent d’inverser, cul par-dessus tête, dans un mouvement de bascule, l’ordre des choses, ce qui était en bas se trouve désormais en haut et inversement, mais l’organisation sociale elle-même ne change pas vraiment, les Indiens ont recouvré la pensée de leur activité sociale et les Espagnols en sont désormais privés. Mais la hiérarchie sociale elle-même, ou l’idée d’une hiérarchie, d’un rapport hiérarchique à l’intérieur de la société, n’est pas, semble-t-il, remise en cause. « Les dieux vivent où vivent les hommes, et les traités que les hommes ont avec les dieux ne sont rien d’autres que le reflet des traités qu’ils ont entre eux. » Rechercher la protection des dieux et de ses saints est lié à un type d’organisation de la société, qui veut que ceux qui sont voués au travail attendent protection de la part des puissants. Cette préoccupation touche les sociétés où un rapport de sujétion, en contrepartie de la promesse d’une assistance, s’est substitué à un rapport égalitaire entre les hommes. Les Indiens révoltés ne mettent pas en question un système proche du système féodal. Ils honorent Dieu et ses saints dans l’attente d’une contrepartie : la protection, l’aide ou l’appui des dieux et des puissants. La différence que nous pourrions noter entre la religion catholique, miroir du régime féodal européen, et la religion mésoaméricaine, miroir de l’organisation sociale mésoaméricaine, est légère mais non sans importance. Dans le premier cas, la soumission est sans contrepartie ou, si cette contrepartie existe (le seigneur devant protection à ses paysans), elle ne peut être exigée — la séparation est encore plus nette dans la colonie qu’en Europe avec une opposition sans appel entre l’autorité coloniale, religieuse ou laïque, et le monde indigène. Nous avons affaire à un rapport de sujétion. Dans le second cas, la contrepartie faisait partie de ce que nous pourrions appeler le pacte social implicite liant la population laborieuse, les macehualtin, à ceux d’en haut ; si elle n’est pas exigée, elle est du moins clairement attendue — et il semblerait que l’aristocratie ne dérogeât pas à ses devoirs. Nous avons plus affaire à une relation de subordination qu’à un rapport d’assujettissement.
Pendant que les Espagnols restent prudemment retranchés à l’intérieur de Ciudad Real en attendant des renforts qui doivent venir du Guatemala et de Tabasco, les rebelles ont le temps de s’organiser et d’ébaucher un nouvel ordre social dans la vaste région qu’ils contrôlent [5]. La formation d’un clergé indien sur le modèle du clergé espagnol va être l’élément moteur d’une organisation politique de la société calquée à son tour sur le modèle espagnol. Les acteurs changent de rôle au point, par exemple, où les femmes capturées, épouses des Espagnols, vont être traitées comme le maître espagnol traitait la femme indienne : elles vont devenir des concubines à qui l’on réservera les tâches les plus ingrates. Les premiers rôles changent, mais pas les institutions : « La rébellion est arrivée à ses fins durant un bref laps de temps pour créer un sacerdoce indien et un État autochtone qui furent structurés selon le modèle des institutions coloniales espagnoles. » (Bricker, 1989, p. 140.)
Il est intéressant de noter ce réflexe social qui subordonne l’organisation politique de la société à son organisation religieuse (et vice versa). Au monde catholique et à ses institutions correspond un type de société. En adoptant le modèle religieux des Espagnols, les Indiens ont été en quelque sorte contraints de continuer sur leur lancée et d’adopter le modèle politique qui va avec, et jusqu’à l’organisation sociale. Cela s’est fait d’autant plus facilement que tout ce qui existait avant la conquête, classe sacerdotale et aristocratie politique, avait disparu corps et biens.
« La distinction entre les cultes des saints (confrérie) et l’organisation de l’Église s’est maintenu à Cancuc. Le culte de la Vierge était rendu par des majordomes et les anciens aides du curé remplissaient la fonction de prêtres sous l’autorité d’un évêque. L’organisation politique des rebelles était étroitement comparable au système espagnol, avec les mêmes hommes agissant en même temps comme chefs militaires et comme chefs politiques, de la même manière que le président de l’Audiencia [6] du Guatemala (poste politique) était aussi capitaine général (une charge militaire) et que l’alcalde mayor [7] du Chiapas était aussi le lieutenant du capitaine général. L’organisation politique rebelle était formée par quatre niveaux : celui de la ville dirigée par un capitaine, deux juges et quatre régisseurs, celui de la province, conduit par l’alcalde mayor et plusieurs capitaines généraux avec Cancuc rebaptisé Ciudad Real comme capitale, celui de l’Audiencia, avec un président et sa capitale à Huituipán appelée Guatemala et enfin l’empire ayant à sa tête des rois. » (Bricker, 1989, p 139.)
Ce côté institutionnel correspond-il à un besoin profond, réel, de la société indienne ou à une nécessité du moment ? Cette application à reproduire un modèle donné ne dénote-t-elle pas une réelle difficulté à inventer, à créer, à produire ses propres institutions comme émanations de la société elle-même ? Cet aspect superficiel, comme plaqué sur la société, des institutions coloniales est lisible dans le besoin qu’ont éprouvé les Indiens de refondre la géographie locale afin de la rendre conforme à la géographie coloniale et à la division hiérarchique qu’elle impose à l’espace, de superposer la géographie coloniale sur la géographie locale. Notons tout de même quelques petits dérapages dans ce calque qui se voudrait parfait : Cancuc à la fois Ciudad Real et Nouvelle-Espagne, siège de la royauté, prend le devant de la scène au détriment de l’Audiencia du Guatemala. Les Indiens ont plus affaire à l’alcalde mayor et à l’évêque du Chiapas qu’au président de l’Audiencia. Mais il y a surtout une petite différence, et cet accroc qui me paraît assez révélateur, concernant la surenchère de certaines charges : deux juges au niveau de la « ville », trois capitaines généraux à Cancuc et, enfin, trois rois. L’énigme du chiffre trois pointe à nouveau le bout de son oreille : est-il ancré depuis la nuit des temps dans la tournure d’esprit des peuples mayas ? Doit-on le mettre en relation avec le « mystère » de la trinité de la religion chrétienne ? Ou bien est-ce la rencontre fortuite sur le sol du Chiapas entre deux tournures d’esprit où le chiffre trois joue un rôle aussi déterminant qu’énigmatique ?
Que cache cette surface lisse, cette copie trop conforme pour être honnête ? Il est clair que les Indiens ont rejeté le contrôle espagnol sur les affaires religieuses, non la religion catholique, ce qui mettra dans un certain embarras l’Église qui, une fois la rébellion vaincue militairement, cherchera à faire le procès de l’idolâtrie indienne. La liturgie catholique est observée avec rigueur, le credo respecté et pourtant… où est la faille ? Quand l’Église cherche à démontrer l’idolâtrie indienne, elle cherche à démontrer que l’esprit qui se trouve derrière les règles du culte n’est pas chrétien. Mais comment prouver que l’esprit n’est pas le bon quand l’observance des règles de la liturgie chrétienne est conforme ? Et d’autant plus conforme que le rituel est respecté, nous l’avons vu, à la lettre — selon la lettre et non selon l’esprit [8] ?
« Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage », c’est ce que fait l’Église, mais il n’en demeure pas moins que nous nous trouvons face à un problème qui a toujours hanté le pouvoir, celui de la pensée : le conformisme de la pensée est un critère de soumission à l’ordre social. Se rebeller contre la société, c’est aussi se rebeller contre l’esprit de cette société, un rebelle est nécessairement un « hérétique » dans l’ordre de la pensée. Les Indiens rebelles du Chiapas ne se voulaient pas « hérétiques » et pourtant ils l’étaient à leur corps défendant — ne serait-ce qu’aux yeux de l’Église. Ils n’ont pas cherché à critiquer le culte catholique ni même à l’interpréter selon une autre conception du monde, ils l’ont adopté tel quel pour l’ajouter comme un tout, comme un bloc de pratiques non questionnables et non questionnées, à leur manière d’être et de penser.
C’est cette manière d’être et d’appréhender la réalité qui va peu à peu sourdre des profondeurs de leur culture pour corrompre, altérer et finalement dénaturer ce que nous appelons la pensée chrétienne. En adoptant le culte catholique, en le reproduisant fidèlement, les Indiens le mettent en quelque sorte hors jeu, hors du jeu où s’affrontent deux conceptions du monde : celle de la civilisation chrétienne d’Occident et celle de la civilisation mésoaméricaine. Ces deux conceptions sont côte à côte mais elles ne se mélangent pas, elles cohabitent, chacune à sa place, elles ne fusionnent pas, elles n’entremêlent pas leurs eaux. La petite chapelle est séparée par une natte qui tient lieu de cloison, d’un côté, la Vierge-jaguar, la Vierge-foudre, la Vierge mésoaméricaine, de l’autre la Vierge catholique.
Pourtant il y aura bien un domaine où les révoltés devront improviser et où deux cosmovisions vont nécessairement entremêler leurs eaux, pour ainsi dire à leur insu, celui qui concerne l’ordination des prêtres et de l’évêque de Cancuc. Les Indiens n’ont jamais eu accès à ce genre de cérémonie et qui, parmi eux, pourrait bien être habilité à le faire ? Il ne s’agit plus de copier fidèlement ce qu’ils ont vu, mais d’inventer un rite, prendre, dans le domaine du sacré et de la pensée, une initiative qui leur est propre, sortir des chemins tout tracés du catholicisme. Quelles seront la part de la tradition préhispanique et celle de la tradition chrétienne ? Comme toujours dans le cas où le sacré est en jeu, un homme (ou une femme) providentiel va apparaître. Peu de jours après la bataille de Huixtán, arrive à Cancuc un Indien tzotzil originaire de Chenalhó. Il se fait appeler Sebastián Gómez de la Gloria et prétend être monté au ciel ; là, il se serait entretenu avec la Sainte Trinité, la Vierge et saint Pierre et il aurait reçu de saint Pierre le pouvoir de nommer les nouveaux vicaires et leurs évêques. C’est un homme qui se trouve rattaché aux événements miraculeux qui se sont produits récemment à Chenalhó, dont le saint patron est justement saint Pierre. De ce point de vue, nous restons dans la tradition chrétienne. Cependant, nous pouvons aussi nous demander si cette montée au ciel n’est pas un peu suspecte et s’il ne s’agit pas là d’un voyage de type chamanique [9] ou, du moins, qui en conserve certains traits. C’est une montée au ciel « chrétienne », certes, puisqu’il y rencontre toute la panoplie des figures religieuses du catholicisme, mais qui évoque assurément les capacités extatiques des chamans et de leurs rencontres avec les dieux. Aujourd’hui encore, bien des guérisseurs ou chamans indiens tirent souvent leur pouvoir de leur rencontre avec les personnages de la mythologie chrétienne (même si l’expression paraît peu orthodoxe) après un voyage initiatique au ciel comme en témoigne, par exemple, le curandero [10] mazatèque qu’a rencontré Fernando Benítez [11] :
« Au cours d’une grave maladie, don Abraham fut transporté au ciel où il a rendu visite à Jésus-Christ, celui-ci lui a montré les différents arts de la magie dont Il est l’ordonnateur, ces arts se trouvaient disposés sur des tables et surtout en dessous des tables. En bon chrétien, don Abraham a choisi la table de Jésus-Christ sur laquelle se trouvaient des livres et des vases de fleurs, “comme la table des gens de raison”, et en dessous, des sacs, quatre sacs contenant des œufs de poule, et deux, des œufs de dinde, du cacao, des cañutos [12] d’eau de vie, une plume de guacamaya [13], le tout enveloppé dans du papier d’amate [14] blanc. »
Avec Sebastián Gómez de la Gloria nous n’atteignons pas à ce parfait mélange des genres où le Paradis chrétien côtoie Tlalocan, le royaume de Tlaloc, l’inframonde des croyances préhispaniques, mais reste, tout de même, cette ascension au ciel et l’entretien avec les divinités dont Sebastián de la Gloria reçoit un pouvoir spirituel. Nous devons aussi préciser, autre petit détail fort intéressant, que Sebastián Gómez de la Gloria était arrivé à Cancuc emportant avec lui dans le plus pur style préhispanique un paquet (un bulto) contenant le dieu tutélaire, le calpulteotl [15] de Chenalhó, qui se trouve être saint Pierre, le saint patron de la ville. Sebastián Gómez de la Gloria se présente comme le gardien, l’interprète, le porteur ou teomamaque [16] du dieu tutélaire. Le porteur du Dieu ou teomamaque n’est pas un simple porteur, il est aussi le nahual du dieu qu’il porte. Sebastián Gómez de la Gloria est un peu saint Pierre, avec lequel il entretient un rapport privilégié. Il est le « fils » de saint Pierre, comme les vicaires ordonnés par ses soins seront les « fils » des saints patrons de leur village, ce qui pourrait se traduire en référence à la tradition mésoaméricaine qu’ils sont les porteurs ou les « nahual » des dieux tutélaires du village ou calpulli, le calpulli étant le hameau ou le quartier dans la tradition mésoaméricaine.
Pendant la cérémonie de l’ordination, le candidat reste agenouillé avec une bougie à la main pendant vingt-huit heures en récitant le rosaire, ensuite Sebastián Gómez de la Gloria, devant les gens réunis, l’asperge d’eau bénite en récitant avec lui une prière. D’autres versions précisent que la cérémonie a lieu dans la petite chapelle face à la tenture derrière laquelle est cachée la Vierge. Sebastián Gómez de la Gloria prend une des quatre chandelles qui se trouvent sur l’autel et l’élève au-dessus de la tête du récipiendaire, puis, après l’avoir maintenu prostré et l’avoir aspergé d’eau bénite, il lui présente à baiser le ballot qu’il avait apporté, formé par une grosseur recouverte d’un tissu de satin qu’il dit être saint Pierre ; et ainsi se termine la cérémonie de la consécration. Ce rite cherche, évidemment, à ressembler à ce que pourrait être un rituel catholique d’ordination, mais avec quelques éléments qui viennent perturber cette bonne volonté : la durée, tenir vingt-huit heures à genoux avec une bougie à la main, cela s’apparente plus à une épreuve initiatique qu’à une ordination ; ensuite, il y a la présence de ce ballot mystérieux censé être saint Pierre et dont on peut se demander s’il ne contient pas un réceptacle de l’essence de la divinité, statuette ou autre chose, dans le sens, faut-il préciser, où cette « chose » ne représenterait pas la divinité mais la contiendrait, l’actualiserait, ce qui fait dire à Sebastián Gómez de la Gloria que cette « chose » cachée est saint Pierre, la co-essence [17] du saint.
Nous venons, avec ce rituel d’ordination inventé par Sebastián Gómez de la Gloria, d’entrebâiller la porte qui communique avec la cosmovision antique des peuples mésoaméricains ; elle apporte sur le monde et sur l’être une perspective différente de la nôtre. Nous nous sommes interrogés sur ce que pouvait bien représenter cette « chose » emmaillotée censée être ici l’effigie de saint Pierre. Cette question, nous nous l’étions posée au sujet de la Vierge de Santa Marta, transportée, emmaillotée d’un linge, dans la chapelle qui lui était consacrée. Nous la retrouvons avec la Vierge de Cancuc. Dans le chapitre qui suit, il nous suffira d’entrouvrir un peu plus largement cette porte pour voir affleurer, sous les conventions du présent colonial, l’esprit ancien.