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Les condisciples I
Premièrement les premier•e•s
Les disparu•e•s

samedi 22 juin 2013, par EZLN, SCI Marcos, SCI Moisés

Juin 2013.

Aux adhérent•e•s à la Sexta au Mexique et dans le monde,
Aux étudiant•e•s de la petite école zapatiste,

Compañeroas, compañeras, compañeros,

Comme certainement vous ne le savez pas, la première phase du premier cycle de cours « La Liberté selon les hommes et femmes zapatistes » a été mise au point.

Les matériels de soutien sont là ; les maîtresses et les maîtres sont prêts ; les inscriptions sont complètes ; les familles indigènes zapatistes qui vont vous recevoir font déjà le compte de combien de personnes leur échoient et préparent le bazar, la batterie de cuisine, arrangent les endroits où vous passerez la nuit ; les chauffeurologues, comme les appelle le Sub Moisés, règlent les moteurs et briquent les véhicules pour transporter les élèves à leurs écoles ; les insurgé•e•s tissent et détissent de l’artisanat ; les musiciens répètent leurs meilleures chansons pour égayer la fête des dix ans, celle où seront reçu•e•s les étudiant•e•s, celle de fin des cours ; un sain climat d’hystérie collective commence à se manifester parmi celles et ceux qui participent à l’organisation ; on reprend les listes pour voir qui manque… ou qui est en trop ; et au Cideci, siège de l’Unitierra à San Cristóbal de Las Casas (Chiapas), on avance dans les préparatifs pour la petite école et pour la chaire « Tata Juan Chávez Alonso ».

Et, comme il fallait s’y attendre, les gouvernements de l’État et de la Fédération réactivent les paramilitaires, encouragent ceux qui provoquent des confrontations, et font leur petit fourbi pour éviter que vous (et d’autres à travers vous) constatiez l’avancée dans les communautés zapatistes et le contraste marqué avec les communautés et organisations qui s’abritent sous le mince manteau de l’assistancialisme gouvernemental.

Vous voyez le genre, ce qui était à prévoir. Tant de manuels de contre-insurrection, tellement inefficaces, tellement inutiles. Tellement pareils depuis dix, vingt, cinq cents ans. PRI, PAN, PRD, PVEM, PT, tous les partis politiques, avec d’infimes variations dans le discours, faisant la même chose… et répétant leur échec.

Qui aurait dit que les gouvernements de tout le spectre politique craindraient autant que ne s’améliore le niveau de vie des indigènes ? Et nous comprenons leur inquiétude énervée, leur panique mal dissimulée, parce que le message qui vient de ce côté-ci est clair, mais extrêmement dangereux avec son double tranchant : ils ne sont pas nécessaires… et ils gênent.

Résultat : beaucoup de mouvement, dedans et dehors, chez eux•elles et chez nous.

Et tout cela, vu depuis les plus hautes branches de ce fromager, a l’air d’un désordre ordonné (j’allais mettre « bordel », mais on me dit que celles et ceux qui généreusement nous soutiennent en traduisant dans d’autres langues se plaignent de l’abondance de « localismes » impossibles à traduire [1]). Et je pourrais ajouter que tout ça se fait « sans rythme ni raison », surtout à cause de ces cadences de ballade-corrido-ranchera-cumbia des musicos, qui sont un peu la bande-son de tout ça, et qui ont une sonorité, pour dire le moins, déconcertante.

Bref, tout marche comme sur des roulettes.

À présent, il me revient de vous entretenir de qui seront vos condisciples. Femmes, hommes et autres de tous les âges, de différents coins des cinq continents, de différentes histoires.

Et j’ai grimpé au fromager non seulement à cause de la crainte d’être assailli par un scarabée impertinent supposé chevalier errant, ou à cause des récits mélancoliques du chat-chien… bon, oui, à cause de cela aussi, mais surtout parce que, pour vous parler des premier•e•s invité•e•s, il faut se regarder le cœur, ce qui est la façon dont nous, femmes et hommes zapatistes, appelons à se souvenir, à ranimer la mémoire.

Et le fait est que les premier•e•s sur la liste des invité•e•s ont été, sont et seront celles et ceux qui nous ont précédés et accompagné sur ce chemin inachevé vers la liberté, les mort•e•s et disparu•e•s dans la lutte.

À elles toutes, à eux tous, nous envoyons une lettre d’invitation comme celle qu’à présent j’annexe ici. Nous la leur avons envoyée il y a peu de temps : hier, il y a un mois, il y a un an, dix, vingt, cinq cents ans.

Pour comprendre cette missive non seulement il faudra regarder et écouter les vidéos qui l’accompagnent, il faut aussi une certaine dose de mémoire… et de digne rage.

Voici, donc :

Armée zapatiste de libération nationale,
Mexique

À tou•te•s les mort•e•s et disparu•e•s dans la lutte pour la liberté,

Compañera, compañero, compañeroa,

Recevez le salut de …

Mmh…

Oui, vous avez peut-être raison. Peut-être qu’ont quelque chose à voir avec ça les paroles de Gieco, Benedetti, Heredia, Viglietti, Galeano, l’entêtement des grands-mères et des mères de la place de Mai, le digne courage sans prix des dames de Sinaloa et Chihuahua, la douleur faite recherche obstinée des familles de milliers de disparus tout du long de ce continent. Bref, de tous ces gens si butés… et admirables.

C’est possible. Ce qui est sûr, c’est qu’en réfléchissant à qui ça pourrait intéresser de nous voir et nous entendre dans cette auto-exhibition que nous appelons « la petite école zapatiste », les premiers qui se sont présentés c’étaient vous. Toutes, tous. Parce que, bien que nous ignorions beaucoup de noms, connaître le vôtre c’est connaître ceux de vous tous, de vous toutes.

De sorte que s’il faut chercher un responsable de ces lignes, attribuez-les à la mémoire, cette impertinente perpétuelle et obstinée qui ne nous laisse pas en paix, toujours à livrer bataille, toujours à faire la guerre.

Et qu’est-ce que c’est bien, disons-nous, nous femmes et hommes indigènes, mayas, zapatistes. Qu’est-ce que c’est bien que cette guerre contre l’oubli ne cesse pas, qu’elle continue, qu’elle grandisse, qu’elle devienne mondiale !

Bon, oui, ça peut être aussi parce que par ici, nous sommes tou•te•s un peu, ou un beaucoup, comme des mort•e•s, comme des disparu•e•s, frappant encore et encore à la porte de l’histoire, réclamant une place, une petite, comme nous le sommes nous-mêmes. Demandant une mémoire.

Mais il nous semble, après avoir retourné la question dans tous les sens, que la coupable est la mémoire.

Hein ?

Bien sûr, l’oubli aussi.

Parce que c’est l’oubli qui guette, qui attaque, qui conquiert. Et c’est la mémoire qui veille, qui défend, qui résiste.

D’où cette lettre d’invitation.

Où nous l’envoyons ? Oui, ça a été un problème. Nous y avons beaucoup réfléchi, n’allez pas croire.

Oui, c’est peut-être pour cela que vous pensez que León Gieco et sa chanson Au pays de la liberté ont eu quelque chose à y voir.

Que c’est à cause de cela, c’est-à-dire à cause de vous, que nous avons appelé le cours « La liberté selon les hommes et femmes zapatistes » ? Pour avoir une adresse où envoyer l’invitation ? Eh bien, nous n’y avions pas pensé, mais maintenant que vous le dites… oui, c’est possible. Nous nous serions épargné ainsi tout ce micmac de chercher des adresses, des bureaux de poste, des courriers électroniques, des blogs, des pages web, des surnoms, des réseaux sociaux et toutes ces choses sur lesquelles notre ignorance est encyclopédique.

Vous savez, ici il y a eu, et il y a, pas mal de moments difficiles. Des moments où tout et tous paraissent faire obstacle. Des moments où des milliers de raisons, parfois avec l’habillage mortel du plomb et du feu, et parfois revêtues bien gentiment des commodes arguments du conformisme, nous ont attaqués sur tous les flancs pour nous convaincre des avantages de transiger, de nous vendre, de nous rendre.

Et si nous n’avons pas succombé, ce n’est pas parce que nous étions puissants et que nous avions un grand arsenal (d’armes et de dogmes à propos, ou propé, c’est selon).

C’est parce que nous étions peuplés par vous, par votre mémoire.

Vous connaissez bien notre obsession pour les calendriers et les géographies, cette façon à nous très autre de nous comprendre et de comprendre le monde.

Bon, eh bien par ici, la mémoire n’est pas une question d’éphémérides d’un jour qui ne servent que d’alibi à l’oubli pendant tout le reste de l’année. Ce n’est pas une histoire de statues, de monuments, de musées. C’est — comment puis-je le dire ? — quelque chose qui fait moins de bruit, avec moins de pompe et de circonstance. Quelque chose de plus discret, à peine un murmure… mais constant, têtu, collectif.

Parce que, ici, une autre façon de dire ni pardon ni oubli c’est de ne pas transiger, de ne pas nous vendre, de ne pas nous rendre. C’est de résister.

Oui, c’est, disons ça comme ça, « peu orthodoxe », mais qu’est-ce qu’on y peut. Ça fait partie de nos façons… ou de nos « non, sans façons », c’est selon.

Bon, ici, nous vous attendons.

Nous envoyons la présente « au pays de la liberté », l’unique nation sans frontières mais avec tous les drapeaux… ou aucun (ce qui n’est pas la même chose, mais revient au même), et à laquelle il est le plus difficile d’arriver… peut-être parce que le seul chemin pour y arriver est la mémoire.

Nous sommes au courant de votre actuelle impossibilité d’assister à nos assemblées communautaires, et de la difficulté à vous faire parvenir les documents. Mais n’importe comment, à présent aussi bien qu’hier et demain, vous avez une place spéciale parmi nous.

Oui, peut-être que nous nous rencontrerons avant sans le vouloir… ou en le voulant… frappant à une porte ou apparaissant à une fenêtre, mais toujours ouvrant un cœur.

En attendant, vous, n’oubliez pas non plus que quand les femmes et les hommes zapatistes disent « nous voilà », ils vous incluent aussi.

Allez. Salut, et que la mémoire résiste, c’est-à-dire qu’elle vive. Parce qu’ils vous ont emmenés vivants, et c’est vivants que nous vous voulons.

Au nom de tou•te•s les zapatistes de l’EZLN,
sous-commandant insurgé Moisés
sous-commandant insurgé Marcos
Mexique, mai 2013.

(Fin de la lettre d’invitation pour les mort•e•s et disparu•e•s dans la lutte pour la liberté).

(…)

À présent, vous savez qui comptera parmi vos condisciples.

Ils marcheront par ici. Non, ils n’effraieront personne. Bon, à moins que quelqu’un craigne la mémoire et qu’il vienne à la recherche de l’oubli. Mais comme je crois que ce n’est pas votre cas, ou case, c’est selon, alors vous n’avez pas à vous en faire.

Peut-être que sans l’avoir cherché vous tomberez sur le grand fromager mère, l’arbre qui soutient le monde. Si vous avez la patience et l’imagination nécessaire, regardez son tronc et posez des questions. Peut-être que le fromager mère, avec ces disciples tellement autres comme compagnie, vous répondra dans les rides arides de son tronc. Demandez ce que vous voudrez, mais surtout demandez le plus important :

Demandez : Avec qui, tout cela ? Et il vous répondra : Avec toi.

Demandez : Pour qui, cet effort ? Et il vous dira : Pour toi.

Demandez : Qui l’a rendu possible ? Et, peut-être avec un léger tremblement, vous entendrez : Toi.

Demandez : Pour quoi ce chemin ?

Et alors le fromager mère, la terre, le vent, la pluie, le ciel saignant de lumière, tou•te•s nos mort•e•s, tou•te•s nos disparu•e•s, vous répondront :

Liberté… Liberté ! LIBERTÉ !

Ainsi, maintenant vous le savez : si, quand vous serez dans ces montagnes du Sud-Est mexicain, il pleut, il vente, si le ciel protège ou découvre sa lumière, et si la terre s’humidifie, ce sera parce que, au pied du fromager mère, le soutien du monde, quelqu’un est en train de poser des questions… et surtout parce qu’il est en train de recevoir des réponses.

Qu’est-ce qui vient ensuite ? Eh bien, il me semble que cette histoire-là, ce sera à vous de la raconter.

Allez. Salut, et que la mémoire ne baisse ni ne disparaisse.

(À suivre)

Depuis un recoin de la mémoire,
SupMarcos.
Juin 2013.

Mario Benedetti, toujours le bienvenu, avec Daniel Viglietti, chantent,
c’est-à-dire crient, à cause des disparu•e•s, sur les disparu•e•s, avec les disparu•e•s.
Dédié aux mères et aux grands-mères qui ne transigent ni se rendent ni se vendent.

À nouveau Mario Benedetti soulignant, de sa voix, l’impossibilité de l’oubli.
Dédié à celles et ceux qui n’oublient pas.

León Gieco chante sa chanson La Mémoire, la mémoire butée,
implacable, féroce de ceux qui ne sont pas là, mais qui ne sont pas partis et ne partiront pas…
tant qu’il y aura quelqu’un qui n’oublie pas.

León Gieco avec sa chanson Le Pays de la liberté,
adresse à laquelle écrit la mémoire.

Víctor Heredia explique pourquoi « Nous chantons encore »,
c’est-à-dire pourquoi nous n’oublions pas.

Traduit par El Viejo
le 19 juin 2013.

Source du texte original :
Enlace Zapatista

Notes

[1Même pas vrai ! Note du traducteur.

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