la voie du jaguar

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Vierge indienne et Christ noir (XXVIII)

Hommage à la Malinche

vendredi 1er décembre 2017, par Georges Lapierre

L’essai de Georges Lapierre Vierge indienne et Christ noir,
une « petite archéologie de la pensée mexicaine »,
paraît en feuilleton, deux fois par mois,
sur « la voie du jaguar ».
Conclusion

« Les grandes entités terriennes de la mythologie sont immédiatement en relation avec le monde du chant par leurs noms : toutes sont “oreilles” (naka) parce que la terre, première pourvoyeuse de nourriture, “écoute” les demandes, les plaintes et les prières des hommes, qu’ils expriment bien sûr par les sacrifices et les offrandes mais aussi par leur propre corps, le chant et le pas martelé des danseurs. Nakawe, “oreille dressée” est la première des entités terriennes, “la plus vieille femme du monde”. La “grand-mère” n’a pas été engendrée. Elle est en effet le principe même de la vie en tant que croissance, sur terre comme dans tout l’univers… Nakawe a un compagnon, il est nommé Naürü et est la destruction pure. »
(Denis Lemaistre)

Vers 1640, 1641, l’évêque de Puebla, Juan de Palafox, relance le culte de la Vierge d’Ocotlán. Ocotlán est une colline qui domine la ville de Tlaxcala. Juan de Palafox est un évêque influent, il va même être nommé vice-roi par intérim en 1642, puis il sera archevêque de Mexico. Un chapelain est nommé et un véritable sanctuaire est désormais consacré à l’image de la Vierge. En relançant le culte de la Vierge, Juan de Palafox initie une politique religieuse offensive. Cette politique a un double objectif : le premier vise à réduire l’influence des ordres monastiques et en particulier des franciscains, qui, depuis leur couvent de Huamantla, entre Puebla et Tlaxcala, contrôlent un vaste territoire et continuent à faire ombrage à l’Église séculière. Cet objectif n’est pas sans rappeler le combat mené par Montúfar en 1556 : lui aussi s’était appuyé sur le culte populaire de l’image de la Vierge dans l’ermitage de Tepeyac pour tenter de limiter le poids des ordres mendiants. L’autre objectif est d’étendre l’influence de l’Église en direction des classes populaires en faisant quelques concessions sur la façon dont les gens appréhendent le religieux : culte de l’image, attente de miracles, attente d’une protection et d’une aide contre les malheurs du temps, d’une guérison… C’est aussi à cette époque que l’Église, ainsi que le signale Serge Gruzinski, lance sur les chemins des religieux thaumaturges dont elle fait, après leur mort, des « vénérables ». La relance du culte de la Vierge du Tepeyac près de la capitale comme celle de la Vierge d’Ocotlán près de Tlaxcala entrent dans le cadre, semble-t-il, d’une politique générale menée par l’Église [1].

Au milieu du XVIIe siècle, donc, sous l’impulsion de l’Église, la Vierge de Guadalupe comme celle d’Ocotlán retrouvent des couleurs. Elles auront aussi connu, ces deux sœurs, toutes proportions gardées, une histoire similaire. Cette similitude de « destins partagés » est fort intéressante, elle montre combien la pensée religieuse, créatrice de légendes et de mythes, obéit à certaines conventions du genre en fonction d’une situation historique et sociale commune, ce qui donne, d’un lieu à l’autre ou d’une circonstance à l’autre, une étrange impression de copie ou de calque. Nous avions déjà noté ces ressemblances au sujet de l’apparition miraculeuse du Christ à Chalma. La tradition nous dit que la Dame d’Ocotlán serait apparue en 1541 à un Indien nommé Juan Bernardino à l’endroit où s’élevait un sanctuaire dédié à la déesse Xochiquetzal. Pour les Indiens, la Vierge d’Ocotlán est connue sous le nom de Soapile, nom qui viendrait du nahuatl cihuapilli, qui veut dire dame ou Notre Dame, comme Tonantzin, Notre Mère. Un nom, somme toute bien innocent, Soapile ou Tonantzin, Notre Dame ou Notre Mère, permet cependant de véhiculer une pensée qui l’est moins, une pensée qui était encore suspecte du temps de Sahagún et qui laisse tout le monde indifférent, quand elle n’est pas encouragée, un siècle plus tard [2].

Qui est donc Xochiquetzal, cette déesse des fleurs (xochitl, fleur, quetzal, oiseau aux plumes vertes) ? Dans la région de Tlaxcala, autour du volcan, la Malinche, qui domine le plateau du haut de ses 4 460 mètres, vivent les Nahua et les Otomi. Les Otomi, ou Ñhañhu, nous les avons déjà rencontrés à Atlapulco quand nous avons parlé du Christ de Chalma. Leur cosmogonie est un peu différente de celle des Nahua. Le couple primordial est formé par Mixcóatl (le serpent de nuage) et par Chimalma. Le peuple otomi naquit quand Mixcóatl eut frappé le rocher qui l’enfermait de son bâton. Quel est donc ce rocher, gros du peuple otomi ? Ne serait-ce pas la Malinche, ce volcan qui domine le plateau et dont jaillit l’eau tant indispensable à toute vie ? Matlalcueyetl, la déesse à la robe vert bleu ? Encore aujourd’hui, les habitants semblent hésiter, qui disent que Malinche, ou Malintse, signifie « celle à la jupe bleue ». Remarquons aussi pendant que nous y sommes que Chimalma pourrait se dire en verlan Malinche. Nous sommes maintenant habitués à ces emboîtements de sens et rappelons encore que Xochiquetzal, qui pourrait être la jeune et séduisante terre à la robe fleurie, passait dans la région de Tlaxcala pour être la « mère des dieux », Teteo Inann, la « Vieille Mère ».

Cette « Vieille Mère » n’est pas sans faire penser à la mère primordiale à celle qui existait avant toute création et à laquelle le peuple huichol, ou wixárika, rend toujours un culte sous le nom de Nakawe. C’est elle qui, avec son bâton, aurait soulevé le ciel et éloigné le soleil. Derrière la mère, il y a toujours une grand-mère et le monde des humains ne débute pas avec la mère mais avec la grand-mère, c’est elle qui est au commencement de toute chose. La cosmogonie mésoaméricaine nous fait entendre cette vérité. La Vierge de Guadalupe comme celle d’Ocotlán ne renvoient pas à Dieu le fils ou à Dieu le père, mais à l’aïeule et même pour nous, les femmes et les hommes d’aujourd’hui, à notre bisaïeule. La Vierge du Tepeyac ne cache pas seulement Coatlicue ou Tonantzin, derrière ces figures de la mère, se trouve Toci, l’aïeule ; rappelons-nous qu’au sommet de la colline du Tepeyac existait un sanctuaire qui lui était dédié (et qui dominait celui consacré à Tonantzin, la Vierge de Guadalupe). Derrière la figure de la Vierge d’Ocotlán, nous retrouvons Xochiquetzal (la sœur de Quetzalcóatl) et ensuite sa mère, Chimalma, la « mère des dieux », la Vieille Mère, l’Aïeule — comme derrière la Vierge de Guadalupe nous retrouvons l’Aïeule, Toci.

Nous touchons ici à la fracture qui sépare la cosmogonie chrétienne de la cosmogonie mésoaméricaine. La religion chrétienne, cette religion de Dieu le père, veut bien intégrer, du bout des lèvres et sous la pression des croyances populaires, la figure féminine de la mère ; mais pour celle de la grand-mère, celle qui se trouvait là avant toute chose, la mère primordiale, c’est une autre histoire ! La mère ou même le couple primordial, le père et la mère des dieux et des humains, Ometecuhtli et Omecihuatl, à l’origine du monde, Huehueteotl, le dieu vieillard, Xiuhtecutli, le seigneur feu, el Abuelo Fuego, le Grand-Père feu, le Premier Chaman uni à l’eau, la Première Femme, le Vieux et la Vieille, voilà bien une idée inconcevable pour un chrétien bon teint ! Les deux ancêtres, le couple ancestral à l’origine de la création, la vie et la mort, le cosmos et le chaos, la construction et la destruction, Nakawe et Naürü, l’eau et le feu.

En 1665, au moment de cette offensive de l’Église séculière en direction des croyances populaires, est apparu dans la région de Huamantla un « homme-dieu », qui, à travers le culte rendu à la Malinche, la Sierra de Tlaxcala, tentait de sauver l’essentiel de la cosmogonie otomie : « J’adore la Sierra de Tlaxcala sous le vocable de la Très Sainte Vierge. Je la vénère avec les autres sous le nom de Soapile depuis quarante ans. [3] » Il s’appelait Juan Coatl, mais il était connu sous le nom de Mixcóatl et nous pouvons en déduire qu’il se considérait comme le nahual ou la réplique du dieu. Il habitait au pied du volcan, à San Juan Ixtenco, ville où existe encore une forte communauté otomie et pas très éloignée de Cuapiaxtla et de Huamantla. Il était considéré par les habitants comme un guide spirituel, qui protégeait les récoltes, apportait la pluie, les guérissait quand ils étaient malades, donnait un nom aux enfants en fonction du calendrier sacré. Avec lui, ils montaient régulièrement en processions rendre un culte à la Très Sainte Vierge, dont l’image se trouvait dans une grotte de la Malinche : la peinture représentait la Vierge indienne au pied de laquelle se trouvaient deux jeunes femmes lui rendant hommage, deux autres tableaux accompagnaient cette toile : l’un représentait un énorme serpent enroulé, l’autre un homme avec un bâton (Mixcóatl ?). Cette Vierge de la Malinche était la vraie Vierge, disait-il, celle que le peuple otomi devait vénérer, non la Vierge désormais trop chrétienne d’Ocotlán, qui était en train d’usurper sa place dans le cœur des gens. Arrêté par les autorités ecclésiastiques et contraint de révéler l’endroit où se trouvait la grotte, Juan Coatl s’est suicidé en prison.

La cosmogonie mésoaméricaine, malgré son caractère guerrier apporté par l’ascendance nahuatl sur les peuples autochtones, repose sur une réalité sociale qu’elle ne peut ignorer : celle d’un monde paysan attaché à la terre, aux cycles agricoles, aux saisons, soucieux de la pluie et de la sécheresse, fasciné par la vie végétale, les germinations secrètes et les maturations heureuses, séduit par la féminité de la terre, par celle qui donne la vie. La rencontre entre un peuple nomade et guerrier et des peuples sédentaires a donné une cosmogonie originale fondée sur la dualité, respectant aussi bien le côté solaire et diurne du monde que son côté lunaire et nocturne. En s’implantant au Mexique, le christianisme, la religion du ciel et du père, la religion du pouvoir, a dû faire quelques concessions à la féminité comme elle avait été amenée à le faire en Europe. L’Église catholique est restée partagée entre deux visions du monde, entre ciel et terre. Au Mexique, elle a bien cherché à tirer les gens du côté du ciel. Elle a dû faire des concessions à la terre. Le protestantisme et les sectes évangéliques sont prêts à prendre le relais de l’Église catholique : arracher les gens à la terre et à la vie communale pour leur offrir en échange le ciel de la transcendance et de l’abstraction.

Une cosmovision existe en soi, elle touche au regard que nous portons sur la réalité, qui veut que, lorsque nous distinguons deux couleurs par exemple, le bleu et le vert, le paysan tzotzil n’en distingue qu’une seule. On ne change pas une cosmovision avec des beaux discours, des sermons et des prêches, ni même avec les tenailles rougies au feu de l’Inquisition, il y faut une puissance plus forte, plus implacable : un changement en profondeur des mœurs et de la vie sociale, la désarticulation et la décomposition de la vie collective ; perdre ses racines, c’est en même temps perdre sa cosmovision, la représentation, que l’on partage avec d’autres, de la réalité. Les Indiens sont des hommes de maïs, tant qu’ils le resteront, ils garderont contact avec les forces vives de leur pensée, avec ce qui les génère. Aujourd’hui, le maïs indigène est en voie de disparition, de plus en plus contaminé par un maïs transgénique, venu d’ailleurs, comme son nom l’indique.

Aujourd’hui, il est laissé une grande liberté à la pensée religieuse au point où Carlos Montemayor a pu parler d’une « indianisation du christianisme ». Cela est dû à plusieurs facteurs : l’isolement dans lequel se sont trouvées les populations indiennes, qui ont dû le plus souvent abandonner les vallées et les terres fertiles et convoitées pour trouver refuge dans les montagnes et les zones arides ; l’absence de prêtres dans ces régions reculées, surtout depuis le conflit entre l’Église et l’État ; le désintérêt de l’État pour les affaires religieuses, où il voit surtout une source d’ennuis ; l’influence dans ces zones marginales et délaissées de la théologie de la libération, ou de l’Église des pauvres dont les militants se sont montrés respectueux des traditions, de la langue et de la cosmogonie des peuples autochtones ; enfin et surtout l’obstination des Indiens à garder leurs usages, leurs institutions, leur système de relation, leur langue, tout ce qui fonde leur vie sociale, dont dépend en fin de compte leur survie en tant que peuple.

Dans la soirée a lieu l’hommage à la Vierge de Guadalupe, elle change de main, le « majordome » (el majordomo) qui s’en est occupé toute l’année la remettra demain en grande pompe à son successeur, désigné, comme lui, par les habitants de ce petit hameau mixtèque perdu dans la sierra. La statue de la Vierge, à l’intérieur d’une cloche de verre, se trouve au centre d’un autel décoré de fleurs et de palmes. Les femmes du village ont confectionné pendant l’après-midi tout un décor en piquant des fleurs roses et jaunes sur des baguettes, qui vont disparaître sous cette profusion de fleurs. Cette architecture florale, qu’elles ont apportée avec précaution sur une natte, accompagnera demain la pérégrination de la Vierge dans le village.

Autour de l’autel, dans la petite pièce au sol en terre battue et aux murs de planches, les cantantes rendent hommage à la Vierge par des litanies interminables en mixtèque, ils sont accompagnés par un groupe de musiciens venus d’un village voisin, ceux-ci forment un demi-cercle derrière les « chanteurs ». Un peu plus tard a lieu la distribution solennelle de nourriture dans des bols recouverts d’un empilement de tortillas… pour les cantantes et les musiciens ? Ou pour la Vierge ? Nous pourrions nous poser cette question quand nous voyons cette nourriture disposée aux pieds des participants, face à l’autel, comme une offrande à la divinité.

Cette persistance d’une pensée qui a traversé des siècles d’occupation reste pour moi un sujet d’émerveillement. La rencontre avec les peuples originaires du Mexique m’a offert une ouverture sur l’autre, une curiosité mais surtout une sympathie, un intérêt pour ce qui est autre et sort de nos schémas de pensée ; nous les croyons universels, ces schémas, alors qu’ils ne sont que triomphants. Dans ce domaine, les militants et les missionnaires, tout en sachant que l’argent s’y emploie bien plus efficacement qu’eux, n’ont pas abandonné l’idée de convertir les Indiens à leur manière de voir ; l’offensive de l’État avec l’instruction publique et l’importance des missions évangélistes en témoignent.

Notes

[1Les évêques ne font que mettre en œuvre cette politique : Palafox, évêque de Puebla en 1640, et Mañosca, archevêque de Mexico en 1645, sont, dit-on, ennemis.

[2À condition, bien entendu, qu’elle ne soit pas à l’origine d’un mouvement de contestation de l’ordre colonial et chrétien.

[3Tiré du livre de Serge Gruzinski Les Hommes-dieux du Mexique, Paris, 1992.

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