Première partie
LA CRÉOLE
Avant-propos
En 1648, paraît un livre dû au bachelier Miguel Sánchez, ce livre va connaître un énorme retentissement, il est intitulé [2] :
Dans ce livre Miguel Sánchez raconte comment la Vierge est apparue à l’Indien Juan Diego en 1531 pour lui demander d’intercéder auprès de l’évêque afin qu’une chapelle lui soit élevée au pied de la colline du Tepeyac. C’est un bachelier qui rapporte en 1648 un événement qui se serait produit au tout début de la conquête, environ dix ans après la prise de Mexico-Tenochtitlán par Hernán Cortés ; il a le soutien de l’Église comme l’indique sa dédicace, ce don Pedro Barrientos paraît être un personnage important aussi bien de l’Église séculière que de l’Église régulière et de l’Inquisition. L’Église gardera toujours le contrôle du culte de la Vierge de Guadalupe, dont l’histoire va accompagner celle du Mexique. Nous pouvons avancer que la Vierge de Guadalupe est une Vierge « civilisée » ou, si l’on veut, « domestiquée », non seulement parce qu’elle est une figure centrale de ce que nous appelons la civilisation, ou la culture, mexicaine, mais aussi parce que le contrôle permanent exercé sur cette image par l’Église a évité des écarts de sens importants. Il y a bien eu, comme nous le verrons, quelques interprétations jugées scandaleuses par l’autorité, surtout dans la période qui précède l’indépendance du Mexique, elles vont être étouffées dans l’œuf et sévèrement punies. Tel n’est pas le cas, par exemple, de la Vierge Marie qui apparaît à une jeune femme indienne à Cancuc en 1712, au Chiapas, dans la lointaine province du Guatemala. Ici, nul contrôle de l’Église, c’est une vierge « sauvage » ou « rebelle » qui met en cause le pouvoir colonial. C’est même le refus de l’Église de reconnaître cette apparition qui va déclencher la rébellion indienne qui menacera San Cristóbal et mettra en péril la domination espagnole. En refusant de reconnaître la Vierge Marie apparue à une Indienne, les conquérants se sont mis d’eux-mêmes hors jeu, hors de l’humanité ; par contre, les Indiens d’origine maya, reconnus par la Vierge, vont pouvoir à nouveau témoigner de l’universel. La Vierge de Guadalupe et la Vierge de Cancuc représentent deux figures contrastées de la Vierge, dont l’opposition retiendra notre attention.
À la différence de la Vierge indienne de Cancuc, qui ne connaîtra qu’un sort éphémère étroitement lié à la rébellion des peuples mayas au nord de Ciudad Real [3], la Vierge de Guadalupe Tepeyac va connaître une longue histoire, solidaire de celle du Mexique chrétien, et qui s’étend de la conquête à nos jours. Son histoire singulière a pu commencer avec les aspirations millénaristes d’un Martín Valencia [4], supérieur de la province de saint Gabriel d’Estrémadure, choisi pour conduire la mission des douze premiers franciscains en 1524, pour s’achever aujourd’hui avec un contrat signé par le recteur de la basilique de Guadalupe Tepeyac, Diego Monroy, cédant l’usage exclusif de l’image de la Vierge à l’entreprise Viotran, pour cinq ans, et pour 12,5 millions de dollars [5].
Certains ont pu parler avec juste raison au sujet du culte de la Vierge de Guadalupe d’« idolâtrie nationale ». L’association de ces deux termes traduit parfaitement l’étonnante trajectoire d’« une image devenue l’expression d’une conscience nationale ou plus exactement un substitut qui en tiendrait lieu » (S. Gruzinski, 1990). Au cours de la lutte pour l’indépendance, le père Miguel Hidalgo a pu faire de l’image de la Vierge de Guadalupe l’étendard de sa cause, le point de ralliement du peuple mexicain, suivi, après sa mort, par José Maria Morelos, qui a attribué à l’intervention de la Guadalupana beaucoup de ses victoires. Un siècle plus tard, elle a accompagné Emiliano Zapata, la figure la plus emblématique de la révolution mexicaine [6]. Nous pouvions encore remarquer sa présence, discrète, en 2001, au cours de la marche zapatiste de la Couleur de la terre pour la reconnaissance des droits et de la culture des peuples indiens. Représentée avec un masque à gaz, elle fut la vierge des barricades en 2006 lors de la commune d’Oaxaca. Dans ces moments clés de l’histoire du Mexique, la Vierge de Guadalupe semble avoir retrouvé sa vocation millénariste qui était la sienne au tout début avec l’arrivée en terre mexicaine des douze « apôtres » franciscains.
Le 12 décembre, jour anniversaire de son apparition, des millions de pèlerins [7], à pied, à vélo, en camion et en car, convergent de tout le Mexique vers la basilique pour rendre, dans une grande ferveur religieuse, hommage à la Villita [8]. Son image se duplique à l’infini pour accompagner et protéger le fidèle tout au long de son existence, elle est, à l’instar de l’original, imprimée sur les tee-shirts, elle se balance devant les pare-brise des taxis, des cars et des camions, nous la retrouvons au coin des rues, elle apparaît en bonne place sur l’autel domestique ou dans l’intimité de la chambre nuptiale, enfin elle patronne un nombre indéfini de villages, de communautés et de quartiers. Sa popularité est telle que le pape Jean-Paul II a cru bon de canoniser en grande pompe, en l’an de grâce 2002, un personnage qui n’a sans doute jamais existé, l’Indien Juan Diego, devant lequel la Vierge serait apparue par trois fois, nous dit la légende, en 1531 [9].
Carlos Cantú, prêtre de l’Opus Dei, a pu dire récemment [10] : « Évangéliser des millions d’indigènes, voilà le vrai miracle »… Même si pour cela l’Église a dû donner un autre tour au christianisme « en faisant ressortir le culte de la Mère depuis une perspective nahuatl », comme l’écrit l’historien Miguel León Portilla.
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Dans cette enquête sur ce qui se cache derrière l’image de la Vierge de Guadalupe Tepeyac, je me suis appuyé sur une bibliographie sommaire mais qui a le mérite de relever les éléments fondamentaux et déterminants pour la compréhension de ce qui a bien pu se passer, cela avec un certain bon sens (dans l’imposante liste d’ouvrages se rapportant à cette question, entre les thèses et arguments des apparitionnistes et les thèses et arguments des non-apparitionnistes).
- De Fray Bernardino de Sahagún, Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne, dont l’édition tronquée a paru en 1981 en français. Cette histoire offre un aperçu riche et varié, de première main, sur la culture aztèque et les difficultés rencontrées par les missionnaires pour faire entendre la « bonne parole ».
- De Joaquín García Icazbalceta, Juan Diego y las Apariciones del Tepeyac, ce texte a été écrit en 1883 à la demande expresse de l’archevêque de Mexico, qui voulait connaître l’opinion de ce grand historien au sujet de la légende des apparitions de la Vierge. Cette lettre devait rester confidentielle, Joaquín García Icazbalceta se gardant bien d’entrer dans la bagarre, le sujet des apparitions restant une affaire bien trop sensible ; elle fut pourtant publiée peu de temps après la mort de l’auteur, en 1896. Ce texte fut réédité tout dernièrement, en 2002, par les Publicaciones para el Estudio Científico de las Religiones. Joaquín García Icazbalceta est l’auteur de Don Francisco Juan de Zumárraga, primer Obispo y Arzobispo de México, publié en 1881.
- D’Edmundo O’Gorman, Destierro de sombras, luz en el origen de la imagen y culto de Nuestra Señora de Guadalupe del Tepeyac (Exil des ombres [11], lumière sur l’origine de l’image et du culte de Notre Dame de Guadalupe du Tepeyac), première édition, 1986. C’est une reconstitution historique minutieuse autour de l’initiative du deuxième archevêque de Mexico, don Fray Alonso de Montúfar, de favoriser le culte de l’image de la Vierge à Tepeyac en 1556.
- De Miguel León Portilla, Tonantzin Guadalupe, Pensamiento náhuatl y mensaje cristiano en el « Nican mopohua » (« Tonantzin Guadalupe, pensée nahuatl et message chrétien dans le “Nican mopohua” ») dont la première édition a paru en 2000. Miguel León Portilla est chercheur et écrivain de renom, spécialiste de la langue, de la pensée et de la civilisation nahua, il a écrit entre autres Filosofía náhuatl, traduit en français sous le titre de La Pensée aztèque aux éditions du Seuil. Après avoir fait le point sur l’histoire du texte nahuatl Nican mopohua, texte qui se trouve à l’origine de la légende des apparitions de la Vierge, l’auteur l’inscrit dans le contexte de la tradition des « chants » nahuas, pour présenter côte à côte le texte nahuatl et sa traduction en castillan.
- De Serge Gruzinski, La Colonisation de l’imaginaire, sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol du XVIe et XVIIe siècle, paru en 1988 et La Guerre des images de Christophe Colomb à Blade Runner (1492-2019), paru en 1990. L’auteur s’est intéressé de près à la rencontre de deux mondes et à la confrontation entre deux imaginaires, rencontre qui a conduit à la formation progressive de la pensée métisse. En collaboration avec Carmen Bernand, il a écrit une Histoire du Nouveau Monde.
- De Christian Duverger, La Conversion des Indiens de Nouvelle-Espagne, avec le texte des colloques des douze de Bernardino de Sahagún (1564), paru en 1987. Connaisseur de la civilisation mexica, on lui doit La Fleur létale, économie du sacrifice aztèque et L’Origine des Aztèques. Il décrit dans La Conversion des Indiens l’esprit qui anime les premiers missionnaires confrontés à la vision du monde des Aztèques.
La troisième partie intitulée « La Vierge de Cancuc » doit beaucoup au livre de Victoria Reifler Bricker El Cristo Indígena, el Rey nativo, El sustrato histórico de la mitología del ritual de los mayas. C’est une étude très pointue sur les mouvements de « revitalisation » de la pensée maya et des pratiques rituelles qui accompagnent les soulèvements indigènes du début de la colonisation du Guatemala (dont faisait partie le Chiapas) à la Guerre des castes dans le Yucatán. La première édition de ce livre est parue en anglais en 1981 sous le titre original de The Indian Christ, the Indian King. The historical substrate of maya myth and ritual.
En complément, je citerai, de Juan Pedro Viqueira, Indios rebeldes e idólatras. Dos ensayos históricos sobre la rebelión india de Cancuc, Chiapas, acaecida en el año de 1712 (première édition, 1997). À partir d’une étude historique approfondie sur le soulèvement des Indiens de Cancuc, l’auteur ouvre des perspectives passionnantes sur les mentalités et les modes opératoires qui ont accompagné l’appropriation de l’espace sacré par les rebelles.
Enfin il est indispensable pour bien appréhender le substrat culturel ancien, qui nourrit encore de nos jours la pensée indienne, de se référer aux travaux d’Alfredo López Austin. Je citerai entre autres :
- Los mitos del Tlacuache, caminos de la mitología mesoamericana (1990)
- Tamoanchan y Tlalocan (1994), traduit en français sous le titre Les Paradis de brume, mythes et pensée religieuse des anciens Mexicains.
- Cuerpo humano e ideología, las concepciones de los antiguos nahuas (1980)
- Hombre-Dios. Religión y política en el mundo náhuatl (première édition, 1973).
Dessin : Manu du Havre.