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Paroles du sous-commandant insurgé Marcos
et du lieutenant-colonel insurgé Moisés à La Garrucha

samedi 16 août 2008, par SCI Marcos, SCI Moisés

Caracol de La Garrucha, le 2 août 2008.

Paroles adressées par le sous-commandant insurgé Marcos
aux membres de la Caravane nationale et internationale
d’observation et de solidarité avec les communautés zapatistes

Bonsoir et bonne nuit. Je m’appelle Marcos, le sous-commandant insurgé Marcos, et je suis venu pour vous présenter le lieutenant-colonel insurgé Moisés. En effet, c’est lui qui est chargé par le commandement général de l’EZLN des relations internationales, de ce que nous appelons la Commission intergalactique et la Sexta internationale, parce que, de nous tous, c’est le seul qui ait assez de patience pour vous supporter.

Vamos a hablar despacio, para la traduction. We will speak slowly, for the translation. Nous allons parler doucement, pour la traduction.

Nous voulons vous remercier d’être venus jusqu’ici vous rendre compte directement de ce qu’il en était des zapatistes et de n’être pas seulement venus voir comment nous nous trouvons après les attaques que nous avons subies, mais aussi ce que nous construisons ici en territoire rebelle, en territoire zapatiste.

Nous espérons que ce que vous verrez et que ce que vous écouterez ici puisse vous servir à porter cette parole très loin : en Espagne, en France, en Grèce, en Italie, au Pays basque, aux États-Unis et dans le reste de notre pays, chez nos compañeros de l’Autre Campagne.

Souhaitons que vous ne fassiez pas comme la dénommée Commission civile internationale d’observation des droits humains : la seule chose qu’elle est venue faire ici, il y a quelques mois, c’est blanchir le gouvernement PRD du Chiapas en déclarant que les attaques que subissent nos communautés n’étaient pas le fait du gouvernement chiapanèque mais du gouvernement fédéral.

J’aimerais introduire un peu ce dont va vous parler le lieutenant-colonel Moisés. Nous sommes heureux que votre séjour ici ait coïncidé avec le fait qu’il se trouvait dans ce secteur car de tous nos compañeros, c’est celui qui a suivi de plus près la construction de l’autonomie dans les communautés zapatistes.

Je tenais à vous expliquer dans les grandes lignes ce qu’a été l’histoire de l’EZLN et des communautés indigènes zapatistes sur ce territoire, le Chiapas, donc. Je veux parler des Altos de Chiapas, qui est la zone du Caracol d’Oventik ; la zone tzotz choj, tzeltal-tojolabal, qui est celle du Caracol de Morelia ; la zone chol, qui est celle de Roberto Barrios, au nord du Chiapas ; la zone tojolabal ou Selva Fronteriza, qui est celle du Caracol de La Realidad, et celle-ci, la zone tzeltal, qui est celle du Caracol de La Garrucha.

Demain, vous êtes invités à visiter un village dont les habitants appartiennent aux bases de soutien de l’EZLN depuis de nombreuses années. Vous aurez l’honneur d’avoir pour guide le commandant Ismael, que voici. Lui et le Señor Ik - le défunt commandant Hugo, ou Francisco Gómez qui était le nom figurant sur son état civil - ont parcouru inlassablement ces cañadas, ces vallées encaissées, pour y parler de la parole zapatiste à l’époque où personne n’était avec nous.

Il sera votre guide. Il vous emmènera voir l’endroit où les soldats de l’armée fédérale cherchaient de la marijuana. Nous voulons que vous constatiez par vous-mêmes si on y trouve de la marijuana. Si vous en trouvez, ne la fumez pas ! Allez porter plainte pour qu’on détruise la plantation. Mais non, il n’y a pas de marijuana chez nous. Quand nous le disons, nous, on ne nous croit pas. Vous, on vous croira peut-être... Remarquez, vous... encore moins ! Dès qu’ils poseront les yeux sur vous, ils ne croiront pas un mot de ce que vous dites.

Le commandant Masho est aussi avec nous ; le voici, à ma droite. Lui aussi fait partie de nos compañeros commandants qui accompagnaient le Señor Ik, le commandant Hugo, au tout début de l’EZLN dans cette cañada. Aujourd’hui, il fait partie de la Commission Sexta de l’EZLN. Il était avec nous dans le nord-est de la République mexicaine, quand nous avons rendu visite aux peuples indiens et aux compañeros et compañeras de l’Autre Campagne au Mexique dans cette région.

Comment tout a commencé ? Il y a vingt-quatre ans, presque vingt-cinq maintenant, un petit groupe d’« urbains » ou de citadins comme nous les appelons, nous, est arrivé, mais pas dans cette partie de la forêt, sinon beaucoup plus à l’intérieur, dans ce qui porte aujourd’hui le nom de réserve des Montes Azules (les monts Bleus). Dans cette zone, il n’y avait rien, rien d’autre que des animaux sauvages à quatre pattes, et des animaux sauvages à deux pattes : nous. La façon dont de ce petit groupe voyait les choses - je vous parle de 1983-1984, c’est-à-dire d’il y a vingt-quatre ou vingt-cinq ans - était celle, traditionnelle, des mouvements de libération d’Amérique latine, à savoir : un petit groupe d’illuminés qui prend les armes et se soulève contre le gouvernement. C’est le genre de choses qui fait que beaucoup de gens les suivent et se soulèvent, que l’on renverse le gouvernement et que l’on installe à la place un gouvernement socialiste. Je reste volontairement très schématique, mais pour l’essentiel c’est ce que qui est connu sous le nom de théorie des « foyers guérilleros ».

Ce groupe réduit, composé des quelques-uns que nous étions à l’époque, partageait cette vision traditionnelle, classique ou orthodoxe, si vous préférez, mais il partageait aussi une notion éthique et morale sans précédent dans les mouvements guérilleros ou de lutte armée en Amérique latine. Nous avions hérité cette éthique et cette morale d’autres compañeros qui étaient morts en affrontant l’armée fédérale et la police secrète du gouvernement mexicain.

Dans toutes ces années-là, nous étions seuls. Nous n’avions aucun compañero dans les villages. Personne ne venait de Grèce nous voir. Pas plus que d’Espagne ou de France ou d’Italie ou du Pays basque. Et du Mexique non plus, d’ailleurs ! Parce que nous étions dans l’endroit le plus reculé et oublié de ce pays. Ce qui était d’abord un inconvénient allait se transformer par la suite en un avantage, car, à l’époque, le fait d’être isolés et oubliés nous a permis de connaître un processus d’involution. N’importe qui d’orthodoxe connaîtra sans doute ce livre qui parle de « la transformation du singe en homme ». Pour nous, à ce moment-là, il s’est passé l’inverse : l’homme s’est transformé en singe, qui est ce que nous étions. Y compris physiquement, c’est d’ailleurs pour ça que je porte un passe-montagne. Dans de pareils cas, l’esthétique et le bon goût veulent que l’on se couvre le visage.

Ce petit groupe a survécu à la chute du Mur de Berlin, à l’écroulement du bloc socialiste, aux impasses de la guérilla en Amérique centrale - celle du FMLN au Salvador, d’abord, puis celle de ce qui s’est appelé il fut un temps le Front sandiniste de libération nationale, au Nicaragua. Et plus tard encore, avec les déboires de l’Union révolutionnaire du Guatemala, l’URNG.

Ce qui a permis à ce petit groupe de survivre, c’est, selon nous, deux choses. L’une était l’ingénuité ou l’obstination que ces personnes portaient probablement inscrite dans leur ADN. L’autre, c’était le bagage moral et éthique qu’elles avaient hérité de leurs compañeros et compañeras qui avaient été assassinés par l’armée, dans ces montagnes précisément.

Les choses en seraient restées là, avec deux issues possibles : un petit groupe qui passe des dizaines d’années enfermé dans la montagne, attendant le moment où il se passera quelque chose et pouvoir ainsi agir dans le cadre de réalité sociale ; ou finir, comme une certaine partie de la gauche radicale mexicaine de l’époque, par devenir députés, sénateurs ou présidents légitimes de la gauche institutionnelle au Mexique.

Au cours de ces premières années, il s’est passé quelque chose qui nous a sauvés. Qui nous a sauvés et qui nous a vaincus. Et ce qui s’est passé est aujourd’hui assis à ma gauche, c’est le lieutenant-colonel insurgé Moisés, ainsi que le commandant Masho, le commandant Ismael qui, avec bien d’autres compañeros, ont fait que l’EZLN, de mouvement orthodoxe de foyer guérillero, passe à être une armée d’indigènes.

Je ne veux pas seulement dire qu’il s’agissait d’une armée composée en grande majorité par des indigènes. Et quand je dis majoritairement, je couvre mes arrières, parce que, en réalité, sur 100 combattants, 99 étaient indigènes et le dernier était métis. Non, pas seulement, sinon que cette armée et sa façon de voir les choses a subi une défaite dans sa vision d’experts, dans sa vision dirigiste, caudilliste, révolutionnaire classique qui veut qu’un homme, ou un groupe d’hommes, devienne le sauveur de l’humanité ou de notre pays.

Ce qui s’est donc passé, à l’époque, c’est que cette vision des choses a été vaincue dès l’instant où nous avons été confrontés aux communautés et que nous nous sommes rendu compte que non seulement les indigènes ne nous comprenaient pas, mais aussi que leur projet était meilleur.

Quelque chose avait eu lieu au cours de toutes les années précédentes, pendant les dizaines d’années précédentes, les siècles précédents. Nous étions confrontés à un mouvement de vie, qui avait réussi à survivre aux tentatives successives de conquête de l’Espagne, de la France, de l’Angleterre, des États-Unis et de l’ensemble des puissances européennes, y compris l’Allemagne nazie de 1940-1945. Ce qui avait fait résister tous ces gens, nos compañeros et compañeras dans un premier temps, puis, ensuite, les hommes et les femmes qui sont aujourd’hui nos chefs, c’était un attachement profond à la vie qui devait beaucoup à leur héritage culturel. Leur langue, leur langage, leur manière de communiquer avec la nature constituaient un autre projet non seulement de vie, mais aussi de lutte. Nous n’étions pas en mesure d’apprendre à quiconque ici à résister. C’est nous qui devenions peu à peu les élèves d’une école de résistance de gens qui ont su résister depuis cinq siècles.

Ceux qui étaient venus en sauveurs des communautés indigènes ont été sauvés par elles. Et nous y avons trouvé un cap, un but, un chemin, une compagnie et une certaine vitesse marquant notre pas. Ce que nous avons appelé à l’époque et que nous appelons toujours aujourd’hui « la vitesse de notre rêve ».

L’EZLN a contracté de nombreuses dettes auprès de vous, auprès de gens comme vous, au Mexique et dans le monde entier, mais notre dette essentielle réside dans notre cœur : dans le cœur indigène. Dans cette communauté et dans des milliers de communautés comme celle-ci, peuplées de compañeros bases de soutien zapatistes.

Au moment où le petit groupe guérillero entre en contact avec les communautés, surgissent un problème et une lutte. Moi, j’ai une vérité - moi, le groupe guérillero -, et toi tu n’es qu’un ignorant : je vais te transmettre mon enseignement, je vais t’endoctriner, je vais t’éduquer, je vais te former. Erreur et défaite.

Quand le pont d’un langage commun a commencé de se construire et que nous avons commencé à modifier notre façon de parler, nous avons commencé à modifier la façon dont nous nous pensions et la façon dont nous concevions la voie que nous nous étions tracée : servir.

De mouvement qui envisageait de se servir des masses, des prolétaires, des ouvriers, des paysans et des étudiants pour parvenir au pouvoir et les conduire au bonheur suprême, nous étions en train de nous transformer, petit à petit, en une armée qui devait être au service de ses communautés. En l’occurrence, des communautés indigènes tzeltals, les premières où nous nous sommes installés, dans cette zone précisément.

L’entrée en contact avec les communautés nous a fait subir une rééducation plus brutale et plus terrible que les électrochocs qu’on vous applique dans les cliniques psychiatriques. Tous ne l’ont pas supporté. Certains d’entre nous, si, mais ils continuent encore à s’en ressentir à ce stade du match.

Que s’est-il passé ensuite ? Eh bien, que l’EZLN est devenue une armée d’indigènes, au service des indigènes, et qu’elle est passée des six qui ont commencé l’EZLN aux plus de six mille combattants actuels.

Qu’est-ce qui provoque le soulèvement du 1er janvier 1994 ? Pourquoi avons-nous décidé de prendre les armes ? La réponse est à chercher dans les enfants, les petites filles et les petits garçons. Ce n’était certainement pas dû à une analyse de la conjoncture internationale. N’importe qui parmi vous sera aisément d’accord avec moi pour dire que la conjoncture internationale de l’époque était tout sauf propice à un soulèvement armé. Le bloc socialiste avait été vaincu, l’ensemble du mouvement de la gauche en Amérique latine était dans une phase de reflux. Au Mexique, la gauche pleurait sa défaite devant Salinas de Gortari, qui n’avait pas seulement organisé une gigantesque fraude électorale, mais avait aussi acheté une grande partie de la conscience critique de la gauche mexicaine de l’époque.

Quiconque un tant soit peu raisonnable nous aurait dit que les conditions n’étaient pas remplies, que nous ne devions pas prendre les armes, qu’il valait mieux déposer les armes et rejoindre son parti, etc. Pourtant, quelque chose à l’intérieur de notre mouvement a fait que nous ayons défié ces pronostics et ces conjonctures internationales.

L’EZLN se propose alors, pour la première fois, de braver le calendrier et la géographie d’en haut. Les petites filles et les petits garçons, je vous dis. Il s’est trouvé qu’à ce moment-là, tout au début des années quatre-vingt-dix, début 1990, une réforme a été votée qui empêchait les paysans de pouvoir accéder à la terre. Et comme vous allez le voir demain quand vous gravirez la colline qui mène au village de Galeana, la terre en question qu’avaient les paysans c’était ça : des coteaux escarpés et truffés de cailloux. Les bonnes terres étaient aux mains des finqueros, des grands propriétaires. Dans les jours qui viennent, vous aurez également l’occasion d’aller visiter ces grandes propriétés et vous pourrez constater la différence de qualité de la terre entre l’un et l’autre.

On ne pouvait donc plus accéder à un lopin de terre. Simultanément, les maladies ont commencé à décimer les petites filles et les petits garçons. Entre 1990 et 1992, dans la forêt Lacandone, aucun enfant n’a atteint l’âge de cinq ans. Avant d’avoir cinq ans, ils mouraient de maladies que l’on sait soigner. Ils ne mouraient pas d’un cancer ou du sida, ils n’étaient pas affectés par une maladie cardio-vasculaire, non, il s’agissait de maladies soignables, typhoïde, tuberculose, et il suffisait même, parfois, d’une simple fièvre pour tuer des petites filles et des petits garçons de moins de cinq ans. Je sais que dans les villes un tel phénomène pourrait même être considéré comme un soulagement : « moins il y a d’ânes, plus il y a d’épis de maïs », dit un dicton. Dans le cas d’un peuple indigène, cependant, la mort des jeunes signifie la disparition de ce peuple. Dans un processus naturel, les adultes grandissent, ils se font vieux et ils meurent. S’il n’y a plus d’enfants, la culture en question disparaît, tout simplement.

La mortalité des indigènes, des enfants indigènes, aggravait donc encore la situation. Cependant, la différence entre ce qui existait ici et ce qui se passait chez les autres peuples indiens, c’est qu’ici il y avait une armée rebelle, et armée. Ce sont les femmes qui ont commencé à monter toute cette histoire, pas les hommes. Je sais que la tradition - les mariachis, Pedro Infante et tout le tremblement - veut qu’au Mexique les hommes soient très « machos ». Mais chez nous ça ne s’est pas passé comme ça. Ce sont les femmes qui ont commencé à pousser à faire quelque chose, à dire que ça ne pouvait plus continuer, que ya basta ; les femmes, qui voyaient mourir leurs enfants sous leurs yeux.

Une sorte de rumeur à commencé à parcourir toutes les communautés : il faut faire quelque chose, ¡ya basta !, ça suffit maintenant, dans toutes les langues. À ce moment-là, l’EZLN était aussi implantée dans la zone des Altos. Et sur place se trouvaient deux de nos compañeras qui ont été, et sont toujours, la colonne vertébrale dans toute cette affaire : la défunte commandante Ramona et la commandante Susana.

Dans différents endroits a commencé à surgir ce souci, ce problème épineux... Appelons les choses par leur nom : cette rébellion des femmes zapatistes, qui disaient qu’il fallait faire quelque chose. En ce qui nous concerne, nous avons fait alors ce que nous devions faire, c’est-à-dire demander à tout le monde ce que nous allions faire. En 1992, il y a donc eu une consultation - sans télévision, sans gouvernement central, là-haut dans le District fédéral, sans rien de ce qui existe aujourd’hui -, et village après village on a organisé des assemblées comme celle où nous nous trouvons en ce moment. Le problème était posé. L’alternative était très simple : si nous prenions les armes, on allait nous écraser mais cela aurait au moins le mérite d’attirer l’attention sur nous et les conditions de vie des indigènes s’amélioreraient ; si nous ne prenions pas les armes, nous allions survivre, mais nous allions disparaître en tant que peuples indiens. La logique de mort, voilà ce qui nous a fait dire qu’on ne nous a pas laissé d’autre choix. Aujourd’hui, quatorze ans plus tard, presque quinze, nous - tous ceux qui sont ici depuis plus longtemps - nous disons : « Que c’est bien de ne pas avoir eu d’autre choix ! »

Les communautés ont dit : « C’est pour ça que vous êtes là ; battez-vous, luttez à nos côtés. » Il ne s’agissait pas seulement d’une relation d’obéissance formelle ; parce que, en fait, formellement, c’était le contraire. Formellement, c’était l’EZLN qui commandait et les peuples et communautés qui étaient les subordonnés. Dans les faits cependant, dans la réalité, c’était le contraire : les communautés soutenaient, nourrissaient et faisaient croître l’Armée zapatiste de libération nationale. À l’époque, la participation d’un compañero métis de la ville a aussi été très importante. Je veux parler du sous-commandant insurgé Pedro, mort au combat le 1er janvier 1994.

Au moment de soumettre cette alternative à laquelle les communautés ont répondu de « prendre les armes », le calcul militaire que nous avons fait - et le lieutenant-colonel Moisés s’en souviendra sûrement très bien, car c’est dans cette montagne derrière nous, derrière ce village, dans un camp que nous avions là, qu’a eu lieu une réunion de tous les chefs zapatistes -, l’idée que j’ai exposée a été la suivante : il faut soigneusement penser ce que nous allons faire, parce que quand nous allons mettre en branle quelque chose il n’y aura plus moyen de faire marche arrière.

Si nous commencions à demander aux gens s’ils voulaient prendre les armes ou non, plus rien n’allait pouvoir arrêter ça. Nous savions, nous pressentions que la réponse allait être « oui ». Et nous savions et pressentions que ceux qui allaient y rester étaient ceux qui étaient réunis ici, dans ces montagnes au-dessus de La Garrucha.

Il s’est passé ce qui s’est passé. Je ne vais pas vous raconter le 1er janvier 1994 parce que vous commencez à connaître notre histoire - enfin, certains d’entre vous, parce que d’autres étaient encore tout gamins -, je me limiterais à dire qu’a commencé une étape de résistance, comme nous l’appelons, au cours de laquelle on est passé de la lutte armée à l’organisation d’une résistance civile et pacifique.

Dans le cours de ce processus, il s’est passé une chose sur laquelle je voudrais attirer votre attention : le changement d’attitude de l’EZLN par rapport à la question du pouvoir. C’est cette position vis-à-vis de la question du pouvoir qui va le plus profondément marquer la trajectoire zapatiste. Nous nous étions déjà rendu compte - et ce « nous » comprend désormais les communautés, non plus seulement le petit groupe du départ -, nous nous étions déjà aperçu, disais-je, que les solutions, comme tout le reste dans ce monde, se construisent du bas vers le haut. Or tout notre projet antérieur et toutes les propositions de la gauche orthodoxe jusque-là, c’était le contraire : c’est d’en haut que l’on résout la situation du bas.

Ce renversement de perspective, du bas vers le haut, signifiait pour nous que nous n’allions pas nous organiser ni organiser les gens pour aller voter ou pour aller à une manifestation ou pour crier des slogans, mais pour survivre et convertir la résistance en une école. C’est ce qu’ont fait nos compañeros. Non pas l’EZLN du début, le petit groupe fondateur, mais l’EZLN désormais avec cette composante indigène. C’est ce processus, que l’on connaît aujourd’hui dans les grandes lignes comme la construction de l’autonomie zapatiste, dont va vous parler maintenant en détail le lieutenant-colonel insurgé Moisés.

Auparavant, je tiens à vous faire remarquer plusieurs choses. On dit, non sans raison, qu’au cours des deux dernières années, 2006 et 2007, le sous-commandant Marcos s’est efforcé, avec acharnement et avec succès, à détruire l’aura médiatique dont on l’avait entouré. Et c’est un fait remarquable que des gens qui était auparavant proches de nous se sont éloignés ou sont même devenus radicalement antizapatistes. Certaines de ces personnes sont retournées chez elles dans leur pays pour y donner des causeries et y ont été reçues comme si c’était elles qui s’étaient insurgées en prenant les armes. Il s’agissait de zapatologues, disposés à voyager tous frais payés, à recevoir les applaudissements, les caravanes et certaines faveurs, quand ils voyageaient à l’étranger.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Je vais vous dire comment nous voyons les choses. Vous, vous avez votre propre idée sur la question. Quand l’EZLN prend les armes, surgit... Je m’explique : ici, dans les zones indigènes, on parle beaucoup des « coyotes ». Il faut que je situe clairement les choses sur les coyotes, parce que pour les Yaquis ou pour les Mayos c’est un animal totémique très chouette, un symbole important. Au Chiapas, non. Le coyote, ici c’est un intermédiaire. C’est quelqu’un qui achète bon marché aux indigènes et qui revend très cher ce qu’il leur a acheté.

Alors, quand se produit l’insurrection zapatiste, on voit apparaître ce que nous, nous appelons les intermédiaires de la solidarité. Autrement dit, les coyotes de la solidarité. Des gens qui prétendaient, et prétendent encore, qu’ils sont les interlocuteurs privilégiés du zapatisme, qu’ils ont le téléphone rouge, qui savent comment les choses sont réellement ici, ce qui constitue pour eux un capital politique. Ils arrivent ici et apportent un petit quelque chose, autrement dit, ils payent bon marché, puis ils repartent et se présentent comme les émissaires de l’EZLN : ils se font payer cher.

L’apparition de ce groupe d’intermédiaires, qui comptait dans ses rangs des politiques, des intellectuels, des artistes et des gens du mouvement social, nous a caché l’existence d’autres choses, d’autres « en bas ». Nous, les zapatistes, nous pressentions qu’il devait bien y avoir une Espagne d’en bas, qu’il devait bien exister un Pays basque en rébellion, qu’il y avait une Grèce rebelle, une France insurgée, une Italie des luttes ; mais nous ne les voyions pas. Et nous craignions donc d’être également invisibles à vos yeux.

Ces intermédiaires organisaient et faisaient des choses quand nous étions à la mode, et percevaient leur capital politique. Comme quelqu’un qui organise des concerts en disant que les recettes sont pour le Chiapas, mais en empoche une partie : il se paye une sorte de salaire ou ce qui revient à son organisation.

Il y avait bel et bien un autre « en bas ». Nous l’avons toujours pensé, nous avons toujours eu l’idée que le zapatisme n’est pas le seul rebelle ni le meilleur. Notre idée n’a jamais été de créer un mouvement qui capitalise et dirige toute la rébellion au Mexique ou toute la rébellion au niveau mondial. Nous n’avons jamais aspiré à une internationale, à la cinquième internationale ou à je ne sais laquelle... On en est où ? - Alejandro ? - On en est à la Sexta, la sixième ? Oui, mais ça c’est autre chose, c’est « l’Autre Internationale ». Le compañero s’y connaît en internationales.

Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Moi, je vais vous dire certaines choses qui ne constitueront aucune nouveauté pour vous. La fiction que représente une gauche institutionnelle n’a pas de secret pour les Espagnols, qui ont Rodríguez Zapatero et Felipe González ; pour le Pays basque - Gora Euskal Herria -, c’est encore plus évident ; pour l’Italie rebelle aussi, ça n’est pas nouveau ; quant aux Grecs, ils peuvent certainement nous en parler abondamment, et la France, avec ce baron de Mitterrand, c’est pareil.

Au Mexique, ce n’est pas le cas, on continue d’en attendre quelque chose. On continue de penser qu’il est possible que si la gauche que nous subissons aujourd’hui parvenait au pouvoir, elle pourrait le faire sans y laisser des plumes. Je traduis : qu’il lui serait possible d’arriver à gouverner sans cesser d’être de gauche. L’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, quasiment tous les pays du monde peuvent témoigner du contraire, à savoir, que des gens de gauche, conséquents - pas nécessairement radicaux -, dès qu’ils arrivent au pouvoir, cessent d’être de gauche. Leur vitesse varie, leur profondeur change, mais ça ne rate pas : ils se transforment. C’est ce que nous, nous appelons « l’effet estomac » du pouvoir : ou il te digère ou il te transforme en merde. Qu’on observe le rapprochement qui a lieu au Mexique entre la gauche, ou ce qui se proclame gauche, et le pouvoir - maintenant que j’y pense, je me rappelle qu’un journal avait écrit que je n’étais pas ici mais à Mexico, à prendre du bon temps dans les fêtes de la gauche ; j’ignorais qu’il y avait une gauche dans la ville de Mexico et qu’elle faisait des fêtes... Si, il y a encore une gauche, mais c’est l’Autre Gauche -, à l’instant même où la possibilité d’arriver au pouvoir s’est présentée pour la gauche, ce processus de digestion et de défécation propre au pouvoir a commencé. Quant aux zapatistes et à quiconque s’est rangé au centre - je suis désolé si je brise le cœur à certains, mais le centre ne se trouve pas au centre, il est collé à la droite. Non, c’est l’autre côté, à droite... Enfin, à votre droite...

Bref, voilà que l’on nous demandait, que ce groupe d’intellectuels, d’artistes et de leaders sociaux nous demandaient de revenir en arrière dans l’histoire jusqu’en 1984, jusqu’à l’époque où nous pensions que si un groupe ou un individu arrive au pouvoir, il peut tout transformer vers le bas. On nous demandait donc de déposer notre confiance, notre avenir, notre vie et notre méthode en une personne éclairée, en un individu, ainsi qu’à la bande des quarante voleurs qu’est la gauche mexicaine.

Les zapatistes ont dit « non ». Ce n’est pas que nous trouvions le président légitime [1] particulièrement antipathique, c’est purement et simplement que nous ne croyons pas en une telle méthode. Nous ne croyons pas que quiconque, même quelqu’un d’aussi beau que le sous-commandant Marcos, soit capable d’opérer une telle transformation - bon, d’accord, mais les jambes, quand même... Il ne pouvait en être question pour nous, par conséquent la rupture a eu lieu.

Je tiens personnellement à attirer votre attention sur un fait : à l’époque, nous avons dit ce qui allait arriver. Ce qui se passe en ce moment. Quand nous l’avons dit, nous, on nous a rétorqué que nous faisions le jeu de la droite. Maintenant que les mêmes répètent ce que nous avions dit il y a deux ans, et parfois en reprenant mot pour mot nos propres paroles, on prétend que c’est pour rendre service à la gauche.

Le zapatisme est incommodant. C’est comme si dans le puzzle du pouvoir apparaissait une pièce qui ne rentre nulle part et dont il faut se débarrasser. De tous les mouvements qui existent au Mexique, il y en a un, le zapatisme - ce n’est pas le seul -, qui est gênant pour tous ces gens. Car c’est un mouvement qui ne permet pas de s’intégrer, qui ne permet pas de se rendre, qui ne permet pas de renoncer, qui ne permet pas de se vendre. Or dans les mouvements d’en haut, c’est la logique en vigueur, c’est ce qui est rationnel. C’est la Realpolitik, comme ils appellent ça.

Alors, un éloignement à lieu qui commence peu à peu à s’étendre jusqu’aux secteurs internationaux, essentiellement en Amérique latine et en Europe. Dans le même temps, des relations plus solides parviennent cependant à s’établir. Pour n’en citer que quelques-unes, celles avec les compañeros de la CGT espagnole, avec le mouvement culturel rebelle du Pays basque, avec l’Italie sociale et, plus récemment, avec la Grèce rebelle et insoumise que nous avons rencontrée.

Ce glissement vers la droite que j’évoquais est occulté de la manière suivante. On dit que « l’EZLN s’est radicalisée et qu’elle est devenue plus de gauche ». Pardon, mais notre façon de voir les choses n’a pas changé : nous ne cherchons pas à prendre le pouvoir, nous pensons que les choses se construisent à partir du bas. Ce qui s’est passé, c’est que ces secteurs, le secteur des intermédiaires de la solidarité, des coyotes internationalistes ou de l’internationale du « coyotage », ont glissé sur la droite. Parce que le pouvoir ne permet pas d’accéder à lui impunément.

Le pouvoir est un club élitiste, qui exige certaines conditions bien précises pour y entrer. Ce que les zapatistes appellent « la société du pouvoir » possède certaines règles et on ne peut y accéder que si on respecte ces règles bien précises. Qui cherche la justice, la liberté, la démocratie et le respect de la différence n’a aucune possibilité d’y accéder, à moins de renoncer à ses idées.

Quand nous avons commencé à percevoir ce dérapage vers la droite du secteur qui semblait le plus zapatiste, nous avons donc commencé à nous demander à quoi cela correspondait, ce que cela cachait. Pour être sincères, nous avons commencé en sens inverse : nous avons commencé par le monde, autrement dit au niveau international, et ce n’est qu’ensuite que nous nous sommes demandé ce qu’il en était au Mexique.

Pour certaines raisons que vous serez peut-être à même d’expliquer, l’affinité avec le zapatisme a toujours été plus forte dans d’autres pays, ailleurs qu’au Mexique. Parallèlement, elle a été plus forte au Mexique qu’avec les gens au Chiapas. Comme si ce lien s’établissait plus facilement en raison inverse de la proximité géographique : ceux qui vivaient plus loin étaient plus proches de nous, tandis que ceux qui vivaient plus près étaient plus distants.

L’idée nous est venue de chercher ces gens, ayant l’intuition qu’ils existaient et le désirant vivement : vous, d’autres comme nous. Arriva la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, la rupture définitive avec ce secteur des coyotes de la solidarité. Et conséquemment la quête, au Mexique et dans le monde, d’autres qui soient comme nous, tout en étant différents.

Outre notre position sur la question du pouvoir, un autre élément essentiel caractérise le zapatisme (vous le verrez certainement au cours de votre séjour ici ou si vous discutez avec nos conseils autonomes et avec nos conseils de bon gouvernement, c’est-à-dire avec nos autorités) : le refus de prendre la tête de la société et de l’homogénéiser. Nous ne voulons pas un Mexique zapatiste, pas plus qu’un monde zapatiste. Nous ne cherchons pas à ce que tout le monde devienne des indigènes. Ce que nous voulons, c’est un lieu, ici, le nôtre ; nous voulons qu’on nous fiche la paix ; nous voulons que personne ne nous commande. Voilà la liberté : que nous puissions décider librement ce que nous voulons faire.

Nous pensons que ce n’est possible que si d’autres comme nous veulent la même chose et se battent pour y arriver. C’est de cette manière que s’établit une relation de camaraderie, de compañerismo comme nous le disons. C’est cela que veut construire l’Autre Campagne. C’est cela que veut construire la Sexta internationale. Une rencontre de rébellions, un échange d’apprentissages et une relation plus directe, non médiatique mais bien réelle, de soutien entre organisations.

Il y a quelques mois, nous avons accueilli ici des compañeros appartenant à Vía Campesina venus du Brésil, de Corée, d’Espagne, d’Inde, de Malaisie, de Thaïlande - et je ne me rappelle plus d’où encore. Nous les avons rencontrés à La Realidad, où nous étions tous réunis. Quand nous avons parlé avec eux, nous leur avons dit que, pour nous, les rencontres de dirigeants ne valaient rien. Pas même la photo qu’ils faisaient prendre à ce moment-là. Si les organes directeurs de deux mouvements ne servent pas à que ces mouvements se rencontrent et se connaissent, c’est qu’ils ne servent à rien.

Nous vous le répétons aujourd’hui, et à quiconque viendrait nous proposer quelque chose de semblable. Ce qui nous intéresse, c’est ce qu’il y a derrière : vous, d’autres comme vous. Nous ne pouvons pas aller en Grèce, mais nous pouvons calculer sans craindre de nous tromper que tous ceux qui ont voulu venir ici n’ont pas pu le faire. Comment pouvons-nous parler avec ces autres ? Comment faire pour leur dire que nous ne voulons pas une aumône, que nous ne voulons pas leur pitié ; que nous ne voulons pas qu’ils nous sauvent la vie ; que nous voulons juste un compañero, une compañera et un/e compañero/a en Grèce qui mènent leur propre lutte. Au Pays basque, au Danemark, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France, en Suède - je ne me risquerais pas à nommer tous les pays, il ne manquerait plus qu’il en manque un et j’aurais droit à des protestations...

Qu’est-ce que nous visons ? Dans ce rapide tour d’horizon, je vous ai parlé d’un bagage moral et éthique hérité de ceux qui ont fondé l’EZLN. Cela a surtout à voir avec la lutte et le respect pour la vie, pour la liberté, pour la justice et pour la démocratie. Nous les zapatistes, nous avons une dette morale envers nos compañeros. Pas avec vous, ni avec les intellectuels qui ont pris leurs distances, ni avec les artistes ou les écrivains, ni avec les leaders de mouvements sociaux qui sont maintenant antizapatistes.

Nous avons une dette envers ceux qui sont morts en luttant. Et nous souhaitons que le jour vienne où nous pourrons leur dire, à elles et à eux, à nos morts et à nos mortes, trois petites choses, rien de plus : nous ne nous rendons pas, nous ne nous vendons pas, nous ne renonçons pas.

Je cède la parole au lieutenant-colonel Moisés.

Paroles adressées par le lieutenant-colonel insurgé Moisés
aux membres de la Caravane nationale et internationale
d’observation et de solidarité avec les communautés zapatistes

Bonsoir, compañeros, compañeras. Je voudrais simplement vous expliquer comment est en train de se construire l’autonomie dans les différents Caracoles et conseils de bon gouvernement.

Avant de commencer, je voudrais juste dire que les choses sont bien comme ce que vous a dit le compañero sous-commandant insurgé Marcos. Avant l’arrivée des compañeros insurgés de l’Armée zapatiste de libération nationale, dans toutes les communautés la vie était très difficile : nous étions exploités, humiliés, piétinés et pillés.

Je vous parlerai des terres que nous avons reprises, qui, avant, étaient aux mains des latifundistes. C’est sur ces terres que nos grands-pères et nos grands-mères ont vécu. Depuis très très longtemps. Ils voyaient bien que c’étaient les patrons qui faisaient la loi. Et ils voyaient bien, nos grands-pères et nos grands-mères, que c’est pareil avec le mauvais gouvernement.

Alors, quand est apparue l’Armée zapatiste de libération nationale - comme le racontait le compañero sous-commandant Marcos -, notre travail a commencé dans les villages, à parler de l’exploitation. Et nos compañeros et compañeras, nos grands-pères et nos grands-mères, nos pères et nos mères ont compris qu’il fallait s’organiser. Parce qu’ils voyaient bien ce qui se passait, ce qui arrivait.

Alors, l’idée était admise qu’il fallait s’organiser, qu’il fallait s’unir et que c’est de cette façon que nous serions forts. Mais à l’époque, on ne pouvait pas parce que les patrons et le mauvais gouvernement nous en empêchaient. Il y aurait bien d’autres longues histoires à dire sur cette question, parce que le mauvais gouvernement nous renvoyait aux organisations officielles comme la CNC, et puis la CTM, la Confédération nationale des travailleurs, quelque chose comme ça.

Alors, nos pères et nos grands-pères ont adhéré à ces organisations légales, puisque le mauvais gouvernement disait qu’elles allaient résoudre nos besoins, répondre à nos exigences. Nos pères et nos grands-pères ont essayé mais ça n’a rien changé.

L’idée est alors venue de s’organiser de façon indépendante, de créer des organisations indépendantes ; nos pères et nos grands-pères ont essayé mais ça n’a rien changé. Seul résultat : les persécutions, la prison, les enlèvements et les disparitions.

C’est pourquoi, quand est arrivée l’Armée zapatiste de libération nationale, nos peuples ont commencé à s’organiser de cette manière. Puis on en est arrivé à l’apparition au grand jour de l’EZLN - comme vous l’a dit le compañero sous-commandant Marcos -, il a donc été décidé que ce serait en 1994, et qu’il fallait que nous nous gouvernions nous-mêmes.

Tout ça grâce à l’idée que nous avions eue auparavant qu’il était clair que nous devions nous unir et nous organiser. Parce qu’il était évident depuis longtemps que le mauvais gouvernement n’avait aucun respect pour nous. Alors, nous nous sommes organisés, au début, dans les communes autonomes. C’est comme cela que nous les avons appelées : « autonome ». Il faut dire que nous autres paysans, indigènes tzeltals, tojolabals, chols, zoques et mames, nous ne comprenions pas ce que cela signifiait, ce que voulait dire le mot « autonomie ».

Petit à petit, nous avons compris que l’autonomie était en fait ce que nous étions en train de faire. L’autonomie, c’était que l’on nous demande ce qu’on allait faire. C’était que nous discutions dans nos réunions et dans nos assemblées et qu’ensuite les communautés décident. Aujourd’hui, nous pouvons bien expliquer ce qu’est l’autonomie qui se met en place dans les Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas (les Marez), nos communes autonomes rebelles zapatistes.

Plus tard, en tant qu’indigènes nous avons senti que nos frères indigènes vivaient dans les mêmes conditions que nous dans d’autres États de la République mexicaine. Nous en avons eu la confirmation en les rencontrant dans le cadre de l’Autre Campagne.

Ce que nous pensions, ce que nous ne faisions qu’imaginer auparavant, est aujourd’hui pleinement confirmé. Nous, les indigènes, nous sommes les plus oubliés de tous. Mais nous savons aussi que, pour exister, la liberté, la justice et la démocratie ont aussi besoin de ceux qui ne sont pas des indigènes.

Le travail des communes autonomes s’est donc encore consolidé. Nos compañeros et nos compañeras ont encore mieux compris et se rendent compte maintenant que les choses devraient se passer de la même manière dans l’ensemble du Mexique, c’est-à-dire que le peuple devrait commander et celui qui gouverne obéir. C’est de cette manière que travaillent nos compañeras et nos compañeros.

Dans tout ce que nous entreprenons, qu’il s’agisse de santé, d’éducation ou d’autres travaux collectifs, tout est discuté et analysé dans les communautés, puis, ensuite une décision générale est prise de construire ce que l’on juge nécessaire de construire. De cette façon, nos compañeros et nos compañeras se sont rendu compte qu’il était possible de faire les choses. Ils ont continué d’apprendre avec les compañeros et les compañeras des conseils de bon gouvernement. Une chose qui a été comprise et que nos compañeros découvrent toujours plus, c’est l’importance de la participation des femmes, des compañeras, aux différentes « charges », aux postes de responsabilités dans la construction de l’autonomie, car les compañeras ne doivent pas rester en dehors.

Bien sûr, c’est quelque chose qui a été très difficile pour nous. Parce qu’il a fallu affronter un problème qui vient de loin, qui est que nos compañeras étaient considérées comme un objet qui doit rester à l’écart du reste. Nous avons découvert que, à l’époque des patrons, des grands propriétaires - comme l’ont raconté les compañeras pendant la Rencontre des femmes zapatistes -, nos grands-mères et nos grands-pères étaient maltraités et les compañeras étaient violées.

Alors, nos grands-pères ont essayé de protéger nos grands-mères, pour que n’arrive pas ce que leur faisaient les patrons, ce qu’ils faisaient au-dessus d’elles. Malheureusement, c’est ce qui a fait que seuls les hommes se réunissent et discutent, les compañeras étaient laissées à l’écart.

Avec la construction de l’autonomie que nous entreprenons, c’est quelque chose que nous avons découvert : que nous ne pouvons plus continuer comme avant, que les compañeras ne devaient plus être laissées à l’écart. Aujourd’hui, les compañeras et les compañeros s’aident mutuellement pour résoudre les différents problèmes, planifier et discuter, faire des propositions soumises aux assemblées des communes autonomes ou aux assemblées générales qu’organise le conseil de bon gouvernement.

Où est l’école, où est l’apprentissage ? Ici même, dans les communautés. Les femmes surveillent tout ce qui se fait et veillent à ce que les hommes fassent bien leur travail. Et ce que les compañeras trouvent que les hommes ne font pas bien, elles le font de leur côté, maintenant elles peuvent le faire.

Alors, dans notre construction de l’autonomie, ce sont nos villages, hommes et femmes, qui demandent et veillent à ce que soient correctement appliqués les sept principes de notre mandar obedeciendo (commander en obéissant). Comme le disent nos compañeros et nos compañeras, s’il existait au Mexique un gouvernement qui obéit, ce pays serait bien différent.

Quand nous discutons avec nos compañeros autorités, c’est-à-dire nos mandataires, femmes et hommes, les agents, femmes et hommes, on parle par exemple de ce qui se dit à Mexico, dans ce qu’on prétend être le Congrès de l’Union mexicaine, où il y a les députés et les sénateurs qui se disent les représentants du peuple mexicain. Et nos compañeras et compañeros autorités se demandent : « Quand avons-nous été consultés sur les lois qui y sont faites ? » Ils se sont posé la question quand Carlos Salinas de Gortari a modifié l’article 27 de la Constitution, l’article qui reprend ce que notre général Emiliano Zapata a réussi à faire figurer dans la loi constitutionnelle, à savoir : que la terre ne se vend pas, ne se loue pas. Carlos Salinas et les sénateurs et les députés ont amendé cet article, autorisant qu’on puisse devenir propriétaire de la terre, qu’il y ait des possédants qui puissent décider tout seuls de ce qu’ils veulent faire avec la terre. Autrement dit, ils ont permis que la terre puisse être vendue et allouée.

Alors, nos compañeros et compañeras autorités se sont demandé quand on leur avait demandé leur avis. C’est à ce moment-là qu’ils en ont conclu que tous ces hommes et ces femmes députés et sénateurs du Congrès ne servent à rien. Qu’ils ne représentaient pas le peuple mexicain, parce qu’ils ne nous demandent jamais notre avis, qu’ils ne nous consultent jamais. D’ailleurs, nous ne pensons pas non plus que l’on consulte les ouvriers sur les lois dont ils ont besoin.

Lors des assemblées générales dans les communes autonomes et dans les assemblées générales qu’organisent les conseils de bon gouvernement, on parle de ces questions. Que se passerait-il si, dans tout le Mexique, on demandait à l’ensemble des millions d’indigènes, à l’ensemble des millions d’ouvriers, à l’ensemble des millions d’étudiants et d’étudiantes, de dire quelles lois ils veulent ?

On parle par exemple de Diego de Cevallos, qui est devenu sénateur - il me semble - ou député, et qui est un grand propriétaire. Lui ne ressent pas la souffrance des indigènes ; il ne connaît pas la souffrance des ouvriers et des ouvrières. Il ne peut donc pas savoir de quelles sortes de lois les travailleurs des campagnes et des villes ont besoin.

Compañeros, compañeras, on pourrait croire que c’est simple de parler de l’autonomie, mais ce n’est pas vrai. Les discours sont bien jolis, mais dans la pratique c’est une autre paire de manches. C’est comme pour les nombreux écrivains, les intellectuels, comme on dit - ou comme ils le disent -, on sait qu’ils ont écrit des livres sur l’autonomie. Qui sait, au mieux, ces livres évoquent 2 ou 5 pour cent de ce que l’on aborde ici en matière d’autonomie. Les autres 95 pour cent manquent complètement.

Pour pouvoir parler d’autonomie, il faut vivre dans un endroit où on la fait. Pour pouvoir découvrir, pour voir et savoir plus ce que c’est. Par exemple, vous allez pouvoir vous rendre compte de ce va et vient constant qui a lieu dans la pratique de ce qu’est la démocratie, la manière dont se prennent les décisions.

Dans notre cas, l’instance d’autorité suprême, ce sont les compañeros et compañeras du conseil de bon gouvernement. Elles et eux se réunissent pour discuter des projets à réaliser. Ensuite, ils proposent aux autorités des Marez, aux compañeros et compañeras autorités des Marez, c’est-à-dire des communes autonomes, de réunir les compañeros et compañeras autorités, autrement dit les hommes et les femmes mandataires et agents des villages. La proposition émise par le conseil de bon gouvernement est soumise aux Marez. Et ces hommes et ces femmes mandataires et agents rapportent la proposition du conseil de bon gouvernement dans leurs villages, pour y être étudiée.

Les décisions sont prises dans les villages, lors d’une assemblée municipale. Là, on obtient la majorité pour décider de la proposition du conseil de bon gouvernement. Et de là, on remonte vers l’assemblée générale, qui comprend le conseil de bon gouvernement, où on décide, cette fois, en fonction du mandat du peuple. Mandat qui est déposé auprès du conseil de bon gouvernement.

Après, à l’inverse. Autrement dit, le contraire : les villages peuvent proposer des travaux à exécuter ou des lois que l’on juge nécessaires. Pour donner un exemple, dans la zone où nous trouvons, toutes les villages qui sont aujourd’hui zapatistes sont en train de décider de quelle façon on va travailler les terres reprises. En ce moment même, dans tous les villages de cette zone, on étudie cette question. Tous les villages. Il ne reste plus qu’à convoquer l’assemblée générale de cette zone, d’où sortira le mandat sur la façon dont on va s’occuper de ces terres.

Alors, comment se passent les choses dans une assemblée générale ? Imaginez que vous êtes les hommes et les femmes mandataires et agents qui sont ici. Parfois, une décision est prise à la majorité, et il reste une position minoritaire. Alors, l’une ou l’autre des compañeras ou des compañeros mandataires ou agents expose de nouveau la question en précisant que l’accord auquel on est parvenu pose problème, ce qui aura des conséquences par la suite. Alors, la majorité constituée laisse le droit au compañero ou à la compañera d’argumenter quant aux conséquences de la question qui est posée par le compañero ou la compañera. En fonction des arguments donnés, l’assemblée écoute, est attentive à bien comprendre. S’il s’agit par exemple de travaux ou de quelque chose qui n’a pas encore été mis en pratique, la majorité déclare que cela va être mis en pratique, mais que si ça ne marche pas bien, c’est nous qui commandons et on devra donc corriger et rectifier la situation (en fonction des arguments de la minorité). Autrement dit, on dit à la minorité que ce n’est pas que ce qu’elle avance n’a pas de valeur, mais que les choses vont se faire et qu’elles pourront être améliorées.

Du coup, la construction de l’autonomie prend diverses formes selon les zones zapatistes, c’est très varié. Les choses ne se font pas exactement de la même manière partout. Vous allez pouvoir en juger en discutant avec vos compañeros et compañeras qui sont allés dans les autres Caracoles, parce qu’il n’y a pas qu’un seul modèle, il n’y a pas qu’une seule manière de travailler, en raison de la situation dans laquelle se trouve chaque zone.

Par exemple, dans les Caracoles d’Oventik, de Morelia et de Roberto Barrios, les groupes paramilitaires sont très nombreux. C’est quelque chose qui nous oblige à veiller avec beaucoup de sécurité à la façon dont l’autonomie se met en place. Parce qu’il y a de nombreuses provocations des paramilitaires. Tandis que dans d’autres Caracoles, à cause des distances qui séparent une communauté d’une autre, la façon dont se construit notre autonomie est obligée de suivre un autre rythme.

Cependant, tout reste régi par un principe que nous devons strictement respecter, en pratiquant ce que disent nos sept principes, qui sont que les personnes qui font partie de notre gouvernement doivent obéir et que c’est le peuple qui commande ; que nos gouvernements autonomes doivent constamment redescendre vers les communautés et non pas se hisser vers le haut pour commander, pour cesser de consulter et pour ne rien proposer au peuple.

Nos autorités autonomes, les Marez et les conseils de bon gouvernement, sont tenues de proposer aux communautés, et certainement pas d’imposer. Nos autorités autonomes doivent travailler à convaincre les communautés, et non à les soumettre par la force. Nos autorités doivent construire ce dont on a besoin, ce qui est bon, et non détruire.

Nos autorités sont chargées de nous représenter, c’est-à-dire que ce qu’elles disent doit véritablement correspondre à la parole, à la pensée de notre peuple. Et en aucun cas exécuter ou faire des choses en prétendant que c’est le mandat du peuple alors qu’ils ne l’ont pas consulté. Autrement dit, nous ne voulons pas que les autorités autonomes en viennent à supplanter le peuple. Nous voulons que nos autorités autonomes servent fidèlement le peuple. Et non pas qu’elles se servent de leur mandat pour devenir un gouvernement autonome (dans le sens du gouvernement mexicain actuel).

Alors, nos communautés, nos autorités présentes dans toutes nos communautés, se fondent sur ces principes pour faire respecter ces principes. Et dans les conseils de bon gouvernement, les autorités occupent des postes tournants pour gouverner leur zone. Hommes et femmes. C’est donc à ce stade que l’on réussit à concrétiser une participation des hommes et des femmes.

Compañeros, compañeras, si seulement ce genre de pratiques adoptées par nos peuples pouvaient servir à nos frères et sœurs ailleurs, au Mexique comme dans d’autres pays. Parce que, quand c’est le peuple qui commande, personne ne peut le détruire. Ça n’empêche pas qu’il faut aussi penser que le peuple et les peuples aussi peuvent faire défaut, qu’ils peuvent se tromper. Mais ça, personne ne peut le leur reprocher.

Ce n’est pas comme aujourd’hui, où nous pouvons reprocher leurs fautes aux députés et aux sénateurs, aux gouverneurs ou aux maires. Mais le jour où ce sera vraiment le peuple mexicain, ouvriers, professeurs, étudiants, indigènes, paysans, le peuple du Mexique tout entier qui décide, ce jour-là nous n’allons plus trouver personne à accuser, à qui reprocher.

Si un jour, nous commettons une erreur, eh bien, de la même façon que nous avons été assez bons pour décider ce que nous avons entrepris ici, nous devrons être assez bons pour nettoyer la merde que nous aurons créée. C’est comme ça que ça se passe, c’est là que le peuple montre véritablement qu’il décide. Mais ça, c’est quelque chose qu’il faut arracher à ceux qui commandent aujourd’hui, au mauvais gouvernement. Aujourd’hui, ce sont eux qui possèdent ce pouvoir.

C’est ce qui nous fait dire que ce qui nous a véritablement permis de construire et pratiquer plus l’autonomie ici, c’est d’avoir repris les terres aux grands propriétaires terriens, aux latifundistes. C’est comme qui dirait s’emparer des moyens de production. Il n’y a que de cette façon qu’on y arrive. Pour cela, il faut s’organiser.

Alors, compañeros, compañeras, c’est ainsi que nous faisons les choses. Nous espérons que vous en aurez retiré quelque chose d’utile quant à la manière dont nous travaillons et pour voir comment il nous faut continuer encore à le travailler, à améliorer cette autonomie. Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes parce que vous allez visiter certaines communautés. Là, on pourra mieux vous l’expliquer, directement, et vous dire comment les gens l’ont vécu. Et donc la façon dont ils en sont arrivés à ce qu’ils vivent aujourd’hui. Par eux-mêmes, tout seuls, les compañeros et les compañeras.

Traduit par Ángel Caído.

Notes

[1Allusion à Andrés Manuel López Obrador, « vainqueur » évincé de l’élection présidentielle de 2006 (NdT).

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