Depuis le soulèvement armé du 1er janvier 1994 et son intempestif ¡Ya basta ! — coup d’arrêt à la séculaire domination des peuples indiens autant que défi à la toute-puissance du néolibéralisme triomphant —, les rebelles zapatistes du Chiapas n’ont pas cessé d’inventer de nouvelles formes de lutte et de faire croître dans leurs territoires d’autres manières de vivre qu’ils dénomment « autonomie ». En complète sécession vis-à-vis des institutions de l’État mexicain et se préservant autant qu’il est possible des logiques de marchandisation qui progressent partout, cette expérience constitue l’une des utopies réelles les plus remarquables qu’il soit donné de découvrir aujourd’hui sur une planète livrée à la dévastation et à la déshumanisation.
Si le choix initial avait conduit à la formation d’une armée des communautés indiennes, le feu a vite cédé la place à la parole et a permis le déploiement civil de modalités singulières d’autogouvernement populaire. Aux vingt-neuf communes autonomes instaurées à partir de décembre 1994 s’ajoutèrent, en 2003, cinq Conseils de bon gouvernement, instances régionales de coordination ayant pour principe que « le peuple commande et le gouvernement obéit ». Dans ce cadre, les zapatistes ont mis en place leur propre système de santé et d’éducation, qui fonctionne presque sans argent, par le recours à des échanges de services et à des formes spécifiques de travail collectif. Au niveau des communes comme des régions, les assemblées interagissent avec des autorités élues pour des mandats exercés collectivement et révocables à tout moment. Participer aux tâches de gouvernement devient l’affaire de tous, de sorte que s’expérimente une véritable déspécialisation de la politique, qui n’est plus dissociée de la vie ordinaire. En démontrant que « nous sommes capables de nous gouverner nous-mêmes », les zapatistes donnent corps à une modalité non étatique du politique.
L’autonomie a une manière propre de s’inscrire dans le temps et dans l’espace. Si elle s’ancre dans une tradition indienne qui revendique cinq cents ans de résistance, elle n’en est pas moins la quête d’une émancipation inédite. Parfois plus encore que les hommes, les femmes zapatistes savent ce qui, de la tradition, doit être repris et ce qui doit être modifié. Leur rôle dans l’expérience zapatiste est, du reste, de tout premier plan et leur détermination à lutter pour leur pleine participation dans tous les domaines de l’autonomie n’a fait que s’intensifier au cours des dernières années, en particulier parmi les jeunes générations.
Et si l’autonomie est nécessairement une politique située, ancrée dans la singularité de territoires particuliers, elle n’en implique pas moins un horizon plus ample, national et planétaire. Les zapatistes savent qu’ils affrontent, avec d’autres, un ennemi redoutable : l’hydre capitaliste qui, partout, accomplit son œuvre destructrice. Et ils nous invitent à comprendre que le désir d’un autre monde possible, pour nécessaire qu’il soit, demeure insuffisant. Encore faut-il éviter qu’il reproduise celui qui existe déjà, ce qui implique de faire en sorte qu’il y ait place, en lui, pour de nombreux mondes.
Depuis décembre 2012, moment de changement de cycle (katun) dans le calendrier maya, les zapatistes ont multiplié les initiatives nationales et internationales. En 2016 et 2017, ils ont organisé quatre rencontres, deux consacrées aux sciences et deux aux arts, faisant valoir que ces domaines étaient trop peu présents dans les luttes populaires, alors même que « le savoir, la capacité à ressentir et l’imagination » sont indispensables pour « construire les mondes que nous désirons ». Ainsi, à l’occasion du festival compArte por la humanidad (pARTage pour l’humanité), largement ouvert aux artistes du monde entier qui souhaitaient y prendre part, les femmes et les hommes des villages rebelles du Chiapas ont conçu et réalisé, de manière collective, peintures, broderies et sculptures, chansons et poèmes, danses et pièces de théâtre relatant des épisodes de leur lutte et de leur vie quotidienne. Il s’agissait là de démultiplier et de partager, par tous les moyens possibles, la joie qui s’attache à la puissance de faire collective, en même temps que d’éprouver la dimension utopique d’un art qui contribue à donner forme aux mondes en train de naître.
Les peintures présentées ici ont été réalisées par des paysans mayas-tseltals de l’une des cinq régions zapatistes, celle de Morelia, qui, sans nullement se considérer comme des artistes, ont activement participé au compArte. Peindre constitue pour eux une pratique humble qui n’est guère dissociée d’autres activités productives comme le tissage ou la broderie des vêtements traditionnels, dans les riches motifs desquels se cachent les « yeux des ancêtres ». Mais il ne s’agit pas moins d’une pratique importante, intimement attachée à ce qui fait pour eux le sens de leur vie, la lutte pour faire croître leur liberté, c’est-à-dire pour défendre et déployer des formes de vie qu’ils éprouvent comme leur.
Si l’on pense à une conception de l’art comme arme, c’est bien plutôt la notion de partage qui est choisie par les zapatistes. Leurs œuvres sont un acte de partage de l’expérience ; elles tissent des liens entre les personnes et entre les mondes. La force créatrice impliquée dans les arts participe à la construction de l’autonomie, comme à la reconstitution des personnes et des communautés, face à la destruction provoquée par l’hydre capitaliste. Réalisées par ceux qui vivent et résistent au milieu d’une guerre dite de « basse intensité », ces peintures nous font entrevoir une autre vie possible ; elles peuvent nous aider à déranger nos manières de penser et à ébranler les modèles d’une modernité épuisée.
Selon les mots du sous-commandant Moisés, il s’agit aussi de célébrer « un art qui ne se voit pas et ne s’entend pas », qui est celui de la résistance et de la rébellion, et qui « nous apporte l’image d’une nouvelle vie ».
Mai 2018,
Rocío Martínez et Jérôme Baschet
Source : [bleu violet]salle principale[/bleu violet]