Depuis plus de trois mois, les fantômes de Louise Michel et d’Élisée Reclus parcourent les nuits désertes d’une ville au long passé dans le sud du Mexique. Seule la lumière ténue de quelques lampes ou les flammes des feux allumés dans les centaines de barricades qui réchauffent les longues nuits d’Oaxaca percent les ténèbres.Les estimations les plus timorées annoncent que la population de la ville d’Oaxaca a levé environ cinq cents barricades, d’autres, plus enthousiastes, parlent de mille cinq cents barricades dressées en une seule nuit.
La Commune d’Oaxaca a surgi après que le gouverneur Ulises Ruiz, un despote appartenant à la faction la plus violente du PRI, a ordonné, le 14 juin 2006, la dispersion manu militari d’un piquet organisé pacifiquement par des professeurs en grève. L’intervention musclée des forces de police en plein centre historique de la ville n’a pas seulement affecté ces syndicalistes, car la police ayant été repoussée et encerclée, le gouverneur a ordonné d’utiliser son hélicoptère particulier pour lancer des bombes de gaz au poivre sur la foule. Des employés des hôtels et des commerces tout proches ainsi que des habitants du quartier et des centaines de touristes furent ainsi intoxiqués et durent être évacués du champ de bataille. Les enseignants syndicalistes sont parvenus à réoccuper le centre-ville, action qui a réveillé la conscience des habitants.
Presque aussitôt, 360 organisations sociales en tout genre, d’organisations indigènes à des organisations de femmes, en passant par des écologistes, des petits commerçants et des étudiants, ont instauré une assemblée populaire, sorte de parlement citoyen, plus connu sous le nom d’APPO. Cette Assemblée populaire d’Oaxaca a organisé cinq marches gigantesques qui ont rassemblé des centaines de milliers de manifestants.
Elle a occupé plus de trente mairies, bloqué des routes et fermé des administrations et des tribunaux. Le gouvernement a littéralement cessé d’exister, ses traces n’apparaissant que dans les opérations nocturnes lancées par des centaines de policiers en civil et de nervis qui descendaient dans la rue pour tirer avec des armes à feu sur la population. Face à de telles attaques, les barricades d’Oaxaca ont fait
preuve d’une énorme efficacité.
Les femmes ont joué un rôle d’une importance extraordinaire. Un soir en particulier, des milliers de femmes ont manifesté dans toute la ville en frappant des casseroles et sont allées au siège de la télévision locale de l’État d’Oaxaca pour exiger qu’on laisse entrer une commission afin de faire connaître leurs revendications. Les vigiles de l’établissement leur refusèrent le passage, ce qui les a évidemment indignées, aussi ont-elles immédiatement occupé la télévision et retransmis pendant plusieurs jours en toute liberté, jusqu’à ce qu’un commando de policiers rende inutilisables les antennes en tirant dessus à coup de fusil. La population a aussitôt réagi et s’est emparée de treize stations de radio, où pour la première fois la parole a pu être donnée à des centaines de femmes et d’hommes anonymes.
La répression a frappé large : plusieurs dirigeants de l’APPO ont été arrêtés, malmenés et sont encore emprisonnés, l’un d’eux, notamment, dans une prison de sécurité renforcée ; deux manifestants ont été assassinés ; des dizaines de personnes ont été agressées, frappées ou menacées. Devant cette situation, la réponse de la population a été d’une extrême retenue, ce qui n’a pas empêché les médias d’essayer à tout prix d’occulter cette impressionnante révolte populaire, en se contentant de relever d’éventuels liens des insurgés avec la guérilla ou en caractérisant de vandalisme le blocage des accès aux banques, aux grandes surfaces commerciales ou à l’aéroport.
Mais que signifie cette révolte ? Avec le Chiapas et le Guerrero, l’Oaxaca est un État mexicain extrêmement pauvre, où vivent un grand nombre de communautés indigènes. L’Oaxaca a de tout temps été un bastion contrôlé par les caciques du PRI, le parti de la révolution institutionnelle, qui se sont enrichis effrontément avec leurs alliés les grands patrons de l’industrie et les grandes entreprises multinationales telles qu’Iberdrola (espagnole). Les gouvernants de l’Oaxaca se sont aussi caractérisés par leur ineptie, par leur corruption et par la violence comme moyen pour gouverner. Le 14 juin, la population a dit « Stop, ça suffit. ¡Ya basta ! ».
Après trois mois de mobilisation intense, qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Les hommes politiques mexicains et les patrons pressent le gouvernement fédéral de résoudre le problème par une répression expéditive. Le gouverneur Ulises Ruiz réclame à grands cris l’envoi des troupes de la Police fédérale préventive, l’expulsion des piquets et des campements et l’incarcération des opposants les plus radicaux. Par ailleurs, les négociations avec le pouvoir sont pratiquement rompues, le gouvernement fédéral ainsi que les sénateurs appartenant au PRI et au PAN se refusant à cesser les pouvoirs publics, à savoir démettre de ses fonctions le gouverneur [1]. Aussi l’issue la plus probable est-elle une répression comme celle qui eut lieu il y a trente ans, quand le peuple d’Oaxaca était parvenu à destituer le despote Zárate Aquino : simultanément à cette victoire, la ville fut occupée par l’armée, on nomma un gouverneur militaire et les opposants furent emprisonnés, assassinés ou bannis, acculant une partie de la population à la lutte armée.
L’APPO connaît ses classiques et s’est abstenue de recourir à la violence. Malheureusement, tout le monde sait que c’est tout à fait le style et dans l’esprit tordu d’Ulises Ruiz de provoquer cette violence, par exemple en infiltrant des policiers en civil et des exécutants pour provoquer des affrontements, après quoi il est facile de justifier la répression massive et l’entrée des forces de police antiémeutes. Ulises Ruiz entend rester au pouvoir dans cet État, avec le soutien des forces de l’ordre et de l’armée.
Aujourd’hui même, des milliers de femmes et d’hommes d’Oaxaca ont repris très tôt leur marche vers Mexico, ayant déjà effectué en une semaine environ 260 kilomètres. Cette marche pourrait fort bien être leur dernière possibilité d’éviter la répression et de réveiller la conscience des Mexicains. Leur appel a d’ailleurs déjà obtenu une certaine réponse car dans d’autres États du Mexique des assemblées populaires ont commencé à surgir.
Face à une telle situation, l’immense révolte populaire des habitants d’Oaxaca appelle de toute urgence à la solidarité active des citoyens et citoyennes du monde entier. D’Oaxaca, nous vous envoyons cet appel. Il est encore temps d’éviter un bain de sang ; il est encore temps de trouver une issue démocratique à ce grave conflit. En attendant, aujourd’hui, dans cette nuit oaxaquègne, les fantômes des communards de Paris continuent d’accompagner les femmes et les hommes rebelles d’Oaxaca et seraient même disposés à s’envoyer un petit mezcal, pour combattre le froid. ¡Salud !
Carlos Beas Torres,
membre de l’Ucizoni
(Union des communautés indigènes
de la zone nord de l’Isthme)
Traduction par Ángel Caído
de la tribune parue, dans La Jornada,
le samedi 30 septembre 2006.