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Vierge indienne et Christ noir (XXI)

Je suis celui qui vient accomplir vos propres prophéties

mardi 15 août 2017, par Georges Lapierre

L’essai de Georges Lapierre Vierge indienne et Christ noir,
une « petite archéologie de la pensée mexicaine », paraît en feuilleton,
deux fois par mois, sur « la voie du jaguar ».
Ce fut en 8 Ahau
Quand Chichén Itzá fut détruite.
Treize retours du Katún avaient eu lieu
Quand Chakanputún a commencé ;
Ils restaient dans leurs foyers
Pour cette période Katún.

Ce fut en 8 Ahau
Quand le peuple de Chakanputún fut détruit
Par la gent itzá.
Et eux sont venus pour retrouver leurs foyers.
Durant treize retours du katún
Le peuple de Chakanputún
Avait habité là
Dans leurs foyers.
C’était la période katún
Quand les Itzá s’enfuirent
En dessous des arbres,
En dessous des arbustes,
En dessous des plantes grimpantes
Dans une pareille misère.

Ce fut en 8 Ahau
Quand le peuple itzá fut détruit
En leurs foyers une autre fois
À cause de la trahison de Hunac Ceel ;
À la suite d’une dispute
Avec le peuple d’Izamal.
Durant treize retours du katún ils avaient vécu là.
Ils furent détruits
Par Hunac Ceel ;
Pour leur avoir posé ces énigmes itzá.

Ce fut en ce 8 Ahau
Quand eut lieu la dévastation avec des pierres
À l’intérieur de la forteresse
De Mayapán ;
À cause de la prise de la forteresse,
La destruction de la fortification ;
Due à cette confédération
Dans la cité de Mayapán.

Le tun, pour les Mayas, est une année de 18 mois de 20 jours chacun (360 jours), le haab correspond à notre année solaire (365 jours) ; vingt tunes forment un katún ; treize retours d’un katún correspondent à 256 années. Ce calendrier solaire est complété par un calendrier rituel, le tzolkin de 260 jours, chaque jour possède un numéro de 1 à 13 et un nom d’une liste de vingt noms. Le travail de prédiction joue sur la correspondance entre ces calendriers et sur le retour cyclique des mêmes occurrences. Au calendrier lunaire et au calendrier solaire s’ajoute un troisième calendrier, qui est le calendrier vénusien, ce qui reporte les chances du retour d’une même occurrence tous les treize katunes ou 256 ans, c’est le cycle le plus long. Cette roue des temps où s’emboîtent et s’imbriquent dans un système d’une grande complexité les dents des différents cycles détermine et écrit le destin des êtres, des civilisations et des dieux. Les Mayas croient à la réitération constante de l’histoire. Dans ce poème tiré du livre prophétique du Chilam Balam de Chumayel, à la date du 8 Ahau du grand cycle de treize katunes, correspond une période de dévastation, la ville est détruite et occupée et ainsi de suite tous les 256 ans.

L’arrivée dévastatrice des Espagnols va être immédiatement appréhendée et interprétée comme le retour attendu d’une période de désastres et de calamités. L’événement historique s’inscrit dans un cadre mental préparé pour le saisir et le comprendre selon sa propre logique, une logique liée à la manière d’appréhender le temps des civilisations mésoaméricaines. La conquête est tout de suite intelligible. Les Mayas saisissent cet événement comme le retour fatal des jours néfastes. Les Mexica de leur côté l’avaient saisi comme le retour de Quetzalcóatl : D’étranges signes avaient annoncé la venue des chrétiens. Cette arrivée avait été perçue par Moctezuma, le tlatoani suprême, comme le retour du dieu Quetzalcóatl, qui, après avoir régné sur la fabuleuse Tollan ou la cité des dieux, en avait été chassé par Tezcatlipoca. Quetzalcóatl, dans sa fuite vers l’est, avait promis de revenir pour régner à nouveau sur les hauts plateaux mexicains à l’image de l’étoile du matin.

L’irruption des Espagnols à l’intérieur d’un monde ordonné et réglé, qui laisse peu de place au hasard, n’a pas causé le traumatisme mental auquel on pouvait s’attendre ; cette irruption n’a pas bouleversé l’ordre des choses, elle n’a pas remis en cause une cosmovision, elle ne l’a nullement ébranlée. Les Mayas comme les Mexica ont parfaitement digéré l’événement pour l’intégrer à l’intérieur d’une conception cyclique de l’histoire. Loin d’en être ébranlée, la cosmovision s’en est trouvé confortée : finalement les prophéties se sont réalisées comme prévu. La puissance d’une pensée se mesure à son pouvoir prophétique. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de la pensée d’un individu mais d’une pensée collective, d’une mémoire sociale, qui saisit et interprète les événements dans la continuité de son être, dans la continuité d’une civilisation. Sous l’apparence changeante, la pensée témoigne de la pérennité d’un monde, de la pérennité du cosmos, de l’immuable derrière les accidents de l’histoire. L’apparence, l’extériorité, le mouvement des planètes, les accidents de l’histoire ne sont que l’actualisation d’une réalité pérenne et spirituelle [1]. Cette réalité est présente dans son actualisation, dans l’apparence qu’elle revêt à un moment donné tout en étant, d’une certaine façon, un au-delà de l’apparence, l’apparence n’étant qu’une modalité de l’être : la permanence de l’être dans le changement, la permanence de l’être dans ses expressions occasionnelles, dans ses actualisations contingentes. Cela explique d’une part, la relative facilité avec laquelle les Mexica et les autres peuples de culture mésoaméricaine comme les Mayas se sont convertis au christianisme et ont accepté le culte catholique avec toute l’imagerie qui l’accompagne ; et, d’autre part, le fait que leur représentation de la réalité ne se soit pas trouvée modifiée ni affaiblie par cette conversion.

Au cours de la conquête, la conversion au catholicisme va jusqu’à se présenter comme une décision consciente et volontaire : celle de se conformer et d’obéir à la prophétie qui veut que tous les 256 ans, les cités soient occupées par des envahisseurs étrangers à la civilisation maya. En 1618, deux curés, les pères Bartolomé de Fuensalida et Juan de Orbita se sont aventurés jusqu’à Tayasal sur le lac Petén Itzá au cœur du monde maya, avec l’intention de convertir les habitants (d’origine itzá) au christianisme. Ils furent bien reçu par Canek, le souverain du lieu, mais cordialement invités à revenir plus tard car le temps de la conversion n’était pas encore arrivé : « Nous sommes actuellement à la période ou katún 3 Ahau et les annales ou prophéties disent que la cité est envahie au commencement du katún 8 Ahau, le temps n’est pas encore venu de nous soumettre. »

Quand le temps fut venu, quatre-vingts ans plus tard, le curé d’une nouvelle expédition, Avendaño, sut alors faire valoir l’argument de la prophétie et de la fatalité : « Je suis venu pour accomplir votre prophétie », dit-il au nouveau souverain, qui, nous dit-on, accepta avec sa cour la nouvelle religion. Ce ne fut pas le cas du menu peuple qui résistera de nombreuses années, revenant à ses pratiques ancestrales dès que les Espagnols avaient le dos tourné, au grand désarroi des prêtres catholiques. Les Mayas ont interprété la conquête en fonction de leur conception cyclique de l’histoire. L’arrivée des Espagnols 256 ans après celle des Itzá (venus, eux, du plateau central) ne les a pas surpris outre mesure. Une des conséquences de cette tournure d’esprit est que les deux invasions sont souvent confondues dans les livres prophétiques comme le livre du Chilam Balam de Chumayel dans lequel les dévastations et les terribles épidémies causées par les Espagnols sont attribuées aux Itzá.

Cette conversion du peuple de Tayasal au catholicisme et à la domination espagnole n’apparaît pas alors comme la soumission à une pensée étrangère, mais bien comme la soumission à sa propre pensée. Sous le poids de la fatalité, du retour cyclique des attributs ou propriétés du temps au sein de l’universel, rien n’est perdu. Les prophètes et les grands prêtres mayas, les devins, les chilames en saisissent les grands cycles, le mouvement des grandes marées du temps, ces grands cycles équinoxiaux, un peu comme les économistes, ces grands prêtres de l’époque contemporaine, tentent de saisir les cycles, de longue ou de courte durée, des crises dites économiques. En intégrant le surgissement des Espagnols à leur cosmovision, les Indiens, s’ils ne sont pas dépassés par l’événement, peuvent toujours en outre espérer le retour de périodes plus fastes. Si nous suivons la logique qui préside à leur intelligence de la réalité, la domination espagnole ne durera qu’un temps. Les Espagnols sont promis, eux aussi à l’anéantissement et à la destruction, comme le peuple de Chakanputún ou le peuple itzá. Le règne des étrangers avec leurs lois et leur dogme religieux sera éphémère. Au cours des insurrections, les prêtres ou les prophètes ne se feront pas faute de rappeler cette loi du retour pour annoncer la fin prochaine du règne de l’Espagnol (ce qui arrivera 256 ans plus tard avec l’Indépendance). Retenons aussi, pendant que nous y sommes, la date fatidique du 21 décembre 2012, qui, pour les nouveaux zapatistes d’origine maya, représente la fin d’un monde de douleurs et d’oppression et le début d’une ère nouvelle : « Le jour qui fut le jour pour eux était notre nuit, maintenant le jour sera le jour pour nous, et la nuit pour eux. [2] »

Nous pouvons pousser avec eux un peu plus avant cette logique pour concevoir la religion chrétienne comme une expression momentanée et temporaire du sacré : une expression passagère, propre aux Espagnols, d’une réalité spirituelle bien plus vaste et qui la déborde de toute part : une expression du sacré parmi d’autres, avec sa panoplie de moyens, de références et de représentations, qui se substitue pour un temps à celle des Itzá, comme celle des Itzá s’était substituée à celle des peuples mayas autochtones. La religion, selon la conception que pouvaient en avoir les peuples de l’aire mésoaméricaine, ne fait qu’instrumentaliser la relation au sacré, à cette totalité spirituelle, qui chapeaute l’ensemble de ses composantes, que sont les religions singulières. La vocation du rituel est d’être un moyen d’accès au sacré et en ce sens, tous les rituels se valent — chacune des longues périodes historiques portant avec elle ses propres moyens d’accès au sacré. La brigade des prêtres, la collection d’images et de représentations, l’accumulation des rites ne sont que les accessoires d’une médiation mettant en relation la société avec les forces spirituelles qui la gouvernent. La vision que les Indiens se font de la réalité spirituelle et de la place dévolue à la religion ne change pas avec l’imposition d’une nouvelle religion. L’enjeu est certes d’importance mais il se situe principalement au niveau de la médiation, se réapproprier la relation au sacré, le sacerdoce, et non au niveau des instruments, des moyens, de cette relation : tout l’attirail liturgique nécessaire pour établir le contact, et qui se trouvent désormais entre les mains des prêtres catholiques, comme il s’était trouvé, il y a peu, entre les mains des prêtres itzá. Nous devons entendre religion dans son sens étymologique, religare : ce qui relie les hommes au sacré. Les religions ne sont que des procédés, que l’on peut supposer efficaces, pour entrer en communication avec les dieux.

Pour les Indiens attachés au sacré dans sa globalité et dont l’accès peut être instrumentalisé de différentes façons, la conversion au christianisme ne fut pas cette rupture à laquelle nous pouvions nous attendre. S’émanciper de la tutelle des Espagnols ne signifie pas nécessairement s’émanciper du christianisme mais user du christianisme à sa manière et pour son propre compte. Vues sous cet angle, les religions sont des « formules » (certes complexes) d’accès au divin, pour s’en attirer les bonnes grâces. J’entends par « formules » un ensemble de rites entériné par une théorie de la réalité. Pour la civilisation maya, aztèque ou inca, comme pour la civilisation chrétienne, la connaissance de la réalité, c’est-à-dire des forces occultes qui composent le cosmos, est affaire de spécialistes, de professionnels ou d’élus, et c’est cette connaissance qui valide les rites de consécration accomplis par ces mêmes spécialistes. Selon une telle façon de voir, on peut user d’une formule (à condition qu’elle soit validée) plutôt que d’une autre et, selon les circonstances, passer d’une formule à l’autre ou user, pour plus de sûreté, de deux formules à la fois. En 1557, un prêtre indien avait ordonné d’attacher deux jeunes adolescentes sur la croix, en prononçant ces paroles : « Que ces enfants sur la croix meurent comme Jésus-Christ, qu’ils disent être Notre Seigneur, seulement que nous ignorons s’il l’était vraiment. » Ensuite il a descendu les deux adolescentes de la croix, leur a ouvert la poitrine et leur a arraché le cœur, qu’il a ensuite offert aux idoles ; enfin il a jeté les corps dans un puits ou cenote [3]. Cette addition de deux formes de sacrifice, le sacrifice de type chrétien pris au pied de la lettre auquel on ajoute pour plus de sûreté le sacrifice de type traditionnel a dû avoir lieu au début de l’occupation espagnole. S’agit-il de syncrétisme religieux ou plus simplement de la juxtaposition de deux formules et même de trois si l’on y regarde bien, pour plus d’efficacité ? Je penche pour la seconde hypothèse. Le goût pour le sacré s’opposait à toute idée d’abjuration ou de reniement, à cette idée d’apostasie qui obsède la pensée chrétienne, bien au contraire les peuples mésoaméricains vont collectionner avec une certaine avidité les saints chrétiens comme les rites d’accès au sacré pour les intégrer avec « enthousiasme » à leur cosmogonie.

Se soumettre à l’universel, au retour périodique des jours fastes et néfastes, c’est accepter la fatalité de l’Esprit, c’est l’Esprit qui commande, c’est lui qui commandera de se révolter, l’heure étant venue. La pensée prophétique découle de l’intelligence intuitive ou savante, mystique, théologique ou philosophique de l’universel, ce qui lui permet de dire les tenants et les aboutissants de l’histoire, celle-ci étant contenue dans l’universel comme fatalité ou comme providence. Envisager les événements sous l’angle de la prophétie reste le moyen le plus efficace et le plus sûr pour une civilisation de ne pas être submergée par ce qui lui arrive, de ne pas s’effilocher et se défaire, de résister à l’anéantissement promis. C’est une sauvegarde sur laquelle s’appuie la résistance.

Un autre système de sauvegarde, une sorte de réflexe de survie, est apporté par la pensée mythique. Il s’agit d’appréhender l’événement non plus dans le sens d’une prophétie, mais dans celui du mythe, l’événement marque alors un avant et un après. Là encore la pensée d’un peuple ou d’une civilisation garde une emprise sur ce qui lui arrive, elle en fait le point de départ de son présent, de la conscience de soi, de ce qu’elle est aujourd’hui. La victoire des Espagnols marque un tournant à partir duquel les choses ne seront plus comme avant, mais la conscience de soi comme être collectif demeure. Au bord du gouffre, l’essentiel est sauvé de la débâcle, d’une déroute qui aurait pu être définitive. Afin de préciser cette autre forme de résistance, je vais m’appuyer sur le récit de la bataille entre les Indiens Quiche et la troupe d’Alvarado lors de la conquête du Guatemala. Ce récit, dû aux Indiens Quiche, se trouve en introduction à cet essai sur la Vierge de Guadalupe.

(À suivre)

Notes

[1Ils ont en quelque sorte leur propre traité de phénoménologie de l’esprit, bien différent de celui de Hegel.

[2Déclaration du 21 décembre 2012, traduction libre.

[3Sholes et Adams, Don Diego Quijada, alcalde mayor de Yucatán, 1561-1565. Biblioteca Histórica Mexicana de Obras Inéditas, Mexico, 1938, cité par Victoria Reifler Bricker (1989).
Le même témoin note qu’en 1562 deux enfants ont été crucifiés vivants avec les pieds et les mains cloués puis qu’on les a descendus de la croix pour leur arracher le cœur et l’offrir aux idoles alors que les corps étaient jetés dans un puits. (Maintenant, on peut se demander si ce n’est pas la même scène qui est à nouveau rapportée dans un souci polémique.)

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