Il importe peu que les vieilles utopies révolutionnaires achèvent de se décomposer sous l’effet conjoint des affres du communisme d’État et de la social-démocratie. L’effondrement de toutes ces idéologies ne signifie en rien l’effondrement du devenir révolutionnaire que celles-ci s’évertuaient à capturer. Au contraire, il nous laisse le champ libre pour tout réinventer, pour dessiner de nouveaux horizons.
Dans la succession de mouvements sociaux, d’assemblées houleuses en occupations, nous avons appris à nous organiser pour prendre la rue, bloquer les axes de circulation, saboter les dispositifs qui tissent les mailles du pouvoir. Nous nous sommes liés par des gestes, des rencontres et des amitiés, des caisses de grève ou de solidarité, des souvenirs de lutte et des désirs de révolution. Nous nous sommes liés au point de battre en brèche l’individualité dans laquelle cette société cherche à nous enclore, pour forger des destinées communes.
Aujourd’hui le « mouvement contre la loi travail » nous donne une nouvelle occasion de chercher à dépasser les contradictions auxquelles nous nous sommes heurtés jusqu’ici ; une nouvelle occasion de rencontres. Si nous jetons à chaque fois toutes nos forces dans la bataille du mouvement social, nous en avons aussi éprouvé abruptement les limites : impasse stratégique de luttes purement défensives, captives du rythme imprimé par la gouvernance et ses projets de lois ; difficulté à relier chaque lutte sectorielle à l’ensemble des dimensions de l’existence, et à énoncer positivement ce pour quoi nous luttons sans se contenter de bégayer la négativité de ce contre quoi nous luttons ; incapacité à dépasser le stade de la manif, de la grève ou de l’émeute sans lendemain, à prolonger la vie commune qui s’éprouve dans la lutte au-delà du retour à la normale qui vient balayer chaque mouvement social.
Dans notre quête de mondes enfin habitables, nous avons pris des lieux, par des occupations sauvages, urbaines comme rurales, par des achats collectifs ou autres stratagèmes juridiques. Nous nous sommes ancrés dans des quartiers, des villages, des territoires. Nous nous sommes inscrits dans une temporalité qui n’a plus grand-chose à voir avec les surgissements éphémères des mouvements sociaux, mais qui en constitue tout de même une forme de prolongement. Dans ces lieux, nous avons mis en commun des bâtiments, des ateliers, des outils, des terres, des savoir-faire, des rêves, des pans entiers de nos vies. Nous avons repris en main les conditions matérielles et spirituelles de nos existences. Nous y vivons, bataillons, festoyons, complotons, tissons des amitiés et des solidarités indéfectibles au-delà du cercle affinitaire de la bande, du milieu ou de la communauté d’intention, mais à l’échelle d’un territoire et de ses habitants. Nous y esquissons des nouvelles formes de communalité, au fil des fêtes, des chantiers collectifs et des confrontations avec les autorités.
Il y a partout des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessiné des pôles de sécession et de désertion dans et contre la société. Des lieux qui sont des sortes de contre-emplacements, des lieux qui sont tout l’inverse d’une utopie en ce qu’ils existent réellement, avec leurs points de force et leurs fragilités, leurs dépassements et leurs contradictions. Des lieux qui peuvent être rejoints. C’est depuis ces lieux que se réinventent mille manières de faire Commune aujourd’hui. Et quand un mouvement social resurgit, c’est depuis l’assise que nous confère cet ancrage que nous y prenons part.
Nous le savons, détruire est indispensable et exaltant mais ne suffira pas. Il nous faut, dans un même geste, construire. On voit par-là combien il serait absurde de prêter aux multiples tentatives de faire commune un sens uniquement destructeur ou constructeur alors qu’elles surgissent précisément là où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l’une contre l’autre. Tout porte à croire qu’il existe certains foyers de résistance où l’offensive et l’alternative, l’individu et le collectif, le singulier et le commun cessent d’être vécus contradictoirement.
C’est à toutes celles et ceux qui cherchent à attiser de tels foyers, à construire de tels lieux, à les peupler, à les habiter, à les défendre et à les répandre que nous adressons cette invitation à des Rencontres sur la Commune dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes.
★
Ce bocage est le théâtre d’une expérience politique inédite en France. Là où ils planifiaient l’implantation d’un aéroport, c’est un monde foisonnant qui a éclos. Pour nous, l’opposition à l’aéroport est presque devenue secondaire par rapport à la défense du territoire de la ZAD, de ses habitants et de la forme de vie commune qui nous lie désormais. Et l’on pourrait en dire tout autant pour l’État, dont le souci principal n’est plus tant l’aéroport que le rétablissement de l’ordre : la reconquête d’un territoire qui se dérobe de plus en plus à son emprise. La ZAD est devenue une brèche ouverte dans la gouvernance.
La mise en échec du projet d’aéroport et des expulsions a fait naître, derrière les barricades, une communauté de lutte organisée pour l’autodéfense territoriale. Là où il n’y avait, quelques semaines plus tôt, qu’une juxtaposition de forces aux stratégies divergentes, la puissance éprouvée d’avoir fait reculer les flics et les machines a construit du commun entre la multiplicité des mondes qui font cette lutte. Suite à cette cuisante défaite politique et militaire, les institutions qui nous gouvernent d’ordinaire sont tenues à distance d’un territoire qui leur échappe, laissant le champ libre à l’auto-organisation des habitants. La police et la gendarmerie sont absentes. Les habitats autoconstruits prolifèrent spontanément en dehors de tout plan local d’urbanisme.
La réappropriation du bocage dessine un territoire d’où il devient possible de s’arracher à la condition d’individu atomisé qui partout nous est faite. Les questions d’existence et de subsistance ne sont plus posées à l’échelle individuelle. Ainsi, de nombreuses expérimentations pour une agriculture non marchande et partageuse se déploient, à mille lieues de l’agro-industrie. Sur les 1 650 hectares de la ZAD, 220 hectares de terres échappent au contrôle d’AGO-Vinci comme de la chambre d’agriculture et sont d’ores et déjà communisés par le mouvement. La propriété s’efface devant l’usage. La récolte sert à nourrir les habitants de la zone et des alentours, et à ravitailler d’autres résistances.
Ici, le rapport qui s’invente entre la communauté de lutte et le territoire du bocage rend toute forme de comptabilité extrêmement complexe, voire impossible. L’autoproduction agricole comme l’habitat échappent aux taxes et aux contrôles, des veaux y naissent sans être déclarés. Les patates, le lait ou le blé de la ZAD sont absolument étrangers à la valorisation marchande, à la quantification, au produit intérieur brut ou autre fétiche statistique vénéré par ceux qui nous gouvernent. La zone est devenue opaque, illisible pour les autorités : territoire de l’insaisissable, de l’ingouvernable. La police ignore combien nous sommes à l’habiter tant les multiples circulations qui l’irriguent peuvent nous faire passer de quelques centaines à plusieurs milliers au gré de la situation. Récemment, les autorités locales n’ont pu réaliser la campagne nationale de recensement : l’annonce de recrutement d’agents recenseurs pour le périmètre de la ZAD est restée lettre morte... faute de volontaires !
Mais ce qui reste opaque pour le pouvoir commence à rayonner de tout son éclat bien au-delà du tracé de l’emprise du futur ex-aéroport. Qu’en l’espace de quelques semaines de résistance acharnée aux forces de l’ordre, ce bocage voué à l’anéantissement soit devenu de l’aveu même des dirigeants « une zone de non-droit » en dit long sur la fragilité de la gouvernance.
★
« Et qui devient Seigneur d’une Cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu’il s’attende à être détruit par elle, parce qu’elle a toujours pour refuge en ses rebellions le nom de la liberté et de ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s’oublieront jamais. Et pour chose qu’on y fasse ou qu’on y pourvoie, si ce n’est d’en chasser ou d’en disperser les habitants, ils n’oublieront point ce nom ni ces coutumes... »Machiavel, Le Prince
La ZAD de Notre-Dame-des-Landes s’inscrit dans une histoire locale mouvementée. La force de ce territoire autonome réside en partie dans la mémoire de la communauté de lutte qui le peuple. La ZAD est comme un banian, cet arbre qui s’élance vers le ciel mais dont chaque branche sécrète des lianes aériennes qui retombent de la cime pour venir s’ancrer de nouveau dans le sol et constituer de nouvelles racines. La ZAD puise ses racines dans un long passé marqué de soubresauts insurrectionnels et d’aspirations révolutionnaires et chacune d’elles vient alimenter des perspectives pour l’à venir.
Elle vient prolonger ce qui s’est vécu dans la défense acharnée des habitants contre la privatisation des terres communales qui — jusqu’à la fin du XIXe siècle — fut l’objet d’une guérilla sourde contre les seigneurs, l’Église et la bourgeoisie. Comme nombre de communes féodales avant elle, la ZAD a su arracher des libertés fragiles mais sans cesse défendues, qui lui permettaient de tenir le pouvoir à distance et de communiser une partie des terres.
Elle vient aussi prolonger ce qui s’est vécu en mai 1968 en Loire-Atlantique et qui fut d’une rare intensité. À Bouguenais, SudAv, la première usine occupée de France, fut le signal déclencheur d’une grève générale insurrectionnelle. Par ailleurs, la participation active d’une frange de la paysannerie au mouvement de Mai a rendu possible la perspective d’une lutte prolongée grâce à l’organisation du ravitaillement des usines et des universités occupées. En 1968, l’expérience du Comité central de grève qui rassembla paysans, ouvriers et étudiants autour des questions de l’approvisionnement et de la subsistance, projeta le mai nantais bien au-delà de l’émeute et de la grève générale. Elle esquissa l’ébauche de ce que pourrait être une reprise en main autonome des infrastructures d’une ville et de ses alentours par une commune insurrectionnelle.
« Sur les quartiers, fréquemment aussi, il y a des ventes directes de légumes organisées par les paysans-travailleurs et des ménagères. Les ventes directes ont commencé en 68, puis, à chaque grève ouvrière à Nantes, aux Batignolles, Ugico, Saulnier-Duval. Et tous les ans, lorsque la grève dure plus de huit jours, les paysans viennent vendre leurs produits. Il y a deux ans, pendant une phase brève, on a atteint dans ce domaine une phase intéressante avec les détournements de viande. C’était en juillet, les paysans de Loire-Atlantique barraient des routes, bloquant le Tour de France, etc. C’est alors qu’a été prise l’initiative de la “pêche à la ligne” : les camions de viande, charcuterie, etc., des firmes exploitant les paysans qui se trouvaient passer par-là étaient délestées de leurs marchandises ; les produits récupérés de cette façon étaient ensuite distribués aux automobiles de petite cylindrée, dans les quartiers pauvres et aux usines, avec un grand succès populaire. »« Mouvement de masse, autonomie et violence dans la région de Nantes », Camarades n° 3, 1976
Les rencontres entre les mondes ouvriers, paysans et étudiants qui ont éclos sur les barricades de Mai se prolongèrent des années durant et sur de multiples fronts : défense des fermiers expulsables et occupations de fermes comme à la Vigne Marou ou à Cheix-en-Retz, grèves et occupations d’usines, lutte contre l’accaparement des bords de l’Erdre, mise en échec des projets de centrale nucléaire au Pellerin, puis au Carnet...
La mémoire vive des luttes confère à ce qui se vit sur la ZAD une texture absolument singulière. C’est ce qui rend artificielles les tentatives de plaquer ailleurs ce qui s’éprouve dans ce bocage, de l’ériger en un « modèle » de lutte, exportable en série comme une vulgaire marchandise. Pourtant, si la ZAD est unique, elle n’en reste pas moins un lieu parmi tant d’autres où s’exprime une aspiration qui traverse les frontières. La question n’est donc certainement pas pour nous d’exporter la ZAD partout, mais de saisir ce qui, en elle, résonne avec tout ce qui, partout ailleurs, cherche à faire commune.
« L’espace n’est pas neutre. Les choses et les êtres n’occupent pas une position géométrique, mais l’affectent et en sont affectés. Les lieux sont irréductiblement chargés — d’histoires, d’usages, d’émotions. Une commune s’attaque au monde depuis son lieu propre. Ni entité administrative ni simple découpage géographique, elle exprime plutôt un certain niveau de partage inscrit territorialement. Se faisant, elle ajoute au territoire une dimension de profondeur qu’aucun état-major ne pourra faire figurer sur aucune de ses cartes. Par sa seule existence, elle vient briser le quadrillage raisonné de l’espace, elle voue à l’échec toute velléité “d’aménagement du territoire”. »comité invisible, À nos amis
Pour nous, la ZAD est comme la forme vernaculaire qu’épouse, en Loire-Atlantique, le resurgissement de la Commune à travers le monde. La commune s’éprouve toujours comme une forme de sécession située, immédiate et concrète avec l’ordre global. En cela elle revêt partout une forme absolument singulière, sculptée non seulement par la spécificité du territoire, des habitants, des us et coutumes et de la mémoire qui les lient, mais aussi par ce qui surgit, par la situation, par ce qui s’invente d’inattendu. Penser la commune, c’est toujours en réalité penser les communes, articuler l’un et le multiple. La Commune n’est pas une idéologie. Elle n’est pas une idéologie en ce qu’elle n’est pas un absolu universel, mais une multitude de réalités pluriverselles, un archipel de mondes irréductibles et singuliers qu’il nous appartient de relier.
★
« Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que n’en a besoin l’oisif blasé dans le jardin du savoir. »Nietzsche, De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire
Jadis, face aux formes féodales de l’Empire, l’auto-organisation communale embrassait des réalités multiples : escartons lovés dans les contreforts des Alpes, municipios parsemant l’Italie morcelée, consejos disséminés dans l’Andalousie rurale, mir mouchetant l’immensité russe et sibérienne... Chaque pays, chaque région avait son mot pour dire la forme de vie commune qui liait inextricablement les habitants et le territoire. Et partout la destruction de cette forme de vie fut l’obsession des gouvernants.
Puis, l’Europe chercha à étendre son emprise jusqu’aux antipodes par les conquêtes coloniales. Dans le sillage des navires, c’est bien la marchandisation du monde et la mise en esclavage des peuples qui partout se renouvelle. Dans les plaines et les montagnes du Mexique, les conquistadores s’attaquèrent aux ejidos [1]. Comme en bien d’autres points du globe, la colonisation cherchait à détruire toute forme de communalité indigène pour y instituer les formes occidentales de gouvernement et d’économie.
Mais le rouleau compresseur et uniformisant de l’Empire, se heurta partout à des résistances acharnées. Des bayous de Louisiane aux montagnes escarpées de l’île de la Réunion, de la mangrove caraïbe à la jungle amazonienne, fleurirent les communes de Marrons. Le marronnage est d’abord un geste individuel de désertion pour s’arracher à la condition d’esclave, à la vie enchaînée de la plantation coloniale. Mais dans leur fuite, les esclaves se retrouvent. Ils établissent des villages marrons, tels les Quilombos au Brésil.
« Nous avons là des Noirs venus de tous les points d’Afrique qui n’ont presque rien en commun : ni la langue, ni même les croyances religieuses, ni même les coutumes, ni la culture. Ces hommes — si dissemblables — se trouvent, après leur évasion dans un endroit particulièrement isolé de la forêt vierge. Ils ont tout au plus une aspiration commune : la liberté. (...) À mesure qu’ils devenaient une puissance, ils attiraient à chaque fois avec plus de force tous les esclaves de la région. Ils devenaient, de même, de plus en plus dangereux pour les colons européens, car leur audace tirait — de l’impunité relative dont ils jouissaient — une confiance redoublée par l’extension de leurs forces. »Benjamin Péret, La Commune de Palmarès
Ces communes marronnes, si elles cherchaient à s’épanouir hors de portée du pouvoir, n’étaient en dehors de l’empire colonial contre lequel se menait une inlassable guérilla. D’un côté les chasseurs de Marrons et leurs meutes de chiens traquaient les esclaves en fuite les acculant sans cesse à des formes de mobilité et à des stratégies d’évitement. De l’autre, les Marrons organisaient des razzias dans les plantations, des descentes pour piller des outils et libérer d’autres esclaves. C’est depuis ces communes de Marrons, à la fois pôles de désertion et de sécession que s’ourdirent les révoltes d’esclaves dont le paroxysme fut la révolution haïtienne.
La commune de Marrons a ceci de différent de la commune féodale et de la communalité indigène qu’elle ne se fonde pas sur une tradition ou une culture plurimillénaire. C’est une commune qui élabore dans la créolisation, un liant aussi dense que celui de la tradition. Le village marron fait coutume, fabrique du commun dans la rencontre entre des individus qui furent arrachés à des cultures multiples et diverses, à des tribus étrangères les unes aux autres, mais qui furent tous jetés dans les cales des navires négriers et tous avilis à la même condition : celle d’un bien meuble. La commune de Marrons est une commune qui s’invente. Ici la commune devient une véritable création qui va bien au-delà de la perpétuation d’un ordre ancien menacé par l’Empire.
Parallèlement à ces communes de Marrons qui s’épanouirent aux confins des empires coloniaux, la Commune allait, au XIXe siècle, surgir où on ne l’attendait pas : au cœur des rues et des boulevards des métropoles naissantes. Les faubourgs ouvriers agrégeaient tous ceux que l’exode rural avait arrachés à leur territoire, à leur langue, et à tout ce qui les inscrivait dans une communauté pour les réduire à un malléable agrégat d’individus. Soumis à la dépossession, avilis à la même condition d’exploité, asservis à la même chaîne, les habitants des faubourgs européens allaient à leur tour réinventer la Commune. Dans les bandes d’ouvriers comme dans les bandes de Marrons, bien plus que la défense d’une coutume séculaire, c’est la révolte contre une condition qui façonne du commun.
Pendant l’insurrection des Canuts sur la colline lyonnaise de la Croix-Rousse, puis dans le Paris assiégé de 1871, les révolutionnaires proclamèrent haut et fort la Commune. Cette résurgence au XIXe siècle, nous la qualifions de commune insurrectionnelle en ce que, contrairement à la commune féodale et à la commune de Marrons, elle ne cherche pas à se mettre hors de portée du pouvoir en dessinant des espaces de liberté dans sa périphérie, mais à le destituer depuis son centre.
« Paris est devenu ville libre. Sa puissante centralisation n’existe plus. La monarchie est morte de cette constatation d’impuissance. »Comité central de la garde nationale, mars 1871
La Commune de Paris surgit au cœur même de l’une des principales métropoles coloniales du XIXe siècle, dans l’une des principales capitales de l’Europe. Elle vient affronter le pouvoir impérial par l’insurrection urbaine, à l’endroit même depuis lequel il rayonne et se déploie. La Commune insurrectionnelle est d’abord une fête, une grande fête dans laquelle les habitants des faubourgs éprouvent la puissance dont le pouvoir cherche sans cesse à les amputer. Celle d’être en prise sur l’espace et le temps, en prise sur son alentour, celle de faire l’histoire et de remodeler le territoire, celle de façonner sa vie quotidienne plutôt que de la subir. La commune insurrectionnelle métamorphose la ville par les mouvements de foule, la construction de barricades, la destruction matérielle des symboles et des infrastructures du pouvoir. Elle est un jeu qui la transfigure, y ouvre des espaces béants, pour se donner la possibilité d’ébaucher quelque chose de différent.
« Tout l’espace est déjà occupé par l’ennemi... Le moment d’apparition de l’urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de cette occupation. Ce que nous appelons construction commence là. »IS n° 6 « Programme révolutionnaire d’urbanisme unitaire »
Si la Commune de Paris fut très rapidement massacrée par les gouvernants et érigée au rang de mythe par les révolutionnaires, c’est qu’elle sut dans un même geste destituer le pouvoir central, y substituer localement l’auto-organisation communale, et proclamer à la face du monde l’impérieuse nécessité que partout fleurissent d’autres Communes. Si sa mémoire fut longtemps capturée par le communisme d’État et par le nationalisme, elle porte en elle l’esquisse d’une nouvelle manière de penser et de vivre la révolution. Ce qui fait la force historique de la Commune de Paris, c’est l’essaimage mondial qu’elle appelle de ses vœux.
« La Commune du dix-neuvième siècle, forte de son expérience, fera mieux [que la commune féodale]. Elle sera commune autrement que par le nom. Elle ne sera pas uniquement communaliste, elle sera communiste ; révolutionnaire en politique, elle le sera aussi dans les questions de production et d’échange. Elle ne supprimera pas l’État pour le reconstituer, et bien des communes sauront prêcher d’exemple, en abolissant le gouvernement de procuration, en se gardant de confier leur souveraineté aux hasards du scrutin (...) Ce seront des millions de communes non plus territoriales, mais se tendant la main à travers les fleuves, les chaînes de montagnes, les océans, unissant les individus disséminés aux quatre coins du globe et les peuples en une seule et même famille d’égaux. »Pierre Kropotkine, La Commune
Au début du XXe siècle, la Commune resurgit dans une certaine manière de répandre l’anarchie qui avait bien plus à voir avec un art de la guerre qu’avec une idéologie ou une identité militante. Cet art de la guerre, nous en décelons les traces dans l’histoire de ces milices qui prirent activement parti dans la guerre civile en Ukraine et en Espagne. Que l’on songe à l’armée insurrectionnelle makhnoviste, cette horde à cheval qui parcourait les plaines ukrainiennes, affrontant avec la même virulence les partisans du tsar et du communisme d’État. Que l’on songe à la colonne Durruti avec ses voitures et ses camions qui s’affrontèrent à la fois aux milices fascistes de Franco et aux staliniens.
Il n’était plus question alors de construire la commune en arrachant un lieu à l’Empire, qu’il s’agisse d’un grand centre urbain ou d’un village en périphérie, espérant ensuite contaminer par l’exemple. Il s’agissait de devenir une machine de guerre nomade, une colonne en armes perpétuellement mobile traversant de part en part une région et laissant dans son sillage une traînée de communes libres. La machine de guerre nomade opère comme une pure puissance destituante qui, surgissant dans un hameau ou une grande agglomération, renverse le pouvoir établi par l’emploi des armes, puis laisse la place à l’auto-organisation des habitants avant de repartir pour étendre ou tenir le territoire ainsi libéré. Guerre civile, révolution et nomadisme sont ici inextricablement liés. La machine de guerre nomade construit la commune, non plus comme un territoire circonscrit par les limites d’une ville ou d’un village, mais comme un chapelet de communes libres reliées les unes aux autres, et dont chacune constitue, tantôt un front, tantôt une base arrière, dans la guerre civile.
« Nous faisons la guerre et la révolution en même temps. Ce n’est pas seulement à Barcelone que l’on prend des mesures révolutionnaires, mais jusqu’au front. Chaque village que nous conquérons commence à adopter une ligne de conduite révolutionnaire. Une défaite de ma colonne aurait des conséquences effroyables, car notre retraite ne ressemblerait à celle d’aucune armée. Il nous faudrait emmener avec nous tous les combattants des villages par lesquels nous sommes passés. Et depuis le front jusqu’à Barcelone, tout au long de la route que nous avons suivie, il n’y a plus que des combattants. Tout le monde travaille à la fois pour la guerre et pour la révolution : c’est ce qui fait notre force. »Buenaventura Durruti cité par Miguel Amoros, in Durruti dans le labyrinthe
Hier encore, d’autres expériences de vie et de lutte, par la beauté et l’intensité de ce qu’elles permirent d’ébaucher, nous appelaient à la Commune. Dans l’agitation extrême des années 1970, des communautés de luttes ont dessiné dans certains quartiers de la métropole un tissu de lieux, d’outils collectifs, de solidarités, de combativité, constituant le territoire d’une autonomie diffuse, établissant des forces parasites, parallèles au maillage du pouvoir. Que l’on songe aux quartiers rouges de l’Italie des années 1970 marqués par l’occupation massive de logements, les autoréductions de factures d’énergie, la prolifération des radios pirates et des « centres sociaux » autonomes. Qu’on se figure certains quartiers noirs des États-Unis avec les branches locales du Black Panthers Party qui patrouillaient en armes pour empêcher les exactions policières tout en se substituant aux programmes sociaux de l’État par la distribution de petits déjeuners aux enfants, la création de cliniques gratuites et d’écoles autonomes appelées Intercommunal Youth Institute.
C’est en parcourant la brousse de l’autrefois avec en tête la réalité de l’à-présent, c’est en écartant de ses mains les herbes épaisses, les touffes d’idéologie et d’histoire officielle qui masquent la tradition des vaincus, que l’on finit par apercevoir des bribes d’horizon pour l’à venir.
« Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’histoire. »Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire
Au Chiapas, la communalité indigène constitue le terreau du mouvement zapatiste. Au Rojava, les Kurdes en lutte appellent à la constitution de communes autonomes et prennent part à une terrible guerre civile. Dans les manifs débordantes et les occupations qui secouent les métropoles du monde entier, de Nantes à Ferguson, de Gezi à Oaxaca, de la plaça Catalunya à la place Tahrir, les villes semblent tressaillir de nouveau au rythme des irruptions insurrectionnelles.
Quelles communes s’inventent et se cherchent aujourd’hui ? Comment peuvent-elles advenir ? Comment nos tentatives de faire commune se confrontent-elles à la politique classique avec son lot de partis, de syndicats, d’identités militantes, de bureaucratie municipale et de « démocratie locale » ? Quel sens y aurait-il aujourd’hui à déclarer la commune quelque part ? Affirmer la sécession signifie-t-il forcément assumer une guerre ouverte ?
★
« Lʼhistoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre lʼespace au temps vécu. La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondant à lʼappropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet espace mouvant du jeu, et des variations librement choisies des règles du jeu, lʼautonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol, et par là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens. »Guy Debord, La Société du spectacle
Les formes passées de la révolution appellent leur dépassement. En France, au cœur de cet Occident qui vacille, ni la conquête du pouvoir central, ni la constitution de communautés hors de sa portée, ni la lutte armée, ni la grève générale, ne semblent ouvrir des perspectives révolutionnaires. Dans quels sentiers improbables nous précipitera l’à venir ?
Nous avons besoin de relier entre eux les lieux depuis lesquels se cherchent ici et maintenant de nouvelles manières de la commune. Car c’est à nous qu’il appartient, désormais, de la réinventer. Nous voudrions penser ensemble, depuis la réalité de nos ancrages territoriaux, la possibilité d’un essaimage des pôles de sécession. Imaginer l’émergence d’un archipel de puissances destituantes dans lequel des formes de vies hétérogènes construisent du commun, de fêtes mémorables en assemblées houleuses, et commencent à s’organiser de concert, mêlant stratégies d’évitement et de confrontation face aux institutions.
Ceci est une invitation au voyage, un appel à venir sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes la première semaine de juin 2016 pour imaginer ce que pourrait être un devenir révolutionnaire qui prenne la forme d’une levée de communes.
★
Éléments du programme provisoire
Le programme définitif sera communiqué ultérieurement, nous mettons ici en partage les pistes que nous explorons pour cette semaine de rencontres. Toute proposition de contribution serait la bienvenue.
Chantiers collectifs d’entretien des communaux
Ceux-ci prendront la forme de semis de sarrasin sur les terres du mouvement et/ou d’entretien des routes et des chemins communaux.
Communes d’hier
Des interventions, des projections, des lectures ou des discussions sur des expériences de Communes qui ont marqué l’histoire ou qui furent oubliées.
Banquet des Q de plomb
Des victuailles de la ZAD, du vin en abondance, banquet pantagruélique et diatribes enivrantes.
Imaginaires de Communes
Le temps d’une soirée, sous la forme d’un collage de lectures, d’images et de sons, nous partirons à chaque fois d’un événement de l’histoire locale pour tisser des correspondances
avec les mille et une tentatives passées et présentes de faire commune.
Escapade nantaise
Escale ou balade à Nantes sur les traces de Mai 68. Que fut ce que certains appelèrent la « Commune de Nantes » ?
Faire commune aujourd’hui ?
Qu’est ce qui résonne de la Commune, comme héritage et perspective révolutionnaire, dans nos différentes tentatives locales et dans les luttes actuelles ? Discussion collective.
Fête, jeu, musique et danse
Infos pratiques
Les rencontres se dérouleront du mardi (soir) 31 mai au samedi 4 juin inclus sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. L’hébergement (dortoirs et camping) et la nourriture (cantines) seront assurés par nos soins. C’est pourquoi nous vous invitons à nous prévenir dès que possible de votre venue à l’adresse suivante pour faciliter l’organisation : rencontrescommune@riseup.net
Source : LundiMatin