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La familia Raíces
Son de Oaxaca

jeudi 19 juillet 2018, par Traba

Oaxaca, juin 2006. La ville gronde. Des barricades fleurissent dans les rues. L’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO) voit le jour. La répression policière est féroce. L’insurrection durera près de six mois et prendra des airs de Commune de Paris. Un air rebelle et entraînant va porter les espoirs de cette ville qui lutte et qui résiste, une chanson au bout des lèvres. El son de la barricada sera l’hymne de ces jours enfiévrés. Une chanson qui s’inscrit dans la plus pure tradition du son jarocho et dont la famille Raices est un bel et modeste exemple.

Les musiques d’Andalousie, emportées par les conquistadors espagnols, ont débarqué sur les côtes de Veracruz pour se mêler à la musique indigène, elle-même mâtinée de sons africains. Le son jarocho était né. Puis les mélodies ont essaimé dans toute la cuenca du Río Papaloapan et dans toutes les rancherias, des groupes se sont mis à jouer cette musique métissée. Ces rendez-vous musicaux ont pris pour nom fandango et se voulaient la rencontre d’un chanteur ou d’une chanteuse, versedor ou versedora, et d’un danseur, zapateador ou zapateadora. Ces fêtes commençaient en soirée et duraient toute la nuit, et parfois même jusqu’au jour suivant. Quelques musiciens lançaient les premières rimes puis d’autres prenaient la relève en improvisant d’autres rimes pour permettre aux danseurs de zapatear jusqu’au bout de la nuit. Aujourd’hui, les fandangos se poursuivent de la même manière, comme si le temps n’avait pas de prise sur eux.

Les instruments emblématiques du son jarocho sont le requinto, qui marque la mélodie pour débuter un son. Les jaranas font sonner l’harmonie. Les basses sont représentées par le marimbol et la leona. Les instruments de percussion sont el pandeiro (petit tambourin), la quijada (mâchoire d’âne) et le zapateado, qui consiste à frapper les pieds sur une planche de bois. Mais finalement, peut-être que le plus important, c’est la voix qui pose le chant et les rimes.

Un des sones les plus connus est, peut-être, celui de La Bamba, créée au XVIIe siècle et popularisée par Ritchie Valens. Toutes ces chansons ancestrales font partie du domaine public. Certaines sont figées dans les livres depuis des siècles mais beaucoup de versadores prennent de totales libertés avec le texte original. Dans les fandangos, il n’est pas rare de voir un versador improviser en lançant une rime en octosyllabe et un autre lui répondre, pour continuer l’histoire. Une bataille de flow comme dans la plus pure tradition du hip-hop américain ou du rap français. Et finalement, on retrouve cela aussi au Pays basque avec les bertsularis qui, en langue basque, improvisent en rimes et en rythmes la vie de leurs villages et les petites histoires de chacun.

Le son jarocho, c’est puiser sa beauté dans la tradition et tirer toute sa force en dénonçant les injustices sociales. Et c’est pour cela que, chaque année, un fandango fronterizo est organisé des deux côtés de la frontière américano-mexicaine, entre Tijuana et San Diego. Quelques notes pour oublier ce mur de la honte et avec un sens aigu de la poésie Chalo dira qu’il s’agit tout simplement de « danser sur la frontière ».

Rencontrer le groupe Raíces, c’est partager un doux moment d’humanité, c’est entrer dans l’intimité d’une famille soudée, dans les coulisses d’une vie dédiée à la musique. À sa tête, un couple heureux Argelia et Gonzalo, dit Chalo. Argelia a le regard pétillant, une voix qui murmure plus qu’elle ne parle. Elle a de beaux cheveux gris, attachés en un chignon rapide ; elle dégage une force, une dignité qui vous réchauffe l’âme en un seul regard. Chalo, lui, a les yeux malicieux et l’humour toujours à portée des lèvres. Il ponctue chacune de ses idées par un vers, un octosyllabe, aussi naturellement que l’air qu’il respire. Le fils aîné, Octavio dit Tavo, s’est d’abord intéressé au skate avant d’être pris dans la passion de la musique et avec sa sœur, Bibiana, ils se sont retrouvés complices pour faire les arrangements et trouver les meilleures rimes, pour faire sonner des sones jarochos traditionnels de manière plus personnelle.

Pour autant, Tavo semble très attaché à la tradition et il précise : « Nous faisons des arrangements mais sans mélanger d’autres instruments comme la basse électrique ou la batterie. Nous voulons exprimer le plus authentiquement possible ce qu’est le son jarocho dans la culture mexicaine, l’essence même de sa tradition. » À n’en pas douter, un jeune homme qui a la musique dans la peau : « La musique est universelle et tous les musiciens vous le diront ! Vous mettez quatre musiciens de quatre pays avec quatre instruments différents et ils vont se mettre à jouer ensemble. Ils vont s’entendre sans aucun problème. »

Raíces démontre avec talent que le son jarocho est une histoire de famille de sang et de cœur. D’ailleurs, l’aventure Raices a commencé en 2001 avec la rencontre du maestro Robert qui jouait de la musique latina dans un bar et qui a invité Chalo à l’accompagner. Argelia, elle, a d’abord commencé par zapatear puis elle aussi s’est mise à chanter. Et le groupe s’est élargi avec les trois enfants, Bibiana, Octavio et la cadette, Argelia dite Arge. La mère dira en riant que « depuis tout petits ils traînaient dans les rencontres de danse et de musique, et il n’a pas été très difficile qu’ils s’amourachent du son jarocho ». Lorsqu’un membre de la famille Raices tombe amoureux, il offre tout autant son cœur que son amour du son jarocho et c’est tout naturellement que le compagnon de Bibiana, Dzahui dit Chac, a intégré le groupe en 2012. Et désormais tout se fait en collectif. Un vrai travail d’équipe, d’orfèvre, pour faire sonner les mots et les mélodies. Et comme le souligne Argelia : « Les chansons de Raíces sont une perception de vie de sept personnes, cheminant ensemble, pour protester, pour élever la voix, prendre conscience du monde qui les entoure et aller de l’avant ! »

Argelia et Chalo parlent de cette belle transmission familiale et ils sont d’accord pour dire que la musique a agi pour eux comme une thérapie. Argelia, toujours le sourire aux coins des yeux : « Nous sommes une famille normale, nous nous énervons, nous nous disputons, mais je crois que la musique, la danse fait partie de notre vie, elle nous a beaucoup aidés à mieux comprendre les choses, à mieux vivre en famille. » Chalo, en écho, dira : « Quand nous jouons, quand nous dansons, tout cela nous fait suer et nous bouleverse. C’est comme une thérapie, un concentré d’effort et de plaisir qui se transmet jusqu’aux générations futures. »

Comme les oiseaux font leur nid, Raíces s’en est trouvé un dans l’espace culturel El Venadito, ouvert par la chanteuse Lila Downs, originaire d’Oaxaca. Un petit bar, intime au cœur même du quartier dans lequel ils vivent, La Panoramica del Fortin. Parce qu’il est aussi important de faire vivre leur quartier, que la señora qui fait les tortillas en bas de la rue, que la voisine de la maison bleue puissent venir danser lors de leur fandango mensuel.

Raíces, c’est évidemment une histoire de famille mais aussi une histoire de lutte et de résistance. Et cela se transmet aussi. À douze ans, Argelia a fortement été frappé par la répression féroce qu’ont subie les étudiants, le 2 octobre 1968. Elle a été bouleversée par l’injustice, l’impunité et lorsqu’elle est devenue maîtresse d’école c’est tout naturellement qu’elle a adhéré aux idées du syndicat enseignant de la section XXII. En 2006, les profs s’installent sur le zócalo pour protester et lorsque sans ménagement ils en sont expulsés, la révolte s’installe. Les barricades s’élèvent de partout en signe de protestation. Et dans un atelier de son jarocho, Tavo et Bibi participent à la création du Son de la barricada. La chanson de la révolte est née et Raíces va aller la chanter dans la rue, à partir d’un texte écrit et arrangé par Fernando Guadarrama et son groupe Tapa Camino.

Pour Raíces, leur son jarocho est différent du fait qu’ils vivent en ville et plus spécifiquement à 0axaca, une ville qui souffre et dont les injustices sont criantes. De fait, ils ne pouvaient rester insensibles et comme l’affirme Tavo : « Comme habitants d’Oaxaca, il nous est arrivé de vivre une multitude d’injustices et tout ce que nous voyons au jour le jour ne nous rassure pas. Notre musique est une manière de dénoncer, de dire que nous ne sommes pas d’accord. »

Pour le groupe Raíces, « la musique, nos chansons sont des armes ». Le compagnon de Bibi, ne dira pas autre chose : « Plus que de protestations, nous faisons une musique de conscience, pour sensibiliser sur tout ce qui se passe dans le pays et dans le monde. » Mais Tavo, qui a l’amour de la musique à fleur de peau, ne veut pas être cantonné à des chansons de lutte : « À notre époque, en tant que jeunes, il est évident que jouer du son jarocho est une forme de résistance, une façon de protester et signifier que la musique ne vient pas seulement des États-Unis mais aussi du Mexique et qu’ici il existe une grande diversité musicale. Nous ne voulons pas d’étiquette. Nous ne chantons pas que l’amour ou des chansons engagées. La musique est si généreuse qu’elle nous laisse exprimer toute une gamme d’émotions qui va de la colère à l’amour, de la beauté de la nature à la souffrance des gens des villes. »

Raíces a réalisé quatre disques qui parlent de la résistance des peuples indigènes, sa grandeur historique, culturelle et musicale. Chacun de leur disque est à leur image, mêlant à la fois un son traditionnel comme La Guacamaya et un son original, composé par les Bibi et Tavo, comme El son de los sueños ou La calandria.

Mais la vraie force de Raíces se retrouve sur scène ou dans la rue. Parfois, ils jouent en soutien aux prisonniers politiques de la section XXII. El son de la barricada, chanté à même le trottoir prend une ampleur inédite, comme si sa vérité était là dans cette ville meurtrie.

Sur scène, la même intensité se retrouve, les chansons s’affirment, la danse se fait plus puissante et la communion entre chacun est perceptible. Les âmes en prennent plein le cœur et on s’embarque alors dans un monde poétique. Un voyage musical qui prendrait la forme d’un bal éternel, d’une expérience quasi sensorielle. Et se mettre à rêver de les voir jouer, un jour, à Marseille. Parce qu’ils nous donnent la force de rêver plus haut et plus fort que la réalité elle-même.

Assis dans ce petit bar d’Oaxaca, à écouter le doux chuchotement d’Argelia, à sourire aux blagues de Chalo, à vibrer de colère avec Bibiana, à frémir au son de la jarana de Tavo qui ponctue chaque pause, souligne chaque silence, le temps se disloque, suspendu entre deux notes, au cœur même de la mélodie d’un monde à inventer.

Comme si cette histoire de famille était tout autant une histoire de musique et d’humanité, d’amour et de rage. Raíces, c’est de la poésie enrobée de la violence du monde, c’est des mélodies traditionnelles qui portent le renouveau de la jeunesse. C’est de l’espoir, des espérances pas plus grandes qu’une jarana mais aussi puissantes qu’une musique qui se refuse à baisser les yeux. Des mélodies qui vous redressent l’âme. Et le mot de la fin, c’est Bibiana et Argelia qui le donneront avec toute la douceur du monde : « Nous voulons un monde meilleur et nous essayons de le faire en musique, du mieux que nous pouvons. »

Traba,
Mexico-Marseille.
Juillet 2018.

Et la musique qui court, qui vole, qui nous enflamme

le fandango fronterizo pour danser sur les frontières

une vidéo sous-titrée en français

Photographie : Patxi Beltzaiz.
De l’autre côté du Charco,
17 juillet 2018.

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