Le « chant » traditionnel mexicain est un genre littéraire qui obéit à un certain formalisme : langage noble et soutenu, formules révérencielles, aphorismes, figures de style, images, métaphores, que nous retrouvons d’un « chant » à l’autre. Le poème ne cherche pas, semble-t-il, à exprimer une pensée ou une sensibilité originales, il est plutôt l’art de bien dire, l’art d’énoncer des sentiments, des dispositions d’esprit, des « vérités » et des idées convenus et appropriés. Cette tradition fait partie du goût prononcé des Mexicains pour la rhétorique, quand chaque situation appelle un discours convenu ; n’oublions pas que l’empereur est appelé Tlatoani, Maître de la parole. Nous sommes peut-être d’autant plus sensibles à ce conformisme qu’il ne nous est pas familier. Inversement, un Aztèque parmi nous décèlerait sans doute dans notre littérature de la banalité là où nous pensions voir de l’originalité. C’est cet aspect, ce formalisme de la pensée, qui nous intéresse ici car il renvoie à une tournure d’esprit partagée par le plus grand nombre, il est porteur d’une vision du monde. Les clichés, les formules toutes faites, les apophtegmes sont autant de passe-partout qui nous font pénétrer dans l’antichambre d’une autre civilisation.
À ce sujet par exemple, il est amusant de constater combien le Nican mopohua peut jouer sur la confusion entre les mentalités et sur les malentendus qui en résultent. Quand la Vierge demande à Juan Diego d’être son messager, celui-ci s’accable : pourquoi le choisit-elle ? Il a si peu de mérite, il est seulement « la corde du portefaix », il n’a aucune qualité particulière, c’est l’homme à tout faire, « la queue et les ailes ». En tant que chrétiens, nous y voyons l’accablement d’un pauvre diable, de celui qui est déchu et humilié, « au point où il en arrive à se déprécier lui-même », avons-nous dit ; il ne nous vient pas à l’idée que ce ne sont là que des paroles toutes faites, des civilités en quelque sorte, la manière polie et convenue de répondre à une invitation dans la société mexica d’autrefois : s’étonner d’être choisi alors que l’on a si peu de mérite ; pour le Mexicain, une simple formule de savoir-vivre : « Nous ne savons pas comment ce jeune homme peut se tromper à ce point, car notre fille n’est bonne à rien et plutôt sotte… » Voilà la réponse que fait invariablement tout parent qui se respecte à une demande en mariage du temps des Aztèques.
Le Nican mopohua raconte une opération spirituelle, quand Tonantzin prend l’apparence de la Vierge Marie, ou la métamorphose de Tonantzin. Il s’agit d’un conte métaphorique qui relate le passage d’un monde spirituel à un autre, voilà le vrai miracle ! Le miracle ne concerne pas tant l’apparition de l’image de la Vierge dans cette petite chapelle du Tepeyac, il se trouve surtout dans le fait que Tonantzin, la déesse aztèque, apparaisse soudain sous les traits de la Vierge Marie. Ce passage se fait sans douleur, ce ne sont que les apparences qui changent. Face aux manœuvres de l’évêque et aux obsessions des frères mineurs, ce texte ouvre sur une tout autre dimension, sur un plan qui, d’une certaine manière, échappe à l’Église car, à travers le jeu des substitutions et des escamotages, il nous parle de la conversion non pas des Indiens, comme nous pourrions le penser, mais bien des dieux et des déesses aztèques, qui se contentent tout simplement de changer d’apparence, tout en restant eux-mêmes, évidemment : Tonantzin se convertit en la Vierge Marie et son sanctuaire au pied de la colline devient une chapelle dans laquelle les Indiens la vénèrent sous les traits de Marie, voilà, c’est aussi simple que cela, les dieux ont changé d’aspect et ont revêtu d’autres atours.
Sous la légende chrétienne, la cosmovision nahuatl se révèle comme une encre sympathique pour le public des lettrés mexicains, anciens condisciples de l’auteur, qui pouvaient en apprécier non seulement les figures de style et l’art de la composition, mais aussi toute la subtilité des transformations qui maintenait la pérennité de l’ancien sous l’apparence du nouveau. Prodigieux exercice qui a dû enchanter ceux qui en étaient avertis, en fait tous ceux qui s’étaient convertis à la religion du vainqueur par un simple jeu de traduction, une affaire de vocabulaire, en somme. Cette agilité d’esprit leur était d’autant plus aisée qu’elle leur était familière.
Ce qui fascine dans l’étude de la cosmogonie des Mexica, c’est justement cette tournure d’esprit dont ils font preuve, qui veut que les concepts n’aient pas la rigidité dogmatique que nous leur attribuons, les Nahua assignant des formes distinctes à une même divinité ou vénérant sous la même forme plusieurs déités : la pensée indienne postule la fluidité extrême des êtres, des choses et des apparences. Aucun concept n’est figé dans une représentation à sens unique, une divinité est à la fois elle et autre, son identité est multiple, changeante et, le plus souvent, contradictoire. Le réel, sa conception du moins, surgit de l’union des contraires ; la guerre rituelle, la « guerre fleurie » en vue du sacrifice, se traduit par « eau et feu », c’est le sang, l’énergie vitale, l’énergie cosmique, la sève du temps qui s’écoule de l’arbre de Tamoanchan ; c’est lui, le sang, qui est appelé à régénérer l’univers quand celui-ci arrive à sa fin. Nous avons perdu cette pensée de la dualité qui veut que chaque concept porte en creux son double et tire son sens de cette familiarité avec l’autre lui-même, qui est tout aussi bien son contraire et son ombre.
Quetzalcóatl, le serpent à plumes de quetzal, est aussi l’étoile de Vénus, la divinité suprême, le dieu qui, par son sacrifice, a créé la nouvelle humanité, celle du cinquième soleil, mais il est aussi le dieu du vent Ehécatl, le dieu jumeau qui se confond parfois avec Ometeotl, le dieu de la dualité ; Quetzalcóatl est le dieu des arts et de la philosophie mais il est vaincu et chassé par son contraire ou son double, Tezcatlipoca, le dieu magicien et nocturne, celui du miroir d’obsidienne, « le miroir qui fume » (ou « le miroir fumé » ?), où nous voyons notre passé, présent et futur… Et pourtant ce dieu héroïque, ce dieu accompli, a un double, Xolotl, le dieu larvaire, immature, qui n’a pas voulu se sacrifier avec les autres dieux pour mettre en mouvement le Soleil et la Lune, qui s’est enfui, prenant différentes formes pour tenter d’échapper à la Mort qui le poursuivait. Xolotl est aussi le dieu-chien et c’est sous cette forme que Quetzalcóatl disparaît dans le royaume des morts pour reconstituer la nouvelle humanité.
Ce qui choquait le dominicain Diego Durán, nous dit Serge Gruzinski, ce n’étaient pas tant les résistances indigènes que leur capacité illimitée à parasiter tout ce qu’introduisait la religion chrétienne. Pour eux, la divinité est polymorphe en même temps qu’elle est polysémique, elle peut apparaître sous tel ou tel aspect, changer de forme, ne retenir qu’une figure du réel parmi toutes les figures possibles, un peu comme un projecteur dans la nuit. Quand, au début de la conquête, les Indiens nomment toutes les effigies chrétiennes (le Christ, les saints) Santa María, cela signifie qu’à leurs yeux c’est la même spiritualité qui se manifeste et se montre sous des formes diverses. Chaque divinité particulière n’est qu’une figure de la divinité, elle n’est, en quelque sorte, qu’une vue de l’esprit, dans la multiplicité des points de vue envisageables et possibles, c’est pour cette raison aussi que ces figures sont facilement interchangeables.
Jacques Soustelle nous dit qu’il faut considérer les Indiens comme des êtres venus d’une autre planète, c’est qu’ils ont une conception de l’esprit ou plus simplement de la réalité bien différente de la nôtre. Alors que nous pensons la saisir dans son unité — Dieu un et indivisible — les Indiens gardent une conception duelle de la réalité, le couple divin (le Père et la Mère des dieux et des hommes) est doublement double puisqu’il est constitué d’Omecihuatl et d’Ometecuhtli (ome signifiant deux). Remarquons que les Indiens convertis au christianisme ont gardé cette vision duelle du monde, la Vierge Marie et le Christ formant alors pour eux le couple primordial. Le deux, la paire, le couple, la complémentarité des contraires, la dualité reste pour eux le fondement du réel alors que pour nous, dans notre vision absolutiste, c’est le Un qui constitue le principe essentiel de l’univers [1]. Notons que cette idée de la dualité comme principe premier du réel est aujourd’hui admise dans le monde de l’astrophysique ou de l’infiniment petit avec la notion d’antimatière, par exemple.
Dans cette polysémie du réel, dans cette mobilité vertigineuse du sens et des représentations, Coatlicue, la déesse mère primitive des peuples autochtones de la Vallée centrale, la femme à la robe de serpent, peut bien devenir Tonantzin, la Mère des Aztèques, et celle-ci se convertir en la Vierge Marie, la Mère du dieu des chrétiens. Dans son étude sur la religion des Mexica [2], Miguel León-Portilla remarque que les attributs et les manières d’agir de la déesse Coatlicue, mère du dieu tutélaire des Mexica, Huitzilopochtli, peut mieux faire comprendre les formes de syncrétisme religieux auxquelles étaient parvenues la pensée et la vie religieuse des fondateurs de Mexico-Tenochtitlán. À la différence de la religion chrétienne qui reste une religion exclusive avec son dieu unique (elle n’est pas la seule), la religion des Mexica était essentiellement inclusive, les dieux des anciennes peuplades sédentaires comme ceux des peuples vaincus se trouvaient intégrés dans une cosmovision d’ensemble, où ils conservaient leurs attributions premières, mais où ils pouvaient aussi se voir investis d’autres fonctions pour s’insérer dans l’histoire mythique des vainqueurs ; tel fut le cas de Coatlicue, tel fut aussi le cas de Quetzalcóatl, de Tlaloc, etc.
En 1576, vingt ans après la polémique entre les franciscains et l’évêque au sujet de la Vierge de Guadalupe, Fray Bernardino de Sahagún ne se fait plus guère d’illusion quant à la conversion des gens du peuple. Il remarque, désabusé, que, sous couvert de vénérer des saints chrétiens, ils rendent hommage à des divinités anciennes — mais ne serait-ce pas plutôt ces divinités anciennes qui se seraient tout simplement converties en « divinités » chrétiennes ? Les dieux comme les diables connaissent l’art du camouflage et, comme Zeus, l’art de changer d’apparence selon leur bon plaisir : « À Mexico c’était la fête de Ciuacoatl appelée aussi Tonantzin, à Tlaxcala c’était la fête de Toci, et à Tianquizmanalco, c’était celle de Tezcatlipoca, lesquels revêtent les noms ostensibles de sainte Marie, sainte Anne et saint Jean l’Évangéliste, tandis que dans le secret de leur cœur, il est clair que le vulgaire qui accourt à ces réunions n’a en vue que les pratiques anciennes. »
Cette étonnante facilité à se mouvoir à l’intérieur d’une pensée religieuse qui leur était étrangère a de quoi surprendre. Mais leur était-elle si étrangère ? Avec quel brio ils ont puisé dans la collection de saints offerte par l’Église catholique ! Avec quelle aisance, ils ont pu assortir dieux et saints, déesses et saintes ! Au point où nous pourrions bien nous poser quelques questions sur tout cet assortiment de saints et de saintes que nous propose l’Église et y déceler comme l’expression tenace d’une nostalgie, la nostalgie des dieux multiples ? Du paganisme ? D’un monde qui contiendrait plusieurs mondes ?
Pour en revenir au texte du Nican mopohua, nous ressentons bien une réelle difficulté à traduire en notre langue certaines expressions, qui donnent le sentiment d’une jonglerie avec le concept de Dieu, jonglerie qui nous est peu familière, avouons-le. Dans le chapitre précédent, nous avions relevé l’expression de Teotl Dios, que León-Portilla traduit par Dieu tout simplement : In inantzin in huel nelli Teotl Dios ; traduction : su madrecita de él, Dios verdadero (la petite mère vénérée de Lui, le vrai Dieu). In Ipalnemohuani, nelli Teotl Dios ; traduction : del Dador de la vida, verdadero Dios (de Celui qui donne la vie, le vrai Dieu). Cependant l’auteur, Antonio Valeriano, ne se contente pas de l’expression Teotl Dios avec double majuscule, il lui arrive aussi d’écrire teotl Dios, avec teotl en minuscule, ce qui n’est pas sans poser un nouveau problème au traducteur : In niinantzin teotl Dios ; traduction : yo, su madrecita de Teotl Dios (moi, la petite mère vénérée de Teotl Dieu), cette fois León-Portilla garde l’expression Teotl Dios, mais il modifie le sens de teotl en y ajoutant la majuscule, il en fait un nom propre alors que c’était un nom commun. In teotl Dios itlaçònantzin ; traduction : su preciosa madrecita de Dios (la précieuse mère vénérée de Dieu). Cette fois il supprime le nom commun, qui donnerait « la mère vénérée du dieu Dieu (du dieu que l’on appelle Dieu) ». Ou comment l’insignifiant passage d’une majuscule (Teotl Dios) à une minuscule (teotl Dios) pouvait ouvrir les portes de l’enfer — ou du moins, pour Antonio Valeriano, celles des salles de torture de l’Inquisition. Heureusement, cet insignifiant passage d’une majuscule à une minuscule est passé inaperçu aux yeux de Sahagún et des franciscains si à cheval sur les principes. Notons que León-Portilla ne s’aventure pas sur ce terrain sulfureux et qu’il se garde bien de traduire In niinantzin teotl Dios par yo su madrecita de un dios que se llama Dios, « moi, la petite mère vénérée d’un dieu qui s’appelle Dios ».
Dès le départ, Antonio Valeriano écrit : Sancta Maria, Dios inantzin (Sainte Marie, mère vénérée de Dieu), là les choses sont claires. Nous avons vu que les Espagnols, pour bien marquer leur différence, n’ont pas voulu traduire dieu par teotl et qu’ils ont souhaité garder le mot dieu (Dios) pour désigner leur dieu et apporter ainsi un nouveau contenu, le contenu chrétien, au concept de la divinité. Ce dieu chrétien nous l’écrivons avec majuscule, nous le considérons comme un nom propre puisqu’il est le seul et unique Dieu. Dieu, comme nom commun, a une autre signification, il perd son caractère unique et absolu et demande à être qualifié, le dieu untel, le dieu Quetzalcóatl, le dieu Huitzilopochtli, le dieu Dios… Dios, Teotl ou Dieu avec majuscule représentent le concept du divin, de l’universel, et ce concept du divin ou de l’Esprit existe dans toutes les langues et dans toutes les civilisations, c’est ce que nous dit l’auteur en associant Teotl et Dios dans l’expression Teotl Dios, Teotl étant le concept de la divinité selon les Nahua, Dios étant le concept de la divinité selon les Espagnols. Si le concept existe partout, son contenu, par contre, est propre à chaque civilisation, parler du dieu Dieu (teotl Dios), c’est faire référence à un contenu particulier, la conception chrétienne de la divinité, le contenu donné par les chrétiens au mot Dieu. En parlant du dieu « Dios », on suppose implicitement d’autres dieux ou d’autres conceptions du divin dans le grand chapeau d’où on a sorti par les oreilles un dieu qui se nomme Dios. Encore une fois il n’est question que de mots, de vocabulaire, d’orthographe et de traduction, une question de langue en somme et la langue, expression d’un mode de communication, est bien porteuse de toute une cosmovision. Cette façon de penser n’a pas dû échapper aux missionnaires, mais elle a dû aussi les dérouter, c’était pour eux, arc-boutés sur leurs certitudes et leurs convictions profondes, comme chercher à se saisir d’une anguille.
Sainte Marie est la mère du Dieu des Espagnols comme Tonantzin fut la mère du Dieu des Aztèques. Nous avons affaire à une succession de conversions des dieux et des déesses qui révèle la permanence du même sous des noms et des identités différentes, nous pourrions même dire sous des noms d’emprunt : la Coatlicue primitive, mère de Tonatiuh (le soleil), devient Tonantzin, mère de Huitzilopochtli (qui est aussi le soleil), qui devient à son tour sainte Marie, mère de Jésus-Christ (qui est encore le soleil). La mère primordiale, Coatlicue, Tonantzin ou Marie, la Mère de l’immaculée conception du soleil, n’est autre que la Mère-terre. Et quand nous passons d’une religion à l’autre, les attributs et les qualificatifs de la divinité ne changent pas pour autant, jusqu’à l’idée de paradis, la « Terre fleurie » (Xochitlalpan) ou la « Terre céleste » (Ilhuicatlalpan) qui n’est pas si différente d’une version à l’autre.
Je donne ici la traduction par León-Portilla d’un paragraphe du Nican mopohua où il est question de préciser ce que l’on entend par Dieu :
Santa María,
Su madrecita de él, Dios verdadero (Teotl Dios)
Dador de la vida, Ipalnemohuani,
Inventor de la gente, Teyocoyani,
Dueño del cerca y del junto, Tloque Nahuaque,
Dueño de los cielos, Ilhuicahua,
Dueño de la superficie terrestre, Tlalticpaque.Sainte Marie,
La mère vénérée de Lui, le vrai Dieu
Celui qui donne la vie, Ipalnemohuani,
Créateur des gens, Teyocoyani,
Maître du proche et du contigu, Tloque Nahuaque,
Maître des cieux, Ilhuicahua,
Maître de la superficie terrestre, Tlalticpaque.
Nous remarquons qu’aux définitions chrétiennes correspondent les définitions nahuas sans qu’un chrétien puisse y trouver à redire. Cette strophe enrichit l’idée de Dieu, la structure, en élaborant toute une cosmovision sans qu’apparaissent à première vue des contradictions entre la cosmovision chrétienne et la cosmovision nahua. Poussons un peu plus loin notre investigation. León-Portilla note avec pertinence que dans son allusion à l’espace vertical mésoaméricain (« Maître des cieux, Ilhuicahua ») qui comprend les neuf étages de l’espace céleste, les deux étages de la superficie terrestre et les sept étages de l’inframonde, l’auteur s’arrête avec un certain sens de l’opportunité à la surface terrestre :
« Il ne dit pas que le Dieu suprême est aussi Mictlan, Le Maître de la région des morts, c’est-à-dire de l’inframonde, il ne l’a pas mentionné parce que les chrétiens, non les Indiens, voient dans cette partie de l’espace cosmique la région infernale où se trouvent les démons et les condamnés au feu éternel. »
Ce tact, dont fait preuve Antonio Valeriano pour ménager les susceptibilités doctrinales des évangélistes, nous révèle aussi la manière de faire de l’auteur : laisser un certain flou, jouer sur l’ambiguïté des termes. C’est ainsi qu’il adapte la cosmovision nahuatl aux dogmes catholiques. Un lecteur chrétien peut bien n’y voir que du feu, mais un lecteur d’origine indienne dont le nahuatl reste sa langue maternelle ? C’est bien toute la cosmogonie mésoaméricaine qui resurgit à ses yeux. Peut-on parler dans ce cas de syncrétisme religieux, quand seuls les cadres dans lesquels s’inscrivent les représentations ont changé, un cadre chrétien venant se substituer au cadre mésoaméricain sans que ni le contenu, ni le mode d’appréhension, ni les tournures d’esprit ne soient atteints dans leur fondement ?
Dans son livre qui traite de la vie quotidienne des Aztèques à la veille de la conquête [3], Jacques Soustelle note que peu de temps avant la conquête, le pieux roi de Texcoco, Nezahualcoyotl, édifia un temple dédié « au dieu inconnu et créateur de toutes choses » qu’on appelait Tloque Nahuaque, « celui du voisinage immédiat » ou Ipalnemohuani, « celui par qui nous vivons ». Ce temple était surmonté d’une tour à neuf étages, « qui signifiait neuf cieux, et le dixième, qui parachevait ces neuf étages, était à l’extérieur peint en noir et semé d’étoiles, et à l’intérieur tout semé d’or, de pierreries et de plumes précieuses ». Et ce dieu, que personne « n’avait connu jusqu’alors », n’était représenté par aucune idole.
Je ne sais si nous pouvons nous fier entièrement à Ixtlilxóchitl (à qui nous devons cette information), descendant de la dynastie des rois de Texcoco, qui, sous le nom de don Fernando de Alva, fut un personnage important et reconnu de l’oligarchie créole. Fin lettré, nous lui devons son « Historia Chichimeca » dans laquelle il montre que l’élite mexica avait, avant la conquête, commencé une démarche spirituelle qui l’éloignait de l’idolâtrie et des sacrifices sanglants pour une conception plus abstraite du divin. Cette thèse, qui justifiait la conversion rapide de l’aristocratie mexica, est encore soutenue aujourd’hui par un grand nombre d’historiens ; nous pouvons cependant nous demander si elle n’est pas un peu trop opportuniste. Quoi qu’il en soit, elle reflète bien l’état d’esprit qui pouvait prévaloir parmi les élites indiennes peu après la conquête, c’est sans doute dans cet esprit que fut écrit le Nican mopohua. Ce que décrit Ixtlilxóchitl est peut-être la demeure du couple primordial, d’Ometecuhtli et d’Omecihuatl, qui se trouve à Omeyocan et ce dieu sans visage car son visage est double, qui ne peut être représenté par aucune idole car formé par le couple primordial, peut fort bien être Ometeotl.
Au début du Nican mopohua, Juan Diego, qui passait par la colline du Tepeyac, « le nez de la montagne », se trouve soudain projeté dans un autre univers comme s’il venait de franchir une frontière invisible :
« Où suis-je ?
Peut-être là,
En ce lieu dont nous parlaient les anciens,
Nos ancêtres, nos grand-pères,
En la Terre fleurie, Xochitlalpan,
En la Terre de notre substance, Tonacatlalpan,
Peut-être là, en la Terre céleste, Ilhuicatlalpan ? »
Nous sommes dans le monde des origines, celui de la Terre fleurie, de la Terre céleste, de la Terre de notre substance, Tonacatlalpan, le lieu de notre chair, là où naît toute substance, la substance des dieux et la chair des hommes, là où le seigneur de la chair, Tonatecuhtli, que nous pouvons entendre dans notre jargon philosophique comme le seigneur de la substance, conçoit les dieux et les hommes et les envoie dans le sein de leurs mères sur la terre. « Tona » (le tonalli) est un concept important de la civilisation mésoaméricaine lié à la personne ; il est généralement traduit par « chair », mais comme nous le verrons plus loin, il est bien plus subtile, je dirai qu’il actualise un être de chair porteur d’un destin, d’où l’importance que revêt la date de naissance pour le Mexicatl.
Qui est Sainte Marie, la mère vénérée de Teotl Dios ? Tonantzin, la mère vénérée de Huitzilopochtli ? Coatlicue, la mère vénérée de Tonatiuh ? Omecihuatl, la mère duelle qui se trouve à l’origine des dieux et des hommes ? La terre originelle, la Madre Tierra, la Terre Mère des peuples indiens ? Ou, encore, Teteo Inann, la mère des dieux ? Comme des poupées russes, ces figures de la Mère s’emboîtent, d’une manière un peu vertigineuse pour notre esprit cartésien, les unes dans les autres pour ne former qu’une seule et même figure.
Rappelons que sur l’image de la Vierge vénérée dans la basilique du Tepeyac, se trouve, à la hauteur du nombril, à l’endroit même où la déesse Coatlicue porte une tête de mort, la fleur aux quatre pétales qui est le symbole de Tamoanchan ou Omeyocan, le lieu originel du couple primordial, du « Père et de la Mère » des dieux et des humains. Un antique chant nahuatl traduit par León-Portilla [4] commence ainsi :
Madre de los dioces, padre de los dioces, el dios viejo
Tendido en el ombligo de la tierra.
« Mère des dieux, père des dieux, le dieu vieillard
Étendu sur le nombril de la terre. »
J’ajouterai que ce dieu vieillard n’est autre que l’Abuelo fuego, le Grand-Père feu, le Premier Chaman du peuple Wixarika ou Huichol.
Dans son étude au sujet de la statue de Coatlicue, qui se trouve au muséum d’anthropologie de Mexico, Justino Fernández écrit [5] :
Por último, o por principio, en lo más alto llegamos a Omeyocan, el lugar en que mora la pareja divina : Ometecuhtli y Omecihuatl, creadora por excelencia, origen de la generación de los dioces y de los hombres. « À la fin, ou au point de départ, au plus haut nous arrivons à Omeyocan, le lieu où demeure le couple divin : Ometecuhtli et Omecihuatl, le seigneur et la dame de la dualité, créatrice par excellence, origine de la génération des dieux et des hommes. »
Avant de nous intéresser à Coatlicue, la femme à la jupe de serpents qui a pris l’apparence de la Vierge Marie, nous allons nous permettre une petite digression au sujet de l’image et du signe et tenter de nous rapprocher ainsi de quelques fondamentaux de la pensée mésoaméricaine. Nous allons toucher à deux notions clés de la cosmovision aztèque, celle d’ixiptla et celle de nahualli, petite tentative, sans doute vouée dès le départ à l’échec, pour nous mettre dans la peau d’un Mexica.