Bref rappel : depuis fin janvier, dans un contexte de confinement prolongé, se réunit chaque samedi une assemblée ouverte en défense de la colline de Strefi, qui trône au sommet du quartier Exarcheia [Eksarkia]. La colline est menacée par un projet de réaménagement qui vise à mieux l’intégrer à la transition voulue par les municipalités successives d’Athènes (vers la modernité sécuritaire et touristique, pour le dire caricaturalement en seulement trois mots), pour laquelle l’argent des « partenaires privés » compte assez. D’après les quelques éléments issus des études pré-préliminaires, pour Strefi cela équivaudrait entre autres à la doter de clôtures, d’horaires, de gardiens, de caméras, et d’espaces exploitables commercialement. D’où l’opposition qui tente vaillamment de se construire à travers cette assemblée, malgré les divergences de style et de partis pris politiques des participants. Sorte de journal de bord de la mobilisation, au cœur de laquelle les heurs et malheurs de l’assemblée, ce récit s’autorise parfois un brin de digression sur l’actualité, l’histoire récente et la situation en Grèce. Le texte précédent racontait les événements de fin février, début mars, depuis l’« action symbolique » de chaîne humaine autour de la colline se terminant en belle fête avec près d’un millier de personnes (la fête, pas l’encerclement) aux réactions suscitées par les violences policières dans d’autres quartiers, en passant par les interférences avec d’autres mobilisation en cours et la vive discussion suscitée par l’élaboration d’un questionnaire destiné au voisinage, finalement retourné dans les limbes. Celui-ci raconte les nouvelles thématiques surgies lors de l’assemblée mouvementée du 13 mars, et l’enfantement d’un texte pétitionnaire particulièrement diviseur.NB : sauf quand je le précise explicitement (avec « je »), les avis et prises de position rapportés ont été exprimés par d’autres au cours de l’assemblée. Tous les prénoms ont été modifiés.
Tous azimuts
13 mars. Ce samedi, nous sommes un poil plus nombreux que le précédent (disons soixante-dix contre cinquante la dernière fois, toujours très loin néanmoins des glorieuses assemblées du début qui ont pu réunir trois cents à quatre cents personnes). Avec les événements de Nea Smyrni durant la semaine [1] et la perspective de manifestations de rue coordonnées dans différents quartiers, certains piliers de l’assemblée, parmi les plus jeunes, que j’avais vus pour la dernière fois à l’« action » du 28 février, sont de retour. Un peu chiffonnés sans doute par le souvenir de l’envasement de l’assemblée précédente, on désigne cette fois un syndonistis (« coordinateur », en l’occurrence une syndonistria, car c’est Eleni qui s’y colle) et on entreprend de faire un ordre du jour.
Y entrent pêle-mêle : demain ; l’organisation d’une manifestation devant le siège de Prodea (l’entreprise immobilière à laquelle la mairie a confié la réalisation d’études préliminaires pour le réaménagement de Strefi) ; la pétition (dont les partisans ont emporté le morceau samedi dernier) ; le problème de la baisse de la participation à l’assemblée ; le bâtiment dit « Byzantino » (cantina abandonnée que quelques-uns ont pris l’initiative d’ouvrir durant la fête du 28 février en vue de l’occuper, mais tout le monde ne le sait pas encore) ; une présence policière nouvelle observée sur la colline depuis la montée des tensions à Nea Smyrni ; la suggestion acceptée en principe par l’assemblée de la semaine dernière d’un appel à venir fêter le Kathari Deftera (le « lundi propre ») sur Strefi…
À ce stade, la discussion embraye immédiatement : c’est quoi « demain ? », s’enquiert un absent de la semaine précédente. Il faut dire que demain, dimanche 14 mars, jour de la fin de la période de Carnaval, est aussi cette année le jour pour lequel une coordination d’assemblées de quartier (ne me demandez pas de détails) a lancé un appel à des rassemblements massifs sur les places de chaque voisinage en solidarité avec les arrêtés de Nea Smyrni et en réaction à l’astinomokratia (« l’État policier », bien que cette traduction ne soit pas entièrement satisfaisante, cf. Strefi II). Quelqu’un explique que samedi dernier l’assemblée a accepté la proposition du Parc Navarinou de déplacer sur la colline un genre de fête destinée aux enfants qu’il organise chaque année à cette date, d’habitude dans le parc/jardin autogéré de Navarinou [2]. Cette proposition coïncide, pour rappel, à une idée partagée et approuvée dès les premières assemblées, selon laquelle, au-delà des manifestations protestataires et des actions symboliques, une partie du combat en défense de Strefi consistait à réinvestir la colline pour différents usages, notamment collectifs. Quelqu’un du Parc Navarinou est-il là pour nous en dire un peu plus sur leur fête de demain, leurs éventuels besoins, et s’ils veulent qu’on se serve de nos listes (mail et facebook) pour informer de sa tenue ?
… Personne de Navarinou. Bon, on verra. L’autre chose imminente est Kathari Deftera, après-demain. Kathari Deftera, littéralement le lundi « propre » (ou « pur » dans la terminologie du christianisme) est le jour qui inaugure le carême (ta sarakostiana en grec, les quarante jours précédant Pâques — j’en profite pour rappeler à ceux qui comme moi seraient assez dépourvus de culture religieuse que le christianisme grec est de tradition orthodoxe, que le pays n’est pas entièrement sécularisé ni laïc, et que les orthodoxes tendent à célébrer certaines fêtes avec beaucoup plus de faste que leurs compères catholiques ou protestants). Beaucoup de Grecs, croyants ou non, célèbrent traditionnellement l’entrée en carême en allant pique-niquer en famille ou avec les amis. Certains ont proposé la semaine dernière d’appeler à le fêter ici, c’est dans deux jours, qu’est ce qu’on fait ? Une main se lève : oui, pourquoi pas, mais ce serait bien de le lier avec autre chose, sinon c’est un peu... Une autre main, à ma droite : et si on en faisait l’occasion d’un rendez-vous pour nettoyer le Byzantino ? [Murmures indistincts sur ma gauche.]
Tandis qu’une demi-douzaine de chiens procèdent à leurs va-et-vient joyeux et indisciplinés, narguant ceux des leurs qui n’ont pas eu le privilège de se voir retirer leur laisse, la discussion s’engage : Themis, jeune homme énergique à la voix qui porte, pilier de l’assemblée parmi la jeune génération, trouve que ça manque d’une dimension politique tout ça, Carnaval, Kathari Deftera… Non seulement ce sont des fêtes chrétiennes mais en plus ça soulève des questions pour lui fondamentales, par exemple le droit des animaux. Ça ne l’enchanterait pas de voir des gens venir griller des animaux tués. Une quadragénaire aux cheveux bleus est d’accord pour mettre un caractère politique aux éventuels appels des deux prochains jours, et il lui semble assez évident de les lier avec tout ce qui se passe en ce moment sur les places contre les violences policières. Elle rappelle que, dans notre voisinage, la place du 1er-Mai fait partie de la liste de la vingtaine de places sur lesquelles un appel à se rassembler demain a été lancé, et que ce serait un peu bizarre d’appeler pendant ce temps à venir fêter la fin du carnaval sur la colline, sans faire au moins un lien explicite avec les événements en cours.
Aristotelis, participant systématique à la bonne bedaine, fait remarquer que l’action prévue demain par les gens du Parc Navarinou n’a pas grand-chose à voir avec ce qui se passe ces jours-ci sur les places. Chacun ira bien où il voudra, pas la peine de créer un problème là où il n’y en a pas. Maria affirme haut et fort que pour sa part, demain, elle ira manifester sur la place d’Exarcheia et non celle du 1er-Mai. L’appel invite bien à se rassembler « sur les places de nos quartiers », non ? D’où ça sort ça, qu’on veuille nous envoyer manifester sur la place du 1er-Mai ? (Proto Maïas en grec, cette grande esplanade se trouve tout en haut du parc du Champ de Mars, du côté du quartier mitoyen de Kypseli. Le Champ de Mars, pedion tou Areos, est en effet de l’autre côté du boulevard Alexandras, qui marque symboliquement la limite nord d’Exarcheia). Quant à Kathari Deftera, elle est complètement d’accord de donner à notre appel à venir le fêter à Strefi une continuité avec le mouvement en cours sur les places, type : « Samedi et dimanche descendons tous sur les places, lundi, montons sur les collines ! »
Un autre jeune homme qui s’exprime habituellement peu : il est d’accord avec celui qui a parlé du droit des animaux, et partage les réserves émises sur le fait d’appeler à célébrer une fête chrétienne. Il déplore lui aussi sans doute le défaut de caractère politique de ce genre d’« action » et suggère peut-être qu’on ne fasse pas d’appel sur nos listes pour la fête de demain, car un autre rétorque que, quoi que l’on fasse, « tout est politique ». Ce dernier regrette les interventions qui induisent une hiérarchisation dans l’ordre des usages que l’on peut faire d’un lieu public, autant que les jugements du type « ceci ou cela n’est pas assez politique », il s’agit pour lui de formes de réappropriation multiples et complémentaires. Une femme rappelle qu’on n’a pas vraiment de canaux de communication propres pour Strefi, car ni la liste mail ni la page facebook ne sont publiques. On verra ce que Parko Navarinou veut communiquer. Quant à la question de la viande, elle est d’accord qu’on en fasse une « ligne » (mia grami, une ligne directrice, un cadre de référence ?) pour les événements qu’on organisera nous-mêmes sur la colline, mais pour ceux qui sont organisés par d’autres... On peut informer les gens du Parc Navarinou et voir…
Là, Manolis, l’ancien qui avait entrepris de faire démarrer l’assemblée précédente avant de déclarer forfait devant la tension et la dispersion des prises de parole, s’agace un peu : manger ou non de la viande ne saurait être un thème relevant de l’assemblée. Comme il porte toujours son masque et parle depuis le premier rang sans se retourner, je n’arrive à pas saisir ce qu’il dit de différentes équipes et groupes exarcheiotes. En tous les cas Maria surenchérit : on ne va pas commencer à dire aux gens qui veulent organiser des choses ici s’ils vont ou non faire des grillades ! Elle veut bien concéder en revanche que si nous, en tant qu’assemblée, on organise quelque chose, on peut décider de faire attention à cette question, par respect pour ceux parmi nous pour qui ça importe vraiment. Quant à ce qu’elle a entendu sur Kathari Deftera, fête chrétienne, etc., non, elle n’est pas d’accord : ce n’est pas seulement une fête chrétienne, c’est une fête traditionnelle, un moment collectif. Mettons-y un titre politique et accompagnons-le d’un petit texte clair, pas seulement : « Venez célébrer le Koulouma ! » (nom de cette fête), mais en faisant un lien avec l’occupation protestataire de l’espace public.
Ici, Sultana, une mamie du quartier qui, lorsqu’elle intervient, le fait souvent de manière impromptue et désordonnée, cherche ses mots pour dire in fine que, selon elle, on ne devrait pas, quand on est en assemblée en petit nombre, faire des propositions et prendre des décisions susceptibles d’être rejetées par ceux qui manquent. Elle aussi trouve le thème de la viande important mais… [ici je n’arrive pas à suivre son cheminement ; en gros, je crois, qu’il ne faut pas profiter de l’absence du plus grand nombre, comme en ce moment lorsque plein de choses se passent qui les appellent ailleurs, pour prendre des décisions potentiellement non consensuelles], puis elle embraye, comme souvent, sur le fait qu’elle vient chaque jour sur la colline, volontairement, que pour elle ça fait partie de la lutte, nous exhortant tous autant que nous sommes à y venir faire notre promenade plus souvent. Puis sur un ton de confidence inquiète : comme on l’a compris elle se balade beaucoup à pied dans le quartier ; elle ne sait pas si nous l’avons remarqué mais, ces derniers jours, les rues alentour étaient très propres. D’habitude, elle apprécie plutôt la propreté, elle nous le dit tout net, mais là… tout ce nettoyage, soudain, ça lui a fait un peu peur, ça doit cacher quelque chose, peut-être ont-ils un plan, non ? Qu’en pensons-nous ?
Un participant occasionnel toujours retardataire attend, main levée et visage crispé, que Sultana termine son intervention décousue. Ayant patiemment attendu son tour, il donne libre cours à son indignation : il entend parler de Kathari Deftera, d’une discussion pour savoir si on va manger de la viande ou du poisson… alors qu’il y a un problème de grève de la faim d’un prisonnier en ce moment [3], l’ignorons nous !? Il se demande dans quel genre d’assemblée il a atterri ?! La « coordinatrice » du jour temporise en ne relevant pas, et en profite pour exprimer son avis. D’une part, il nous revient en effet de donner un caractère politique aux appels que nous lançons, et cela peut tout à fait se faire dans le texte que nous allons rédiger pour lundi, comme l’a proposé plus tôt Maria, en l’inscrivant dans la continuité des rassemblements du week-end sur les places. Quant à la question de la nourriture, bien sûr ce n’est pas à nous d’imposer aux gens ce qu’ils doivent manger ou cuisiner quand ils organisent quelque chose sur Strefi, et il n’a jamais été question d’imposer quoi que ce soit. Mais rien ne nous empêche de communiquer sur le sujet en disant, par exemple ici aux gens de Navarinou, que l’assemblée préfèrerait que, s’il y a repas, il soit sans viande. Après, ils font ce qu’ils veulent. On est plus d’un ici à trouver que c’est une question importante [murmures approbateurs sur ma droite].
Durant cette intervention est enfin arrivé Petros, de Navarinou, qui comprend vite de quoi il retourne et rassure les inquiets : en tant que collectif du Parc Navarinou, ça fait un moment qu’ils ont réglé la question de la viande et ne font plus de souvlaki (brochettes). Quelques applaudissements fusent du côté du petit groupe de végétariens. La parole à nouveau à Maria, qui tente une réponse à un aspect de l’intervention de Sultana : il y a toujours de l’agitation et des choses qui se passent, et on ne peut pas remettre la prise de décision aux moments où l’on est nombreux et où tout est tranquille, car cela n’arrive jamais.
Sultana propose alors, pour inscrire notre appel pour lundi dans la continuité des rassemblements protestataires du week-end, d’écrire en haut ou en bas de notre texte le fameux « Ponao ! » (« J’ai mal ! », cri du jeune homme au sol alors qu’il était tabassé par les policiers le dimanche précédent sur la place de Nea Smyrni, devenu en quelques jours un slogan emblématique des violences policières et un hashtag largement répandu sur les réseaux sociaux en Grèce, non sans rappeler, toutes proportions gardées, le « I can’t breath » de George Floyd aux États-Unis quelques mois plus tôt). Le retardataire qui s’était déjà emporté avec sang-froid tout à l’heure n’attend pas cette fois qu’on lui donne la parole et lance : « Et pourquoi pas aussi “Pinao” et “Dipsao” ?! » (« J’ai faim » et « J’ai soif », en référence bien sûr, encore une fois, à la grève de la faim et de la soif de Koufodinas, dont il n’arrive visiblement pas à avaler qu’elle n’occupe pas une place plus centrale dans la discussion de l’assemblée.) Cette sortie agressive suscite un brouhaha de murmures, quelques regards exaspérés et quelques autres embarrassés, mais cette fois encore personne ne se hasarde à répondre. Ceux qui étaient là la semaine passée ont comme moi le souvenir du temps passé en vain sur cette discussion (à la différence près que samedi dernier, elle avait été portée par quelqu’un qui ignorait se trouver à l’assemblée hebdomadaire en défense de Lofos Strefi).
C’est Petros qui reprend la parole. Il entre en matière en précisant que personnellement il mange de la viande mais qu’en tant que collectif du Parc Navarinou ils essayent de l’éviter dans leurs événements publics, une décision qui remonte à quelques années en arrière déjà et qu’il accepte sans problème. De toute façon la fête pour les enfants qu’ils ont proposé cette année de déplacer sur la colline est prévue demain de 11 heures à 15 ou 16 heures, et ne comporte pas de repas. Quelqu’un lui a résumé à voix basse l’autre question qui s’était posée, à savoir si et comment ils voulaient qu’on appelle à cet événement, en tenant compte des limites de nos canaux de communication. Un autre demande à voix haute s’ils veulent qu’on cosigne leur affiche déjà prête (Assemblée de Strefi et Parc Navarinou) et qu’on la diffuse au moins sur notre liste mail. Oui, pourquoi pas, plaisante-t-il, le problème du copyright aussi ils l’ont réglé depuis longtemps : ils sont contre.
Un quinquagénaire élégamment vêtu que j’avais déjà vu une ou deux fois auparavant parle ensuite assez longuement. D’abord il veut dénoncer une intervention de la mairie qui a envoyé, comme on peut le voir, des bûcherons pour tailler les branches. Or, ils ont coupé n’importe comment, et abattu des arbres qui n’avaient nul besoin de l’être. Il nous invite à la circonspection. (Ça me revient maintenant, il était intervenu lors de l’une des premières assemblées, semblant au fait de dimensions légales concernant la protection de la faune et de la flore à un niveau européen, et du statut de Lofos Strefi à cet égard, mais les détails m’ont malheureusement échappé.) Par ailleurs il est d’accord sur le fait que la question animale est très importante, mais c’est une discussion énorme et, comme il constate qu’ici il y a avant tout un grand besoin de participation, il suggère de prendre garde à l’adoption de positions qui risquent d’exclure. Il parle d’un effet boomerang de la radicalité en mentionnant des exemples qui malheureusement m’échappent.
Une des toutes jeunes femmes du groupe à ma droite propose qu’on profite des événements de demain et de lundi pour venir faire nous aussi quelque chose de concret sur la colline, par exemple on pourrait se donner rendez-vous avec du matériel de ménage et commencer le cleaning du Byzantino — vu qu’il est désormais ouvert, glisse-t-elle au passage ; elle se demande si la fête des enfants demain par exemple ne pourrait pas se faire un peu en contrebas devant la vieille cantina abandonnée pendant qu’on y met un premier coup de propre… « Pardon ?? l’interrompt Aristotelis, ça a été décidé en assemblée ça !? » (Il sait bien que non, puisque comme moi il n’en a pas manqué une seule depuis début février.) Du côté de leur petit groupe, on entend une voix émerger sur un ton extrêmement discret et conciliateur : « On en a parlé… il n’y avait pas d’opposition. » Depuis le centre des gradins, Nefeli, trentenaire à l’esprit clair et pragmatique, vient à la rescousse : « Dans l’équipe “actions”, ça a été discuté plusieurs fois… » La jeune femme reprend en tentant habilement une déviation : « C’est une grande discussion, si on veut on la reprend après plus tranquillement et en détail. À ce stade où on est dans l’organisation pratique deux choses qui arrivent demain, après-demain, je voulais juste lancer la proposition. » Elle ajoute que ce lieu est riche de possibles et de moult utilités pour la lutte, qu’on peut désormais réfléchir à ce qu’on veut y faire et comment, commencer peut-être par y stocker du matériel, mais qu’avant tout, un bon coup de clean s’impose. Or si on appelle à venir fêter Kathari Deftera ici dans la continuité des rassemblements du week-end, c’est une bonne occasion de démarrer le processus avec le Byzantino, voilà tout.
Malgré la manœuvre de désamorçage, les expressions de désapprobation, insatisfaction et mise en garde semblent d’accord pour voir en ce thème un signal de déclenchement et se mettre à fuser de toutes parts, notamment à travers les prises de parole de personnes s’exprimant rarement d’ordinaire. En ordre de bataille et en synthétisant à l’extrême. D’abord un homme : « Un : absolument pas d’accord sur le fait que le végétarisme doive devenir un thème de l’assemblée. Deux : le fait qu’il n’y ait pas eu d’opposition explicite ne veut nullement dire qu’il y ait eu une décision. » Un autre, après que Petros eut fait savoir qu’ils avaient envisagé leur fête ici à l’amphithéâtre, et non plus bas devant le Byzantino, et qu’ils préfèrent le maintenir ainsi, notamment parce que c’est un espace relativement protégé et adapté aux jeux et à l’âge des bambins : « Que certains aient pris leurs initiatives la dernière fois pendant la fête ayant suivi l’encerclement — en ouvrant le Byzantino —, soit. Il y avait une foule nombreuse. Mais demander maintenant aux gens de Navarinou avec les mômes de déplacer leur fête devant pour protéger les premiers pas de l’occupation, qui en plus n’a pas été décidée collectivement, faut pas pousser ! Il faut être attentif au niveau de mobilisation et de détermination quand on fait les choses. Attention car on peut arriver à un schéma où une moitié prend les rênes de l’assemblée et l’autre moitié s’en va. Soit on essaye de faire tous ensemble, soit c’est ça qui va se passer. Et ce serait une grosse erreur. »
Un troisième : « Excusez-moi, je me retiens depuis tout à l’heure, mais j’entends parler ici pendant une heure de toutes ces histoires d’“animaux tués”… Vous savez qu’un steak végétarien coûte dix fois le prix d’un steak de bœuf quand-même ? Et même si, je sais, il y a des manières de faire des protéines sans tuer d’animaux, soyons francs : ça n’a pas l’ombre du goût d’un steak de bœuf… » (Décidément, la discorde appelle la discorde, et certains semblent se saisir avec délectation de l’ambiance qui se profile pour régler des comptes.) Des murmures d’irritation l’interrompent et Maria capte avec vaillance la parole pour tenter une réorientation de la discussion vers des terrains plus porteurs : « Eh ! S’il vous plaît les enfants ! Si on se recentrait sur nos objectifs ! Il y a en ce moment une agitation explosive avec tout ce qui se passe. C’est tendu. On ne peut pas ne pas intégrer dans ce que nous faisons et nos prochaines actions la résistance qui est en train de se lever, pas seulement à Athènes mais dans tout l’Attique, et au-delà dans toute la Grèce. Il y a ce mouvement sur les places, juste à côté il y a aussi le festival du Lykavitos [4] qui se profile, qu’ils nous ont proposé cette année de faire en commun, à la fois sur le Lycabette et sur Strefi. C’est bientôt, il faut y réfléchir. Certes c’est un peu plus difficile quand on est moins nombreux mais ça ne doit pas nous arrêter pour autant, c’est toujours comme ça dans les luttes, tout le monde ne peut pas être là tout le temps. Ce qui va se passer demain et après-demain n’a pas vraiment besoin de discussion supplémentaire. Avançons sur la suite. Je relance l’idée d’organiser une rencontre ou une manif commune avec d’autres habitants, d’autres quartiers en lutte. Je m’arrête là mais il y a pleins d’idées comme celle-ci à discuter, la manifestation devant Prodea, etc. »
Un homme assis seul tout en haut des gradins à gauche, regard camouflé sous ses lunettes noires, demande la parole pour la première fois : « Je pose la question sans vouloir provoquer. Quel caractère on veut pour nos actions ? Contrer les projets de Bakoyiannis, ce qui suppose un quartier uni, d’être tous ensemble et d’avoir un maximum d’habitants avec nous, où des actions préparées par une dizaine de personnes ? Il faut faire attention aux lignes rouges qu’on pose. Il y a des gens qui mangent de la viande, qu’on le veuille ou non. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas en discuter, il peut par exemple y avoir des stands informatifs sur le sujet dans les actions qu’on organise si certains veulent les tenir, mais on ne peut pas commencer à légiférer sur ce que les gens doivent manger ou non lorsqu’ils viennent faire la fête à Strefi. Le lofos ne nous appartient pas. Ah oui et aussi, j’ai entendu ergoter : “Kathari Deftera, fête chrétienne, etc.”, je ne suis pas d’accord non plus. Kathari Deftera c’est aussi un jour de congé et une fête traditionnelle pour la classe ouvrière. Et qui on est pour dire : venez mais ne faites pas de brochettes ?! »
La jeune femme qui, lorsqu’elle s’exprime, le fait fermement et dans un anglais parfait, régulièrement présente mais qui n’avait plus pris la parole depuis la première fois (où elle avait notamment évoqué les luttes urbaines sœurs et déposé une brochure sur la bataille de la Plaine à Marseille — cf. Strefi I ; appelons-la Rosa), attend patiemment qu’on lui donne la parole. « S’il vous plaît, réprimande-t-elle, pourrait-on être un peu plus centrés et concis ? Terminons-en rapidement avec les thèmes de la fête des enfants, de la viande et de lundi, et passons à la suite ! Nous sommes venus avec une proposition pour organiser quelque chose en commun avec d’autres quartiers en lutte. » (Elle est souvent accompagnée de quelques jeunes hommes, dont un grand gars bâti comme un Viking, mais c’est toujours elle qui parle, se faisant traduire en général par l’un ou l’une du groupe de plus jeunes, ceux qui avaient été moteurs des premières assemblées. Je découvrirai plus tard qu’elle appartient à un collectif de solidarité avec les migrants d’un quartier mitoyen.) Elle ajoute qu’elle perçoit encore des tropismes de genre dans la manière qu’ont les hommes de parler longuement et de couper la parole, et suggère de décider de donner plus de pouvoir d’intervention aux modérateurs pour limiter le temps de parole et ramener vers le sujet lorsque les gens s’en éloignent trop.
Christos, membre de l’Assemblée populaire d’Exarcheia [5], en profite pour ouvrir un autre thème à l’ordre du jour : la pétition. Il rappelle d’un côté que le texte analytique (« Qu’est ce qui se passe avec le Lofos Srefi ? ») n’a toujours pas fait l’objet de la distribution massive qu’il mérite et propose un rendez-vous pour sa diffusion sur le marché du samedi suivant ; et annonce par ailleurs que la pétition est prête, et qu’on pourrait dès maintenant commencer à collecter des signatures. En tant qu’assemblée réunie, on peut le décider aujourd’hui et boucler le sujet, non ? Il est par ailleurs tout à fait partant pour l’organisation d’un événement commun avec des assemblées et collectifs d’autres quartiers. Il parle aussi d’un matériel « super et ludique » pour engager la discussion avec les habitants sur la question des parcs et espaces publics, mais je ne parviens pas à comprendre s’il se réfère à la rencontre, à la pétition ou à autre chose encore.
L’intervenante suivante rebondit sur l’avant-dernière proposition qui, à son avis, devrait être notre « prochaine action » : contactons d’autres collectifs qui luttent ou ont lutté contre des projets d’aménagement similaires et voyons ce qu’on peut faire ensemble. La coordinatrice du jour propose sur ce de clore le thème des deux prochains jours (« Tout est réglé pour la fête de demain, et on est d’accord pour faire un appel à venir célébrer Kathari Deftera ici, en lui donnant une continuité par les rassemblements sur les places ? Quelqu’un veut intervenir sur l’un de ces sujets ? [Petit tour d’horizon, aucune main ne se lève.] Ok, je veux bien me charger de rédiger l’appel pour lundi, à condition de ne pas en porter seule la responsabilité. Que ceux qui veulent bien se joindre à moi pour l’écrire viennent me voir en fin d’assemblée.) Elle invite ensuite quelqu’un de « l’équipe actions » à rapporter ce à quoi ils ont pensé dans la semaine à propos de cette action commune avec d’autres quartiers, afin d’obtenir un « ok » de principe de l’assemblée et pouvoir peaufiner une proposition plus complète pour samedi prochain. Avant de céder la parole, elle propose que rendez-vous soit acté pour samedi vers 14 heures au marché afin de distribuer le (les ?) texte(s). Qui peut ? Guère de volontaires. Trois personnes se désignent toutefois, dont l’une avec des réserves : « Moi je peux mais… ça dépend de ce qui se passe. Il y a beaucoup de choses en suspens… Koufodinas… Nea Smyrni et les occupations de places… je veux dire il peut y avoir plus important à ce moment-là » ; deux ou trois la charrient : « Ouais ! Tu viens distribuer sauf si c’est l’insurrection, quoi ! Pareil pour nous ! » Récapitulation : rendez-vous en bas des escaliers à côté du kiosque à deux heures pour distribution au marché, sauf en cas de début de la révolution.
On passe à la suite. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire avant que l’équipe action ne nous dise ce qu’ils ont concocté ? Oui, plusieurs informations très brèves. Une femme ronde à la tignasse couleur vive signale que l’entreprise, Prodea, a fait circuler une première vidéo publicitaire sur son projet pour Strefi. Pour elle ce n’est pas anodin, on doit le prendre au sérieux. La coordinatrice : tu es sur la liste mail ? Tu peux faire suivre le lien ? Ça marche. Au suivant. La jeune femme du Byzantino retente sa carte : lundi, on en profite quand-même pour se retrouver « en extra » et commencer le nettoyage de la vieille cantina ? Elle enquille : à ceux de l’équipe actions et tous ceux qui veulent s’y joindre pour préparer la prochaine action collective, ça vous va de dire jeudi à 18 heures ici ? Jusqu’à présent, en gros, ce qu’on a pensé, c’est de faire un événement public en commun et une manif commune… Quelqu’un d’autre : je ne sais pas si vous êtes au courant mais tout récemment, de nouveaux organismes ont été créés pour s’occuper de la colline du Lycabette et du Jardin national. Ça veut dire qu’on va pas avoir le temps de se reposer, tout ça s’inscrit dans un schéma large, on pourrait faire un pas de plus et s’attaquer à la question générale des espaces publics.
Nouvelles ambitions - Fabrique de la pétition
Themis, pilier de l’équipe actions, essaye alors de développer un tantinet plus l’idée qui a germé cette semaine. Elle est double : organiser un week-end avec un pan « information/rencontre », et le lendemain une grosse manifestation qui partirait de Strefi vers le centre-ville par exemple, d’un autre lieu emblématique d’une de ces luttes pour terminer sur Strefi. L’homme assis en solitaire en haut à droite reprend la parole, précisant cette fois qu’il a fait partie du collectif du Parko Georgiadi [6]. Il attire notre attention sur le fait que ce combat est de ceux qui se comptent en années et non en mois, et qu’il faut donc éclairer un tas de choses (orientations, objectifs, moyens…) pour tenir dans la durée. Il sollicite par ailleurs des équipes de travail et de l’équipe « actions » qu’elles fassent à l’assemblée des retours informatifs plus complets sur ce qui se discute en leur sein (projets, questions, avancées) au lieu de distiller les informations au compte-gouttes et de façon dispersée. Il ajoute quelque chose à propos de Prodea que je n’entends pas car ça chuchote de tous côtés. L’animatrice reprend les rênes en convenant que ce serait pas mal en effet qu’une personne de chaque équipe se charge de faire un compte-rendu à l’assemblée à chaque fois. Elle avoue aussi que cette semaine, en vrai, en tant qu’équipe actions, ils n’ont pas réussi à se réunir.
Une autre surenchérit : c’est vrai qu’on manque d’info sur ce qui se passe dans les équipes. On n’avait pas une équipe juridique ? Et une équipe d’ingénieurs et architectes ? Ils sont toujours avec nous ? L’animatrice propose sur un ton décidé qui vaut acte : on commencera les prochaines assemblées par un point info de chaque équipe de travail. Elle suggère qu’on entre en contact avec les gens de Skouries à Halkidiki [7], il y a eu encore du mouvement tout récemment. Maria, qui s’était déjà la semaine passée faite porte-parole du constat malheureux mais réaliste de la disparition des équipes de juristes et ingénieurs, réitère. Ils ne sont plus là. Ce sont des choses qui arrivent. En revanche, on a décidé quelque chose, et ce serait bien d’en finir : on a décidé qu’on faisait aussi, parmi mille autres choses, cette pétition et collecte de signatures ! Certains ont insisté sur son utilité, on a convenu que ça pouvait pas faire de mal. Ils ont retravaillé le texte, il est prêt, va-t-on encore le laisser en suspens ou le discuter pendant deux mois ?
Sur le problème de la baisse du nombre de participants à l’assemblée, une femme suggère qu’on pourrait faire une affichette informant de sa tenue chaque samedi à 15 heures ; puis on revient à la pétition. Christos veut-il bien lire son texte ? « Encore ?! Vous êtes sûrs, ça va être la troisième fois, vous en avez pas marre ? Mais bon, bon, si vous y tenez, pour le régler cette fois alors ! » Ah, si ce pouvait être si simple... Lecture.
Titre : « Nous voulons le lofos Strefi libre et non privé ». Sous-titre : « Nous voulons notre colline propre, éclairée, arrosée et ouverte pour tous ». Premier paragraphe : « Après la dégradation systématique de la colline de Strefi par les autorités municipales, La faction de Bakoyiannis [8], violant tout processus légal et démocratique, a confié directement le travail et la fourniture de matériaux, en des termes opaques et néfastes, à une grande et controversée société immobilière privée, sous couvert d’un prétendu cadeau, sans appel d’offre, et lui a accordé la colline. Il est convenu, entre autres, de mettre des clôtures et des caméras partout, des gardiens aux entrées, et d’en cimenter une grande partie. » Deuxième et dernier paragraphe : « Nous sommes totalement opposés à toute privatisation de l’espace public et appelons le maire à :a) Annuler l’accord qu’il a fait avec l’entreprise privée Prodea sur Strefi.
b) Faire ce qui va de soi et pour lequel nous payons des taxes municipales exorbitantes :• réparer les réseaux et infrastructures (lumière, eau, lutte incendie, etc.), les chemins et les gradins
• soutenir le terrain là où c’est nécessaire
• remplacer les arbres morts ou coupés
• activer le personnel d’entretien permanent (jardiniers, nettoyeurs, etc.)Nom/Qualité/Signature »
Aïe. Je rentre un peu ma tête dans mes épaules en me demandant ce qui va en sortir. Pour rappel, ce texte avait déjà était proposé (et rejeté) quelques semaines auparavant, lorsqu’il était question d’écrire et de signer au nom de l’assemblée un texte à distribuer largement au voisinage pour informer des projets en cours sur la colline, au profit d’un texte plus analytique, plus politique et élaboré plus collectivement (cf. Strefi I). Il a été ressorti la semaine dernière, dans un contexte où d’une part de nouveaux participants ont fait valoir avec insistance l’utilité, voire le caractère incontournable d’une collecte de signatures, et où d’autre part, probablement appelés à d’autres manifs, une partie des membres ayant porté les premières assemblées, parmi les plus jeunes et disons, les plus « radicaux » [9], étaient absents. Ils sont pour certains de retour aujourd’hui, et j’aperçois de leur côté quelques regards consternés. Mais la décision a été prise la semaine dernière et l’adoption du texte était à l’ordre du jour. Il a circulé sur la liste mail pour amendements et déjà reçu des modifications mineures dans la semaine en vue d’être finalisé. (Par exemple, là où la première version parlait de privatisation de la colline, le nouveau texte mentionne la délégation directe du travail et la fourniture de matériaux. Une formulation qui, de même que le terme de concession, semble demeurer erronée, d’après plusieurs interventions qui suivent la lecture.)
Une femme demande à être éclairée : quel genre de concession de la colline a été voté ? Plusieurs intervenantes tentent de préciser et rectifier : il n’y a pas eu « concession », ce qui a été voté en conseil municipal c’est un accord avec Prodea pour que l’entreprise réalise, à ses frais, des études préliminaires en vue du réaménagement, il faut absolument le corriger dans le texte. Laisser en l’état c’est offrir à la mairie une communication facile sur le fait que les opposants fabulent et exagèrent. Par ailleurs, il est faux de dire que ce n’est pas légal et pas démocratique : c’est certes arbitraire et sournois, mais les règles démocratiques et la loi ont été respectées dans les formes. Une autre nuance cette dernière affirmation : c’est peut-être légal, puisque le conseil municipal l’a voté à la majorité, mais on peut dire que ce n’est pas démocratique. Et puis il y a quand même ce problème d’appel d’offre : théoriquement un appel d’offre auquel plusieurs entreprises auraient pu concourir aurait dû être lancé. Enfin elle n’est pas très sûre. Ce serait à l’équipe juridique de nous le dire mais apparemment elle n’existe plus… Toujours est-il qu’elle sait qu’il y a eu des recours déposés contre ce vote par des conseillers municipaux de trois parataxeis (cf. note 8) de l’opposition. On aura le résultat de ces procédures fin mars. Ça peut faire annuler le vote si ça marche, et c’est aussi pour appuyer ces recours qu’il faudrait qu’on soit capable de leur mettre une grosse pression.
C’est à nouveau la jeune femme à casquette qui s’est faite un peu plus tôt l’avocate du ménage du Byzantino qui ouvre la brèche de la discorde que ses camarades s’efforçaient de contenir. Elle doit nous quitter mais elle voulait rappeler avant de partir que l’assemblée était divisée à peu près moit’ moit’ sur la question de réclamer quelque chose à la mairie. Bon, la pétition a finalement été décidée, ok, on ne va pas y revenir. Mais elle supprimerait bien au moins les deux dernières phrases : tout ce passage qui fait référence aux impôts qu’on paye et réclame de la lumière et d’autres choses par exemple : elle n’est pas du tout d’accord ! En quittant les gradins, elle s’excuse de ne pas pouvoir rester davantage, elle a quelque chose d’urgent…
Alors qu’elle s’éloigne, Spiridula, participante régulière de l’assemblée, également membre de l’assemblée populaire d’Exarcheia, dont la voix parvient aisément à couvrir tout grabuge par sa puissance sonore (on m’a soufflé qu’elle avait jadis été comédienne), s’emporte : ce qui est demandé à la mairie, c’est des choses de base ! Le texte est très bien comme il est ! On n’est pas capables de prendre en charge nous-mêmes tout ce travail, c’est pour ça d’ailleurs que les municipalités existent ! Quelqu’un surenchérit en rappelant la différence de taille entre un espace comme le Parc Navarinou, qui peut en effet être autogéré, et une colline comme celle-ci, qui demande un entretien gigantesque, des machines et des véhicules à élévateur pour couper les branches et les évacuer, refaire les réseaux d’eau, soutenir les pentes…
Aristotelis est dépité. Présent depuis la première heure, il pensait qu’on était tombé d’accord sur la question de l’autogestion. « Cette fille lance une bombe et s’en va… ! Excusez-moi mais ce qu’elle dit là quand elle prétend que la moitié de cette assemblée est pour l’autogestion de la colline, alors moi je n’ai rien compris depuis le début ! » Pour lui cette position est intenable et il faut qu’on résolve cette question. Maria prend la parole à son tour : pour elle aussi ça avait été réglé. C’est-à-dire : bien sûr qu’on s’organise en autogestion : quand on lutte, quand on occupe, quand on nettoie le terrain après y avoir organisé quelque chose. Mais on est pas jardiniers, on n’a pas de fourgons, on n’a pas les moyens de prendre en charge l’entretien et les réseaux, et d’ailleurs c’est pas notre rôle ! Notre rôle c’est d’utiliser la colline, de la faire vivre, comme ça nous plaît, sans fics, sans grillage, sans caméras et sans entreprises ! Une autre femme, celle qui avait donné un peu plus tôt les précisions sur les recours juridiques, abonde dans ce sens : on avait déjà posé ces problèmes, et on les avait déjà résolus en affirmant qu’on ne voulait pas se transformer en équipe dédiée à la gestion du parc.
Alors que passe entre les gradins un homme au pantalon troué et à la tête dans les nuages qui nous a repéré de loin, attiré par le filon que semble représenter notre petit attroupement (une scène familière au cours des assemblées : des gens de la rue, souvent à la peau basanée, migrants ou réfugiés passent dans les rangs en quête de bouteilles de bière vides, car certaines caves et kiosques restituent quelques centimes pour les consignes), quelques-uns s’empressent de boire leurs dernières gorgées au goulot pour lui remettre le maigre butin, tandis que d’autres détournent des yeux agacés et font comprendre qu’ils boiront à leur rythme. La difficile discussion continue sur la pétition. Une femme est d’avis qu’au point où on est est, puisque pétition il y a, qu’elle comporte une liste de revendications envers la mairie, autant insister sur le côté illégal de l’opération. Elle considère aussi que ce n’est pas le moment de trancher sur une position unique de l’assemblée quant à l’alternative autogestion vs gestion municipale.
Aristotelis est toujours dépité que cette discussion soit revenue sur le tapis comme au point zéro. Bien sûr que si c’est le moment de trancher ! Comment va-t-on se positionner quand ceux du conseil municipal vont nous appeler pour discuter, puisque c’est ça normalement le processus légal ? On va refuser le dialogue ? Le fougueux Themis, qui incarne en l’occurrence la ligne opposée, s’emporte à son tour : « On est là pour organiser notre résistance. Ne voit-on pas que personne ne nous a conviés pour s’enquérir de notre avis ? Et que de toute façon ce qu’on veut est divers ! » Une autre jeune participante se demande par ailleurs pourquoi on veut mettre en avant des signatures avec des noms individuels, plutôt qu’une signature collective par exemple. Elle ne trouve pas ça très pertinent dans le contexte de fichage hardcore qui est en cours, et rappelle les arrestations qui viennent d’avoir lieu à Nea Smyrni [10]. Spiridula rétorque de sa voix puissante et impatiente qu’on n’oblige personne à signer ! On ne mettra pas un couteau sous la gorge de ceux qui ne veulent pas mettre leur nom, ils ne signeront pas, voilà tout !
Rosa, toujours dans son anglais parfait, avance que la référence aux impôts crée une hiérarchie entre ceux qui payent et ceux qui ne payent pas, les migrants, les chômeurs… Ce à quoi plusieurs voix répondent, sans attendre que la traduction soit finie ni la parole distribuée, que tout le monde paye, y compris les chômeurs et les migrants [11], qu’il n’y a pas de question de hiérarchie là-dedans. Maria revient sur la question du dialogue avec le conseil municipal soulevée par Aristotelis : personnellement, elle ne participera pas, quand bien même elle serait conviée. Elle insiste une nouvelle fois : les quelques points mentionnés dans la pétition réclament juste de la mairie qu’elle fasse son travail basique, ce n’est pas comme si on essayait de proposer un schéma d’aménagement alternatif, jeu dans lequel elle n’entrerait pas. Le soleil baissant, quelques participants ont déjà commencé à prendre la tangente sans attendre la fin de cette interminable discussion.
Cela fait trois bonnes heures qu’on pinaille et visiblement, ce n’est pas aujourd’hui qu’on parviendra à un accord définitif sur les termes de la pétition. L’animatrice du jour propose de suspendre l’assemblée car deux jours chargés nous attendent ; elle rappelle qu’elle espère des gens pour rédiger avec elle l’appel pour lundi. Quelques dernière interventions tentent de clore sur du concret : « Bon, on essaye de venir lundi avec les balais, des serpillères et des éponges, hein ? » ; « J’enverrai sur la liste mail la pétition en intégrant les remarques faites aujourd’hui, que les propositions de modifications et corrections se fassent dans la semaine, pour qu’on en finisse samedi prochain ! » ; « On a décidé le jour et l’heure de rendez-vous pour l’équipe actions finalement ? Bon on fera circuler le rendez-vous par mail » ; « On se voit en manif de toute façon, allez ciao ! »
Ça alors ! Végétarisme (suite à cette ébauche de discussion parviendra sur la liste mail de la documentation sur la question), déséquilibre genré des prises de parole (pour ma part, je dois dire que cela ne m’avait pas frappée, voire au contraire, les talents oratoires décisifs et les propos clairs, décidés et répétés m’ayant plutôt semblé pencher nettement du côté de la gent féminine), critique de la religion et défense des traditions de la classe des travailleurs (à propos de Kathari Deftera)… autant de thèmes que je ne m’attendais pas à voir surgir déjà dans notre jeune assemblée. Moins surprenant en revanche le resurgissement et l’affinement de deux belles pommes de discorde.
La première n’a fait qu’affleurer : la question de la légitimité des initiatives autonomes implicitement entreprises en lien avec (au nom de ?) l’assemblée. L’ouverture du Byzantino à des fins d’occupation aurait pu faire surgir un litige frontal. Cependant, en dehors d’une plainte à l’assemblée suivante (« Personne n’est venu muni d’éponge et de balais au rendez-vous du lundi »), le sujet ne sera pas remis sur le tapis pendant plusieurs semaines, et la petite cantina restera abandonnée autant qu’auparavant. Les résultats esthétiques de la fresque entreprise le jour de son ouverture (cf. Strefi II), plus que mitigés, conduiront les sceptiques à penser que les peintres en herbe avaient été invités le jour de la fête surtout en vue de justifier une présence en ce point de la colline et faire diversion quand la parole était au pied-de-biche.
La seconde, à travers le retour des divergences sur le bien-fondé d’une démarche pétitionnaire, a réactualisé l’un des grands clivages latent de cette assemblée, sans doute le principal. Dans les milieux militants français, on dirait sans doute : « entre radicaux et citoyennistes ». Mais, outre que ces termes sont assez fourre-tout et souvent utilisés à charge plus qu’à dessein d’éclairage (et je me refuse absolument à en tenter une impossible et inutile exégèse), ils sont étrangers l’un comme l’autre au lexique grec de l’action politique. Le clivage ne peut se décrire non plus comme séparant les partisans de l’autogestion et ceux de la délégation à la mairie : certains parmi ceux qui voudraient que la mairie fasse son boulot d’entretien à Strefi sont également clairement en principe du côté de l’auto-organisation, mais la voient pertinente ici en ce qui concerne le fonctionnement du collectif de lutte et non la gestion de l’ensemble des nécessités de la colline. Sans vouloir faire d’âgisme, il paraît indubitable que les plus réfractaires à demander ou exiger quoi que ce soit de la municipalité (et donc opposés à la pétition) se trouvent en majorité parmi la frange la plus jeune (mais il y a aussi des vieux de la vieille qui pensent comme eux).
Du moment que le principe d’une collecte de signatures a été adopté néanmoins, reste à s’accorder sur les termes du texte. L’essentiel de son élaboration va se passer par mails interposés, dans les deux semaines suivantes. En effet silence radio à ce sujet sur la liste mail jusqu’à l’assemblée suivante, où l’on découvrira qu’il n’y a pas de nouvelle version à adopter définitivement, et pas de Christos (le rédacteur de la première mouture). Et pour cause : un de ses copains nous apprend qu’il a dû partir pour le service militaire ! Il propose de le contacter et de remettre le texte en circulation pour amendements. Le lendemain, c’est chose faite. Par voie électronique donc, ceux qui ont quelque amélioration ou rectification à apporter les proposent. Ceux que cette initiative laissait dubitatifs s’en désintéressent globalement.
Je saute ici l’assemblée du 20 mars pour boucler avec ce texte l’histoire de la pétition. (Même si bien sûr, la problématique qu’elle soulève ne manquera pas, à intervalle régulier, de remonter à la surface pour y faire un peu d’écume.) J’avoue avoir douté de la pertinence de restituer également le processus de fabrique de la pétition. Mais il n’est point besoin d’argumenter sur le fait que les mots comptent, et ma foi puisque j’ai entrepris de documenter ce qui se passe à l’atelier de la mobilisation… Yalla ! Les paragraphes qui suivent s’attardent donc sur l’élaboration du texte de la pétition, qui ne constitue que les premiers pas de son aventure. Outre que cela me fait manquer à ma promesse de limiter à 12 pages le volume de chaque texte, je conviens que cet exercice est un peu laborieux. Il ne sera pas tenu rigueur au lecteur peu gourmand de détails supplémentaires de se contenter d’un survol ! Nota bene : les opinions rapportées dans les paragraphes suivants sont donc des interventions écrites.
La première réaction vient de Sokratis, celui qui se fait porte-parole hebdomadaire des activités de l’assemblée des enfants : bien qu’il ne participe pas à l’assemblée des grands et que « les absents ont toujours tort », il se lance : ne voudrait-on pas rajouter en fin de texte un point en rapport avec les enfants, du genre : « “Et laissez les enfants tranquilles”, ou “Laissez les enfants jouer”, ou “occuper l’espace”, ou même “le profaner”, ou ce que vous voulez ? Ou non, rien de tout ça ? » Un autre intervient en signalant qu’il a proposé un ajout à la liste des revendications (« Entretien du terrain de basket ») et inséré un tableau à la fin du document (les cases pour accueillir les noms, qualité et signature). Il pense que manque une signature pour indiquer d’où émane la pétition (« Assemblée ouverte de la colline de Strefi » ?). Une participante régulière félicite pour le texte mais signale que la correction déjà signalée lors de l’assemblée du 13 n’apparaît pas nettement : il faut écrire que la mairie confie « les études en vue du réaménagement » et non « le réaménagement » à l’entreprise Prodea. Une autre écrit son accord pour ajouter n’importe quelle formule exigeant la possibilité pour les enfants d’être présents librement sur la colline, car elle considère que le plan de Prodea vise à les limiter. Elle précise que le projet actuel insiste sur le maintient du parc de jeu là où il se trouve actuellement, alors que de nombreuses demandes ont été faites auprès de la mairie pour le déplacer, et ne mentionne aucune intervention sur les alentours et le terrain de basket.Nana, instit à l’école du dessus, grande gueule et participante de la première heure, se fait l’écho par écrit d’une chose dite à l’assemblée : atténuer la formule « en violation de tout processus légal et démocratique » (pour l’attribution de la réalisation des études préliminaires à Prodea) en remplaçant « légal » par « formel/normal », car dans le champ du légal/illégal, ils jouent mieux que nous, et il ne leur est pas difficile de rendre légal un processus pourri jusqu’à la moelle. Elle veut par ailleurs ajouter deux points aux revendications : la restauration et l’entretien du terrain de basket en effet, et la création d’une aire de jeu conviviale et utilisable par tous les enfants. Elle souligne entre parenthèses qu’elle écrit cela car elle s’inscrit totalement en faux avec la nouvelle mode consistant à créer des aires de jeux spécifiques pour les enfants à mobilité réduite. Favorable à l’ajout de ces deux puces, elle propose en outre, dans la veine de ce qu’a suggéré Sokratis, d’ajouter une phrase entre la liste explicitant « le basique » attendu de la mairie, et les signatures : « Nous voulons que la colline de Strefi soit accessible et libre pour les jeunes et les moins jeunes, les personnes âgées, les personnes handicapées [12] ». Occasion pour elle d’insister, par écrit cette fois, sur ce qu’elle a déjà exprimé à diverses reprises de vive voix, en rappelant que la question de l’accessibilité, en dehors de son importance en soi, avait été fortement incluse lors de nos premières assemblée et nous concerne, de fait, tous et toutes.
Dans les jours suivants s’échangent ainsi une petite série de propositions et rectifications par écrans interposés. Inévitablement, le texte s’allonge. (Dans une de ses versions, il prend presque toute la page, n’en laissant plus guère pour les signatures). En matière de modernité numérique, certains sont à la pointe (et trouvent plus pratique de passer par « googledoc ») alors que d’autres, réticents ou étrangers à la chose, rayent et griffonnent à la main sur le brouillon préalablement imprimé pour envoyer sur la liste la photo de leurs propositions de modification.
À la fin de la semaine, les principales modifications proposées ont concerné le titre (ajout du mot « public » : « Nous voulons Strefi libre, publique et non privée »), plusieurs détails du paragraphe introductif (à l’initial « Suite à la dégradation systématique de la colline de Strefi par les autorités municipales », ajout de « depuis trois décennies » ; remplacement du mot « légal » par « normal/formel », rectification de l’information erronée sur l’attribution du chantier de réaménagement à une grande entreprise immobilière, remplacée par « attribution de la réalisation d’une étude » ; à la phrase qualifiant les conditions de cette attribution d’« opaques et néfastes », ajout de « pour la mairie et les citoyens »), mais surtout la liste du détail des « choses basiques pour lesquelles nous payons des impôt exorbitants » que la mairie est appelée à faire s’est allongée. En plus de l’entretien des infrastructures (éclairage, réseau d’eau, lutte incendie) et du lieu (par la mise en action d’agents permanents pour le nettoyage et le soin de la faune, et le soutien des pentes qui s’affaissent), la nouvelle mouture de la pétition, d’après les nouvelles propositions, réclame désormais des interventions sur les aires de sport et de jeux (changement du revêtement usé et dangereux du terrain de basket, construction d’un parc de jeu accessible à tous…).
Comme certains proposent des interventions sur la base de versions plus anciennes, il est assez difficile, à la veille de l’assemblée du 27 mars qui doit théoriquement valider le texte définitif, de savoir où on en est. Un mail émanant de l’assemblée populaire d’Exarcheia (dont les membres participant à l’assemblée de Strefi ont joué un rôle moteur dans l’adoption du principe d’une pétition et dans sa rédaction initiale) propose d’ultimes modifications. Argumentant que la procédure d’entente entre la mairie et l’entreprise pour l’exécution d’une partie du projet et la fourniture de matériaux est une énorme illégalité et un très grave scandale, il trouve dommage de le passer sous silence et propose donc d’ajouter ces termes juste après « attribution de la réalisation d’une étude »). Il insiste sur la nécessité d’enlever le terme de « concession » (car malgré la rectification de la première phrase, la seconde commence toujours par : « L’accord de concession comprend entre autres des clôture, des caméras et des gardiens… ») et précise que cet accord contient la pose de grilles autour de « la colline tout entière », ce qui n’est pas très net dans la formulation actuelle.
Le lendemain, à peine avant le début de l’assemblée (trop tard pour pouvoir être pris en compte ce jour-là), un autre mail parvient sur la liste, d’un qui a l’air de bien connaître le dossier. Il contient plusieurs remarques : le terme de « dégradation » (dans la première phrase — « suite à la dégradation systématique de la colline par les autorités municipales ») n’est selon lui pas très bien choisi. Il en ressort l’impression que la colline est dégradée, ce qui constitue un argument en faveur de la poursuite du projet. Il serait plus juste d’écrire « la négligence ou l’abandon », ce qui correspond mieux à la réalité. D’ailleurs pour lui, insiste-t-il, la colline est tout sauf dégradée : elle conserve une grande valeur comme lieu de verdure, de socialisation, etc. En ce qui concerne l’attribution : il remettrait ou ajouterait le terme « direct », car l’attribution directe ou « procédure d’entente directe » est un terme juridique désignant une forme de délégation légalement possible dans des cas exceptionnels, dont les conditions ne sont pas réunies ici. De plus il ne dirait pas qu’elle est attribuée « à une entreprise privée » mais à « des concessionnaires/contractants/promoteurs [13] choisis par une entreprise privée ». Concernant les dispositions de l’accord, il faut à son avis mentionner la préalable « évacuation de la colline » qui sera vraisemblablement dévolue à la municipalité. Last but not least, il lui semble important de préciser que l’entreprise est intéressée, avec en particulier un intérêt pour l’augmentation de la valeur du foncier et des bâtiments, pas pour les habitants ou la communauté locale.
Las ! Cette fichue pétition n’en a pas encore fini de susciter remous et connaître déboires. Ce thème peine à s’imposer au cours de l’assemblée du 27 mars, tout animée qu’elle est des enthousiasmes remobilisateurs suscité par la nouvelle « action » en préparation, dans laquelle davantage de participants se reconnaissent. L’initiative de rencontre et de coorganisation de manifestations publiques et protestataires avec d’autres assemblées de quartiers ou collectifs en lutte contre des projets de réaménagement similaires (objet du prochain texte) a fait son chemin. L’équipe « actions » a cette fois pu se réunir et peaufiner une proposition dont la réalisation suppose de s’y atteler d’ores et déjà. Elle implique un certain nombre de questions que la majorité du jour semble trouver prioritaires. Ceux qui se sont impliqués dans la rédaction de la pétition et veulent juste obtenir l’accord final de l’assemblée pour pouvoir commencer la collecte de signatures, sentent bien que ça rechigne. Spiridula par exemple, avec sa théâtralité habituelle, s’impatiente. Elle finit par être appuyée par quelques participants présents aux dernières assemblées qui, bien que tièdes à l’idée de la pétition, trouvent contre-productif de faire traîner davantage encore cette histoire. Peu avant la fin de l’assemblée donc, retour de la pétition sur le ring !
Après que Spiridula est revenue à la charge (en rappelant que le texte est prêt, qu’on peut dès cette semaine commencer à récolter des signatures, de la main à la main, sur le marché, en faisant du porte-à-porte, voire pourquoi pas en le mettant sur une plate-forme électronique…) et que Nana s’est vainement opposée à une nouvelle lecture (pour des raisons de temps et de fatigue et parce que « non mais ! Ça fait plus d’une semaine qu’il circule par mail, ceux qui le voulaient ont largement eu le temps d’en prendre connaissance ! »), de guerre lasse de part et d’autre, la dernière version en est lue à haute voix. Aussitôt après : nouvelles questions et réactions sceptiques. « Ce texte, il est destiné à être remis à la mairie ??? » s’enquiert avec inquiétude une jeune participante ; « Ben a priori plutôt… » répond celle qui a lu. « Ouh là là ! Ça c’est une autre discussion, qu’on n’a pas encore eue, intervient Themis, on s’est mis d’accord pour que ceux qui le veulent écrivent ce texte et collectent des signatures, mais l’usage qu’on en fera n’a été ni discuté ni décidé. » Les partisans de la pétition ne s’attendaient pas à celle-là !
« On demande à la mairie de construire un parc de jeu ?? Mais où ça ? » Nana réexplique de vive voix ce qu’elle a déjà exposé par mail sur les raisons qui l’on poussée à ajouter ce point et les termes choisis pour cela. Le jeune homme à crête blonde et vêtements moulants qui avait animé l’une des premières assemblées mais avait disparu ces derniers temps confie d’une part que, personnellement, il n’est pas fou des éclairages, dont la pétition réclame davantage, et aime bien aussi les lieux où l’on trouve encore des coins d’ombre. Ce qui a été fait par exemple pour l’Acropole avec des lumières partout n’est pas du tout à son goût. Mais plus important encore : la pétition ne fait aucune mention du refus de la présence policière, c’est un gros manque. Si on doit vraiment faire une pétition il verrait bien une phrase contre l’astinomokratia [14] et revendiquant que la colline soit aux mains des habitants et non des flics ou des bandes [15].
Spiridula objecte : bien sûr qu’on est contre la présence policière sur le lofos, mais l’ajouter dans le texte reviendrait pour elle à entrer dans le jeu, à dire implicitement qu’on n’y verrait pas d’inconvénient dans le reste de la ville, un peu comme si on réclamait de l’oxygène sur la colline. Un autre lui rétorque que ce raisonnement ne tient pas : « Et pour le capitalisme ou la privatisation ? Dire qu’on n’en veut pas ici revient à dire qu’on en veut bien partout ailleurs ? » Une autre participante occasionnelle, spécialiste des pavés dans la marre, tient à redemander quel sens ça a de collecter des signatures. Pour elle, c’est encore une fois entériner la dictature du nombre. Elle s’emporte : « Il y a une histoire politique ici, pour ceux qui ne le sauraient pas ou l’auraient oublié ! Et elle n’a rien à voir avec le ramassage des poubelles où les parcs de jeux ! Avant on chassait les flics d’ici, c’était ça le lofos Strefi, c’était ça Exarcheia ! » Une femme entre deux âges, sous sa bleue chevelure, trouve malgré tout problématique qu’il y ait des poubelles partout, et aussi des coins dangereux, et qu’il faut que la mairie fasse quelque chose.
Encore une fois, c’est Maria qui se colle à une tentative de dénouement. Elle récapitule la position qui est jusqu’ici parvenue à émerger de l’assemblée sur la question des poubelles (on n’a ni l’envie ni les moyens de se transformer en équipe d’entretien et de nettoyage de la colline), et aussi sur celle des signatures : puisque celle-ci a été amenée, ramenée, et re-re-ramenée par des gens qui y tenaient beaucoup et pensent que ça peut servir, on a accepté. Ne l’analysons pas trop et ne bloquons pas dessus, ce n’est ni la seule ni la dernière des choses que fera l’assemblée… Et sur les questions de l’éclairage, de la police… ma foi oui on peut peut-être changer ou ajouter un mot ou deux ?
Une participante récente avec un gros bagage de luttes dans le quartier (plutôt du côté des mouvements autonomes ou anarchistes), qui s’exprime néanmoins toujours dans un esprit de conciliation, regrette d’avoir à s’arrêter un instant de plus sur le sujet malgré la visible lassitude et fatigue qu’il suscite : même si nous avons affaire à une décision déjà prise et qu’il n’est pas pour elle question de veto, elle doit, à regret, faire remarquer que la pétition rédigée est tout de même extrêmement pro-système. Elle ne s’opposera pas mais en tout cas ça ne la représente pas. Demander à la mairie d’agir parce que le site est dangereux, c’est non seulement lui donner le feu vert mais l’inviter à commencer des interventions. Si on trouve qu’il y a des coins dangereux, pourquoi ne pas mettre nous-mêmes des pancartes pour prévenir ? Dafni, jeune femme aux traits et à la parole aussi délicats que son exigence en matière d’horizontalité est aiguisée, va d’une certaine manière dans son sens : commençant par dire qu’elle a manqué trois ou quatre semaines d’assemblée pour raisons de santé, et arrive donc après la bataille, elle tente un résumé : « Si je comprends bien on a lancée la pétition comme ça, sur un “Après tout pourquoi pas ?”, mais on n’a pas de plan… » Elle ne sait pas, mais peut-être il serait bien de s’accorder le temps de réfléchir un minimum à ce que, en admettant que la collecte de signature démarre, on envisage d’en faire ?
Il se fait tard et nous revoilà dans l’impasse de la rebelote. Quelqu’un tente un compromis (en fait un nouvel ajournement) : « Puisqu’on va organiser cette rencontre avec d’autres collectifs pour partager les expériences de lutte, on pourrait mettre le thème en discussion avec eux ! Ont-ils bougé avec des pétitions, qu’est-ce que ça a donné, etc. ? » Spiridula, au comble de l’indignation, brandit avec emphase un argument qu’elle semble penser irréfutable : les gens du Parc Navarinou ont fait des pétitions, on connaît tous le résultat de cette lutte, et elle ne pense pas que quelqu’un ici trouvera quelque chose à y redire ! La spécialiste des pavés dans la marre s’étrangle à moitié : « Oui on connaît le résultat ! Il est entouré de grilles désormais. » [16] Personne n’ayant visiblement envie d’ajouter un deuxième débat houleux à celui déjà inextricable dans lequel nous sommes à nouveau plongés, tout se passe comme si personne n’avait entendu la pique.
Différents avis continuent de se faire face, pro et anti-pétition. Maria, persévérante, réaffirme son opposition à remettre le débat sur le tapis. « En remettant en question nos propres décisions, on recule au lieu d’avancer. Aucune action ne conviendra à cent pour cent à tous et à chacun, les enfants ! Ajoutons quelque chose contre les forces répressives et finissons-en avec cette pétition, d’accord ? » Ceux et celles qui avaient exprimé les plus fortes réserves déclarent forfait : ok ok, c’est pas dans notre esprit de mettre des veto, allons-y puisque ça a été décidé… (« Mais quand-même, entend-on encore grogner entre quelques dents, il y a certains groupes qui sont là presque comme des partis et avancent leur billes, c’est pas correct… »)
Peu ou prou, la pétition a donc réussi à faire son trou. Après quelques modifications supplémentaires prenant finalement en partie en compte les remarques du mail qui était arrivé en dernière minute et certains des avis exprimés dans l’assemblée du jour, une version définitive part à l’impression dans la semaine. En voici la version imprimée et la traduction française [17] :
La semaine suivante, à l’assemblée du 3 avril, Spiridula en apporte plusieurs exemplaires et commence même à la faire signer dans les rangs de l’assemblée, avec un succès mitigé. Le samedi 10 avril, après plusieurs semaines de gestation et un accouchement difficile, la pétition fait son apparition au marché du samedi : le nouveau-né trône sur une petite table sur le trottoir de la rue Kallidromiou à côté de son grand frère (le texte informatif, « Qu’est-ce qui se passe avec le Lofos Strefi ? », au ton beaucoup plus politique), entre le stand d’un revendeur d’agrumes et celui d’une maraîchère, devant le local d’Initiative des habitants d’Exarcheia [18]. Ce petit dernier, enfanté dans la douleur, tel la progéniture à problèmes d’une famille désunie, n’en a pas fini de révéler et alimenter les litiges en son sein. Sur la liste mail, quelqu’un ne manque pas de faire remarquer qu’il est difficile de croire que ces deux textes si dissemblables sont nés de la même assemblée. Plusieurs semaines après, des membres ou sympathisants de l’assemblée de Strefi continuent de découvrir avec effroi son existence et se refusent à croire qu’il soit l’enfant légitime de l’assemblée. En dépit des moult questions qui reviendront se poser quant à la généalogie et à l’avenir de ce texte aux yeux de certains encombrant, voire honteux, il est désormais en piste et coexistera avec les fruits forts hétéroclites de la mobilisation en cours.
Au prochain épisode, retour sur les premiers pas, les premiers déboires et les premiers succès des efforts de déploiement et de liaison avec d’autres luttes menés en parallèle par l’assemblée, entre difficultés d’organisation, affleurements d’épisodes conflictuels du passé récent et craintes de la récupération politique.
11 mai 2021, Athènes
Luz Belirsiz