Troisième partie : La rebelleLa Vierge de Cancuc
Los indígenas se sublevaron por culpa de algunos chilames a quienes consideran dioses. Uno de ellos pasaba por ser el hijo de Dios, mientras que otros declaraban que Dios los había enviado.
(Montejo, le conquistador chargé de conquérir la péninsule du Yucatán)« Les indigènes se sont soulevés par la faute de quelques chilames (prêtres) qu’ils considèrent comme des dieux. L’un d’eux passait pour être le fils de Dieu, pendant que d’autres déclaraient que Dieu les avait envoyés. »
La liturgie du sacrifice
La conquête du Mexique a consisté à mettre fin à une organisation sociale complexe en étroite relation avec un système de pensée tout aussi complexe pour lui substituer l’ordre du vainqueur, lui-même intimement lié à tout un système de pensée, le christianisme. Hernán Cortés s’est avéré un diplomate redoutable, sachant conclure des alliances circonstancielles tout en poursuivant une fin terrible : la soumission absolue ou l’anéantissement. Les conquistadores étaient des prédateurs, le bras armé et impitoyable de l’Empire chrétien d’Occident. Quand il ne leur était pas possible de soumettre entièrement les peuples, ce qui a pu se passer avec les tribus nomades du Nord ou les tribus caraïbes du Sud, les conquérants ne voyaient pas d’autres alternatives que l’élimination physique pure et simple ; c’est ce qu’écrivait un conquistador [1] de la côte caraïbe qui, jugeant les peuples de cette région trop « sauvages » et indisciplinés pour se plier au travail, prit la décision de les tuer tous. Partout ailleurs, le macehual ou paysan indigène fut réduit à travailler pour le vainqueur après avoir travaillé pour l’aristocratie aztèque ou maya. Dans ce passage d’une domination à l’autre, la condition du macehual a pourtant changé de façon draconienne, la civilisation chrétienne étant par « nature » et par conviction fondamentalement esclavagiste.
Au Mexique comme dans l’Amérique andine, les Espagnols se sont trouvés face à des civilisations où il existait une séparation entre ceux qui possédaient le pouvoir et, avec le pouvoir, la pensée de toute l’activité sociale, et le reste de la société constitué par le menu peuple, paysans et artisans. La séparation pouvait être plus ou moins poreuse entre ceux qui avaient un prestige leur conférant autorité et ceux qui en étaient dépourvus. C’est par ses exploits sur le champ de bataille, illustrés par le nombre de ses captifs, que le guerrier mexicatl acquérait prestige et déférence. Le fils du paysan pouvait bien entrer dans les écoles militaires et acquérir la notoriété qui faisait défaut à son père, mais la société avait perdu peu à peu de sa souplesse pour finir par se scléroser et se figer sur les acquis, aussi bien sur le plan institutionnel que sur le plan religieux. À la longue s’était constituée une classe de dignitaires qui avaient tous les moyens de se perpétuer du fait de leur position sociale. C’est à eux que revenaient les fonctions prestigieuses. Le rôle de ces dignitaires consistait à maintenir la parfaite conformité de la société avec elle-même c’est-à-dire avec les forces spirituelles qui la portaient et la maintenaient en vie. C’est cette sphère du pouvoir, représentée par la classe des dignitaires, formant l’aristocratie des prêtres et des guerriers, que les nouveaux venus vont tout naturellement pénétrer et occuper, créant ainsi dans la société indigène un bouleversement dont on mesure mal l’ampleur. Si une complicité a pu exister au tout début entre le vainqueur et l’aristocratie indienne scellée par des mariages entre filles de la haute noblesse mexicatl et Espagnols, toute entente est vite apparue impossible sur le plan religieux. Le colloque entre les douze missionnaires franciscains et les prêtres aztèques tel que le rapporte Sahagún est un pur dialogue de sourds, qui tourne d’ailleurs très vite à l’endoctrinement (cf. Sahagún, Le Colloque des douze). Les prêtres aztèques devaient disparaître pour laisser la place aux missionnaires chrétiens.
Il s’avère important d’appréhender au mieux les conséquences de cette irruption de parfaits étrangers dans le champ de la médiation si nous voulons entendre un tant soit peu le sens, les motivations profondes et les efforts de réappropriation et de réinterprétation des figures chrétiennes qui ont accompagné les soulèvements indigènes tout au long de l’histoire coloniale. Si le divorce a pu être en partie atténué par la collaboration de l’aristocratie indienne, le seigneur indigène (le « cacique ») faisant tampon entre le peuple qu’il continuait à régenter et les Espagnols, ce ne fut pas le cas au sujet de la religion proprement dite. Dans ce domaine, le divorce fut brutal. Le rituel ancien devait complètement disparaître au profit de la liturgie catholique. Les Espagnols ont immédiatement confisqué la relation que la société mésoaméricaine avait établie avec ses dieux pour imposer un culte totalement étranger, en relation avec une tout autre réalité, un tout autre monde : le monde occidental et chrétien. Imaginons une société en relation avec elle-même au moyen d’un rituel qui n’est pas le sien et rendu par des prêtres étrangers ! La liturgie chrétienne était en porte-à-faux par rapport à la réalité sociale que connaissait le monde indigène. Aujourd’hui, si elle ne l’est plus dans le Mexique occidentalisé, elle l’est toujours, en grande partie du moins, dans le Mexique indien. Dans de telles conditions, les habitants ne pouvaient qu’interpréter le rituel chrétien en fonction de leurs propres critères.
Le dénominateur commun à toutes les religions reste l’idée du sacrifice. Sacrifier, c’est donner un sens à la mort : faire de la mort un don, cela peut être un don en retour, le don de la vie en retour dans une universalité des échanges de vies de tous avec tous, c’est le cerf mythique qui se fait peyotl pour que le chasseur wixárika puisse le tuer, le manger et accéder ainsi à la connaissance ; mais ce sacrifice du cerf appelle impérativement un retour de la part du chasseur selon la règle de la réciprocité. L’idée du don dans sa dimension universelle est l’idée première, primitive ; nous pouvons toujours chercher à retarder le plus possible l’échéance du retour, cette exigence universelle du retour, mais c’est là l’idée sensible de la femme et de l’homme libres : la nécessité d’un retour s’imposant à la conscience de l’homme. Cette idée sensible de la femme et de l’homme primitifs est amenée à s’éloigner de la conscience de chacun en fonction du devenir de la société, si bien que cette idée sensible de la mort perçue comme un don en retour dans une réciprocité des échanges de vies devient un don fait aux dieux, pour aboutir avec le christianisme à l’idée du renoncement et de la servitude volontaire : le sacrifice de soi. Cet éloignement et ce dévoiement progressif de l’idée première et sensible propre à la pensée mythique définit la pensée religieuse.
Les prêtres aztèques étaient chargés des sacrifices, des fêtes et de l’ensemble des rituels, ordonnant ainsi le temps humain en fonction du calendrier sacré et cosmique. Les Mexica avaient une conscience aiguë de la fin inexorable de l’univers et de l’épuisement des forces vitales qui le portent. Face à cette menace d’entropie, la fonction des prêtres consistait à veiller au maintien de cet univers ordonné ou cosmos et au renouvellement rituel des forces vitales et de l’énergie cosmique. Pour une civilisation comme celle des Mexica qui repose essentiellement sur l’activité guerrière, qui n’existe et ne se maintient que par elle, c’est par le sang des captifs sacrifiés sur l’autel consacré à Huitzilopochtli, le dieu tutélaire et guerrier, qu’elle peut chercher à retarder sa fin annoncée. C’est à cette jonction de la société avec sa pensée que se trouvent les dignitaires et c’est parmi eux que se recrute la classe sacerdotale, dont le rôle est de rappeler et de renouveler dramatiquement (en pensée, donc) la relation qui existe entre la société et les forces spirituelles qui la portent.
Les vainqueurs remplacent une mise en scène, la liturgie du sacrifice selon les Aztèques, par une autre mise en scène, la liturgie du sacrifice selon les chrétiens. Dans le premier cas, ce sont les captifs qui sont sacrifiés pour sauver l’univers, sacrifice qui perpétue le sacrifice originel : celui des dieux qui se sont sacrifiés pour mettre en mouvement le cosmos. Dans le second cas, on rappelle symboliquement le sacrifice salvateur du Christ. Dans un cas comme dans l’autre ce sont des dieux qui sont sacrifiés. Du côté aztèque, on sacrifie des dieux ou des déesses : les jeunes femmes de noble lignage immolées annuellement non seulement représentaient les déesses Toci ou Xilonen, mais elles étaient tenues comme telles ; les captifs de guerre promis au sacrifice étaient considérés comme les fils du soleil et devaient être accueillis avec grand respect. Du côté chrétien c’est un dieu (le fils de Dieu) qui se sacrifie pour racheter l’humanité et créer une nouvelle humanité.
Ces deux formes de sacrifice sont trop proches l’une de l’autre pour ne pas risquer d’être confondues. Dès le départ les prêtres catholiques ont perçu le danger de confondre la liturgie du sacrifice selon les chrétiens et la liturgie du sacrifice selon les Aztèques. L’image du Christ sur la croix évoquait trop l’idée du sacrifice sanglant des captifs suppliciés et une telle représentation pouvait être mal interprétée (ou trop bien interprétée !) par les nouveaux convertis, aussi les premiers évangélistes ont-ils évité de représenter le Christ ainsi. Les prêtres chrétiens vont tenter de circonvenir toute confusion en insistant sur le caractère symbolique du sacrifice chez les chrétiens.
Pourtant entre la dramaturgie de la mise en croix et l’holocauste des prisonniers en haut des pyramides, l’idée du sacrifice, ou d’un sacrifice, demeure. La liturgie, qu’elle soit catholique ou aztèque, a pour fonction de rendre présente cette idée, par le biais d’un rituel qui rappelle et renouvelle dramatiquement le sacrifice originel, celui des dieux ou celui d’un dieu, sur lequel repose la société. Ce rituel jette les uns comme les autres, chrétiens comme Aztèques, dans une autre dimension du temps, celle du temps sacré des dieux quand l’origine du monde (d’un monde, d’une société ou d’une civilisation) reste le présent du monde. Le sacrifice des dieux ou d’un dieu est vécu comme l’acte fondateur d’une civilisation, quand l’homme se nourrit encore de la chair et du sang des dieux sacrifiés. Le chroniqueur Diego Durán ne décrit-il pas un pain de maïs pétri avec du miel, le tzoalli, « la chair et les os du dieu » qui servait à l’époque préhispanique à confectionner des images que les Indiens mangeaient au cours d’un repas appelé niteocua, « je mange dieu » [2] ?
Si nous nous penchons sur cette histoire de sacrifice pour tenter de discerner la différence de conception entre la civilisation chrétienne et la civilisation mésoaméricaine, nous nous rendons vite compte que le sacrifice de l’Un, dans la religion chrétienne, est le sacrifice de tous. L’eucharistie, ce cannibalisme symbolique, renouvelle et réactualise, pour chaque fidèle, le sacrifice originel. Pour le monde mésoaméricain, le sacrifice se présente sous un autre aspect : on supplicie quelques êtres humains devenus des dieux (parfois même beaucoup) pour le bien de tous, pour la bonne marche de la société dans son ensemble. On en mange certains aussi. La société mésoaméricaine pouvait être prête à sacrifier quelques-uns des siens pour la bonne marche de l’univers, elle n’était pas prête à se sacrifier comme un seul homme pour la bonne marche de l’Empire chrétien, c’est pourtant ce que les Espagnols attendaient d’elle. C’est toujours d’ailleurs ce que l’Empire chrétien attend des peuples autochtones.
Il est d’une importance capitale pour les Espagnols de garder le monopole du culte afin d’exercer une domination spirituelle sans faille. Encore maintenant, l’Église catholique n’est pas disposée à abandonner cette prérogative. Les peuples indigènes restent ainsi totalement assujettis à une réalité qui leur est étrangère, en l’occurrence à la société chrétienne occidentale à laquelle ils doivent rendre éternellement grâce par le biais du culte rendu à son dieu.
La civilisation mésoaméricaine a perdu, sur le plan spirituel, la représentation de ses dieux et le rituel du sacrifice. Ces deux composantes de la vie religieuse ont été remplacées par les images et les rites catholiques. Les prêtres espagnols exerçaient un contrôle permanent et veillaient à la stricte observance du culte et des dogmes. Nous avons vu comment les Indiens ont pu contourner cette vigilance inquiète des moines grâce à leur agilité conceptuelle, leur permettant de sauvegarder leurs dieux sous l’apparence des images et des représentations chrétiennes. L’habit ne fait pas le moine, dit-on. Mais cette substitution de sens ou de contenus restait secrète, discrète, réduite à l’intimité de l’être, même si elle pouvait être partagée par un grand nombre de pèlerins et de pratiquants — comme pouvait le constater, dépité, Sahagún lors des fêtes de Toci ou de Tonantzin rendues à sainte Anne ou à la Vierge Marie.
Ils ont pu conserver leurs dieux mais ils avaient perdu le rituel, la relation publique aux dieux. Ils devaient reprendre possession de cette relation. Les prêtres indiens ne pouvaient plus officier au grand jour ; si les rites anciens se poursuivaient, c’était en se dissimulant, en usant de stratagèmes. Les curés veillaient et dénonçaient en accusant de nagualisme, autant dire de sorcellerie, les pratiques qu’ils jugeaient suspectes. La relation à la pensée, qu’actualise le rituel, avait vu son aspect public se réduire comme peau de chagrin, pour se perpétuer dans une sorte de semi-clandestinité. Pourtant c’est bien son caractère public, s’adressant à l’ensemble de la société, qui confère au culte sa véritable dimension. Le prêtre espagnol s’était emparé de la publicité du culte pour apparaître comme l’intercesseur obligé entre le peuple et le divin. Les peuples insurgés vont chercher à s’emparer du rituel, qui renouvelle l’acte créateur d’une civilisation, pour leur propre compte et puiser à nouveau leur souveraineté à cette source commune et sans cesse rappelée qu’est l’irruption de la mort sacrificielle dans la conscience des hommes.
Au cours des insurrections contre le pouvoir espagnol, les peuples indiens vont en premier lieu chercher à se réapproprier cette relation au sacré, autant dire à la pensée ! Nous pouvons même avancer que les timides tentatives de réappropriation du sacré telles qu’elles pouvaient parfois se manifester au sein de la population indigène se présentaient alors comme le signe avant-coureur d’un soulèvement imminent. Les peuples indiens n’avaient plus à leur disposition que les images chrétiennes, qu’ils avaient bien dû adopter, et le culte catholique, qui était le seul culte autorisé. Chercher à se réapproprier le sacré revenait non seulement à se réapproprier les « dieux chrétiens » mais, plus fondamentalement, la relation aux « dieux chrétiens » ; cela signifiait ne plus passer par la médiation des Espagnols pour entrer en contact avec le divin. Les « dieux chrétiens espagnols » devenaient alors des « dieux chrétiens autochtones », qui se trouvaient ainsi nettoyés, lavés, de cette pensée étrangère, la pensée espagnole (et nous pourrions ajouter si nous aimons les paradoxes, « la pensée chrétienne »), qui les travestissait aux yeux des Indiens bien plus sûrement que leur apparence.
Les Indiens se sont servis des représentations chrétiennes pour se libérer du joug chrétien. Joli retournement de situation ! Victoria Reifler Bricker [3] a pu ainsi écrire, au sujet des rébellions des Indiens mayas qui ont suivi la conquête de la péninsule du Yucatán et du Guatemala, que « les mouvements religieux de “revitalisation” qui ont eu lieu à partir de 1582 ne s’opposent plus au catholicisme en soi sinon au monopole espagnol de la hiérarchie ecclésiastique ». Elle avait précisé dans l’introduction de son ouvrage The Indian Christ, the Indian King ce qu’elle entendait par « revitalisation » : « Les rébellions indigènes du Chiapas, Guatemala et de la péninsule du Yucatán constituent des exemples de ce qu’Anthony Walla a appelé “mouvements de revitalisation” c’est-à-dire des efforts délibérés, organisés et conscients de la part des membres d’une société pour construire une culture plus satisfaisante. Les efforts mayas pour revitaliser leur culture ont pu prendre la forme d’un essai pour réinterpréter (c’est-à-dire revitaliser) les symboles du monde catholique qui leur furent imposés par les conquistadores espagnols avec pour fin de les transformer en quelque chose plus en accord avec l’expérience indigène. »
Avec l’arrivée conquérante des Espagnols, les peuples se voient dépossédés de la pensée de leur activité sociale : désormais l’ensemble de l’activité sociale est assujetti aux souhaits, aux désirs, aux volontés des maîtres espagnols. Toute l’activité sociale est assujettie aux projets, aux initiatives prises par les conquérants, elle est assujettie à la pensée des vainqueurs. Ce que l’on désigne à la suite d’Anthony Walla comme « mouvements de revitalisation » sont en fait des mouvements ou des tentatives pour se réapproprier la pensée de sa propre activité sociale. J’aurai l’occasion dans les pages qui suivent de préciser ces premiers éléments, ou comment, dans cette confrontation entre deux mondes, une pensée retrouve son dynamisme et sa cohérence interne en pervertissant dans un premier temps les représentations imposées par le vainqueur. C’est de l’intérieur que les peuples révoltés, dans leur quête pour recouvrer une souveraineté perdue, vont profondément altérer la cosmovision chrétienne. Ils vont pervertir la cosmovision chrétienne en s’appuyant sur les fondamentaux auxquels adhère la pensée religieuse — la pensée religieuse indienne comme la pensée religieuse chrétienne — tout en leur donnant un sens et une fonction différents. Ces fondamentaux, comme le rituel du sacrifice, invitent aux contresens, ils les convoquent et les provoquent. Plus qu’une différence d’interprétation, il s’agit bien là d’une différence de conception : comment les religions conçoivent le sacrifice, comment elles conçoivent la prophétie, comment elles conçoivent la présence du divin. L’Église s’est heurtée dès le départ à ce problème : par quels moyens éviter les contresens toujours possibles, comment faire entendre le dogme et comment être certain qu’il s’agit bien d’une authentique conversion ? En fait il s’agit d’entendre par conversion le passage d’une cosmovision, d’une représentation du monde, à une autre cosmovision, à une autre représentation du monde. Le secret des âmes a toujours hanté l’Église catholique. L’Inquisition avait pour fonction de percer les secrets de l’âme enfouis dans la chair, d’arracher une confession véritable dans le but d’une adhésion à un monde, en l’occurrence, au monde chrétien, sans errements ni tergiversations.
Nous avons eu l’occasion de toucher un mot des apparitions et de la présence du divin, nous venons d’aborder la question centrale du sacrifice et de son renouvellement rituel par celui qui a pour mission de rappeler à la société l’assise sacrificielle sur laquelle elle s’est érigée. Nous allons, dans le chapitre qui suit, parler de la pensée prophétique. Au point de départ des révoltes indiennes contre le pouvoir colonial, nous trouvons à l’œuvre la pensée prophétique, c’est elle qui, dans une certaine mesure, permet de garder le contact, d’établir une continuité entre un passé disparu et un futur annoncé, le présent n’étant alors qu’un moment s’inscrivant dans cette continuité de la pensée.
Nous avons pu remarquer dans la première partie que la pensée indienne comme la pensée chrétienne sont toutes deux des pensées prophétiques : pour elles, le futur est prévisible, il a été annoncé dans le passé par ceux, les prophètes, qui savent le déchiffrer. Pourtant nous avons affaire à deux pensées prophétiques radicalement différentes. Pour la pensée mésoaméricaine, l’histoire revient de manière cyclique, nous avons affaire à des retours périodiques plus ou moins longs de séquences historiques caractéristiques ; pour la pensée chrétienne, les cycles s’étendent sur des périodes beaucoup plus longues et il ne s’agit pas de retour, mais de révolution, de passage dans un autre état de la société. Jean Rose dans son introduction à l’Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne [4] parle à ce sujet de « noyau dur » de la pensée, « ce à partir de quoi se déploient croyances conduites et institutions. La source et le nœud. Le centre immédiat de toute culture et de toute civilisation. Le gîte de la différence ».
Pour le monde mésoaméricain, le temps est perçu comme la répétition du même, une totalité qui perpétue et rappelle ses moments, le futur étant déjà accompli dans le passé. Le temps des hommes, et peut-être aussi le temps des dieux, n’est qu’un accident du temps réel qui, lui, se présente comme un bloc où se fondent les oppositions entre ce qui fut et ce qui advient ; ce temps réel est un temps éternellement présent, un temps immobile. Cette conception explique l’importance de la date de naissance qui est comme un signet dans le retour du même ; la naissance, cette irruption du temps humain dans le temps universel, marque le point à partir duquel le futur de l’individu va se lire comme la répétition d’un passé qui lui correspond symétriquement dans les cycles du temps. Le temps est à l’image du cosmos qui reste inchangé par le retour cyclique des planètes. Les hommes-dieux, les chilames, les visionnaires, comme les astrologues du haut de leurs observatoires, ont accès à cette vision globale du temps où se trouvent résolues les fausses oppositions entre passé, présent et futur, à cette image du temps, qui est comme un miroir dans lequel ce qui devient se lit dans ce qui fut. Cette conception n’est pas très éloignée de celle de nos astrophysiciens, quand l’espace devient une « figure » du temps et, inversement, le temps, une figure du cosmos.