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L’autonomie, axe de la résistance zapatiste (III)

Du soulèvement armé à la naissance des Caracoles

mercredi 7 mars 2012, par Raúl Ornelas Bernal

Écrit à la fin de l’année 2003 au Mexique, cet essai de Raúl Ornelas Bernal a été traduit de l’espagnol par Ángel Caído et édité en 2007 à Paris par Rue des Cascades.

Donnant au processus social en cours au Chiapas sa dimension historique, dans la perspective ouverte par le mouvement paysan insurgé makhnoviste d’Ukraine et les collectivités agricoles d’Aragon, l’auteur entreprend l’analyse de la pratique des communautés zapatistes et en offre une utile synthèse.

Avant une nouvelle édition actualisée, en accord avec l’auteur et les éditions Rue des Cascades,
nous publions ici la troisième partie du texte d’origine.

III. Autonomie et pouvoir

Le deuxième élément central dans ce processus de construction de l’autonomie est la relation qu’entretient la lutte zapatiste avec le pouvoir : dans le cadre d’une transformation sociale, l’autonomie tente de résoudre le dilemme que posent les relations avec le pouvoir.

Dans la Première Déclaration de la forêt Lacandone (janvier 1994), l’EZLN annonçait :

«  […] Ainsi, conformément à cette déclaration de guerre, nous donnons aux forces militaires de notre Armée zapatiste de libération nationale les consignes suivantes :

« Premièrement. – Avancer sur la capitale du pays et défaire l’armée fédérale mexicaine, en protégeant au cours de leur progression libératrice la population civile et en permettant aux populations libérées d’élire librement et démocratiquement leurs propres autorités administratives. » (EZLN, 1994.)

De même, dans la Loi sur les droits et devoirs des peuples en lutte, il est stipulé :

«  […] Premièrement. – Les peuples en lutte contre le gouvernement oppresseur et les grands exploiteurs mexicains et étrangers, indépendamment de leur tendance politique, de leur croyance religieuse, de leur race ou de la couleur de leur peau, auront les DROITS suivants :

a) Le droit d’élire librement et démocratiquement tout type d’autorités qu’ils jugeront nécessaire et d’exiger qu’elles soient respectées ;
b) Le droit d’exiger des forces armées révolutionnaires de n’intervenir en aucune manière dans toutes affaires relevant du droit civil ou concernant l’affectation de capitaux destinés à l’agriculture, au commerce, à la finance et à l’industrie, compétences exclusives des autorités civiles élues librement et démocratiquement. »
(EZLN, 1994.)

Dès le début de la rébellion, une séparation est clairement établie entre les fonctions de gouvernement, conçues comme une affaire qui relève au premier chef des communautés, et la lutte politique et armée, dont se charge l’EZLN. C’est là un élément crucial, que l’insurrection zapatiste partage avec les révolutions paysannes du XXe siècle. En Ukraine comme en Aragon et en Catalogne, en effet, les armées d’insurgés laissèrent aux civils le soin de construire leur autogouvernement [1]. La déclaration suivante, qui accompagnait l’entrée de l’armée makhnoviste dans les villages et les villes d’Ukraine, est particulièrement instructive sur ce point :

« À tous les travailleurs de la ville et des environs

« Travailleurs !
« Votre ville est occupée, momentanément, par l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste). Cette armée n’est au service d’aucun parti politique, d’aucun pouvoir, d’aucune dictature. Au contraire, elle veut libérer cette région de tout pouvoir politique, de toute dictature. Elle essaie de protéger la liberté d’action, la vie libre des travailleurs contre toute domination et exploitation. C’est pourquoi l’armée makhnoviste ne représente aucune autorité. Elle ne soumettra personne à quelque obligation que ce soit. Son rôle se limite à défendre la liberté des travailleurs… C’est aux paysans et aux ouvriers d’agir, de s’organiser, de se mettre d’accord dans tous les aspects de leur vie, comme ils le conçoivent et comme ils le veulent… Les makhnovistes peuvent uniquement les y aider, leur proposer leurs opinions ou conseils, en mettant à leur disposition leurs forces intellectuelles et militaires ou tout autre dont ils auraient besoin. Mais ils ne peuvent ni ne veulent, en aucun cas, les gouverner ou leur prescrire quoi que ce soit. »
(Voline, pp. 122-123, 1972.)

Dans les trois cas évoqués, les communautés paysannes possédaient des pratiques et des traditions autogestionnaires ancestrales constituant un socle propice à la construction de leurs propres gouvernements. Outre de telles similitudes, il est intéressant de noter que les organisations anarchistes implantées antérieurement à ces moments révolutionnaires ont grandement influencé les expériences autogestionnaires d’Aragon, de Catalogne et d’Ukraine. Ces organisations effectuèrent une intense propagande éducative dans le but de convaincre que l’organisation autonome était la seule issue pour sortir de la misère et de l’oppression et pour montrer toutes les limitations des régimes politiques en vigueur (tsarisme, monarchie, république). De son côté, la fondation de l’EZLN est marquée à ses débuts par la présence d’une organisation marxiste-léniniste ayant un programme de type politico-militaire (lutte armée, prise du pouvoir), programme qui s’est radicalement transformé par l’interaction avec les peuples indiens.

Les programmes de ces organisations politiques, dans les trois cas, ont été repris et transformés par la lutte de ces communautés, ce qui montre assez la force et l’importance centrale qu’elles possèdent en tant que socle d’expériences révolutionnaires radicales, en ce sens qu’elles affectent l’ensemble de la vie sociale : de la vie quotidienne et de la survie au régime politique [2].

D’autre part, on remarquera que le refus de gouverner constitue une différence radicale entre la lutte zapatiste et la plupart des révolutions sociales contemporaines, et particulièrement avec celles issues du moule de la révolution bolchevique.

Contrairement à l’idée de « foyer guérillero » et aux programmes réformistes de la gauche institutionnelle, les zapatistes abandonnent l’idée d’« uniformité », de « cohésion », et parient sur une multiplicité d’acteurs de la transformation sociale. Ils postulent notamment les sujets de « bon gouvernement » (ou « gouvernement démocratique »), d’individu rebelle et de « société civile », autant de catégories comprises en tant que sujets complémentaires dans une tension convergente. Il ne s’agit plus désormais d’unifier et de fondre en un tout les forces du changement social soumises à des directives générales (le programme) ou à une direction centrale (le parti, quel qu’il soit), mais d’élargir les terrains et les formes d’intervention au sein du processus d’émancipation. La grande force du mouvement zapatiste est d’avoir pu démontrer, à rebours des discours et des pratiques des organisations politiques, qu’il est possible d’agir de façon unitaire sans supprimer pour autant la diversité des participants. En ce sens, les conseils de bon gouvernement constituent un lieu d’action unitaire sans être un mécanisme d’uniformisation, dans la mesure où ils ne centralisent pas des pouvoirs ou des mandats, qui restent l’affaire des regroupements de base (assemblées, communes autonomes).

Les doctrines prônant l’homogénéité (qui en vinrent à parler d’« efficacité » dans la lutte des classes) étaient empreintes de la logique militariste et sectaire qui caractérise le capitalisme. De sorte que les idées-forces et les stratégies des divers sujets révolutionnaires privilégiaient la négativité de la révolution. Des notions telles que « la haine de l’oppresseur », « la dictature du prolétariat » ou « la patrie ou la mort » renforçaient sans aucun doute les capacités des opprimés et de leurs organisations dans leurs affrontements avec les oppresseurs et avec l’État, mais elles conduisirent systématiquement à des impasses (ou à des défaites écrasantes), étant donné que les alternatives avancées (étatisation, parti unique, organisations sociales corporatives, guerre populaire prolongée) n’en vinrent jamais à rompre avec les limites d’une société reposant sur la concurrence [3].

La multiplicité des sujets de la transformation sociale (que nous réduisons ici à l’extrême en parlant de « bon gouvernement », de « rebelles » et de « société civile ») est cette alternative que les zapatistes opposent aux mécanismes de pouvoir qui caractérisent le système capitaliste [4].

Pour la société capitaliste comme pour le modèle « léniniste » de révolution, l’État, le parti, la « conscience nationale », etc. sont les seuls moyens permettant de conduire la société vers sa transformation sociale. Une telle construction intellectuelle se caractérise par l’introduction de « spécialisations » qui rompent l’unité de la vie sociale et créent des rôles qui se reproduisent d’eux-mêmes : hommes politiques, patrons, travailleurs, bureaucrates, intellectuels, etc. [5]

Les zapatistes, quant à eux, cherchent des médiations pour une reconstruction du social fondée sur de nouvelles relations. À partir de ce qu’ils appellent « une nouvelle manière de faire (de) la politique », ils tiennent compte de l’ensemble des niveaux et manifestations de la vie sociale pour les soumettre à la critique, cherchant ainsi à dépasser les séparations qui donnent cohésion et sens au capitalisme. Il s’agit de ne pas reproduire la séparation entre politique, société et économie, entre public et privé, entre « l’important » et le banal, mais de créer des relations qui tendent à (ré)unifier la vie sociale. Dans une telle perspective, le projet zapatiste d’un « monde où aient leur place plusieurs mondes » propose une alternative de civilisation au capitalisme [6], dans laquelle les valeurs de compétition, de force et d’hégémonie sont dépassées par des idées-forces nouvelles ou réaffirmées et resignifiées : la solidarité, la liberté, la démocratie et la justice.

Ainsi, les catégories d’« autorités » (ou responsables, comme eux le disent), de « rebelles » et particulièrement de « sociétés civiles » ne sont pas de nouvelles réifications semblables à l’« expert » si cher au capitalisme ou au « révolutionnaire professionnel » dont parlait Lénine. Ces entités ne sont au contraire que des éléments d’une vie sociale dont la cohérence est fermement ancrée dans la vie des communautés. Ni bureaucrates ni guerriers, les représentants et les rebelles zapatistes sont avant tout des paysans liés au travail de la terre et à la vie de leurs villages [7].

Il est fondamental de noter que la proposition zapatiste est pertinente dans le cadre des communautés indigènes où elle est née. La réinvention de la communauté dans d’autres « habitats », où la société est bien plus complexe, bien plus spécialisée et individualisée, adresse un sérieux défi à une telle proposition.

Autonomie et révolution

Outre qu’elle se situe de façon innovatrice face au pouvoir, dans le cadre de la lutte révolutionnaire l’autonomie recherchée par les communautés zapatistes est axée autour de deux notions essentielles : « une révolution qui rende possible la Révolution » et le fait que leur lutte ne vise pas la prise du pouvoir. Aussi l’instauration des gouvernements autonomes matérialise-t-elle le projet émancipateur contenu dans la maxime zapatiste « commander en obéissant ».

Alors que la gauche traditionnelle envisageait une transformation à long terme de la société, graduellement ou par une révolution, le mouvement zapatiste attribue à l’EZLN une tâche spécifique :

«  […] trois précisions qui résument toute une conception de la révolution (avec une minuscule, pour éviter toute polémique avec les innombrables avant-gardes et sauveurs de “LA RÉVOLUTION”) :

La première se réfère au type de changement révolutionnaire, de ce changement révolutionnaire-là. Il se caractérise par le fait qu’il comprend des méthodes différentes, divers fronts, une variété de formes, différents degrés d’engagement et de participation. Cela signifie que toutes les méthodes y ont leur place, que tous les fronts de lutte sont nécessaires et que tous les degrés de participation sont importants. C’est donc une conception non sectaire, anti-avant-gardiste et collective. La question de la révolution (attention à la minuscule), au lieu d’être un problème de L’Organisation, de LA méthode et DU leader (attention aux majuscules), devient ainsi une question qui concerne tous ceux qui trouvent que cette révolution est nécessaire et possible et considèrent que tout le monde est important pour la réaliser.

La deuxième se réfère aux objectifs et au résultat de cette révolution. Il ne s’agit pas de s’emparer du pouvoir ou d’instaurer (par des moyens pacifiques ou violents) un nouveau système social, mais de quelque chose qui précède l’un et l’autre. Il s’agit en effet de parvenir à construire l’antichambre d’un nouveau monde, un lieu où, à égalité de droits et d’obligations, les différentes forces politiques se “disputent” le soutien de la majorité de la société.

La troisième ne traite plus des caractéristiques de cette révolution, mais de son résultat. Le lieu ainsi créé et les nouvelles relations politiques devront remplir trois conditions : démocratie, liberté et justice.

En somme, nous ne proposons pas une révolution orthodoxe mais quelque chose de beaucoup plus difficile : une révolution qui rende possible la Révolution. » (Sous-commandant insurgé Marcos, Histoire des miroirs, 1995.)

Sans jamais perdre de vue qu’elle avait été « adoptée » par les communautés indiennes en tant que groupe d’autodéfense, l’EZLN a su envisager son appartenance à des relations de force (« nous faisons partie du vieux monde », disent les insurgés) et, à partir de là, concevoir qu’elle n’est qu’un acteur parmi d’autres, limité dans sa portée comme dans la durée de son existence. La richesse du mouvement zapatiste est placée dès le départ sous le signe de cette capacité de réflexion sur lui-même, dont nous citerons deux exemples particulièrement significatifs.

Tout d’abord, et conformément au récit des zapatistes eux-mêmes, l’adoption du mode de vie des communautés indiennes fit que le groupe guérillero originel voué à l’autodéfense s’est transformé en une armée paysanne et indienne ayant un projet de bouleversement révolutionnaire à l’échelle du Mexique. Le détonateur de la croissance « exponentielle » de l’EZLN fut la contre-réforme de l’article 27 de la Constitution mexicaine, en 1992, réforme qui mettait fin à la propriété sociale des terres, mais une telle croissance s’explique surtout par la transformation de cette organisation politico-militaire en une organisation-mouvement comportant plusieurs niveaux très souples de participation. Plus important encore, la contribution indigène et communautaire allait enrichir un tel projet révolutionnaire d’éléments éthiques et culturels très différents de la tradition révolutionnaire (Cf. Le Bot, op.cit., pp. 125 à 133).

Ensuite, la capacité de réenvisager les choses dont fit continuellement preuve l’EZLN permit une réorientation stratégique quand, après douze jours de guerre ouverte, de nombreuses mobilisations dans l’ensemble du Mexique exigèrent qu’une solution pacifique soit apportée au conflit chiapanèque. Une organisation qui s’était préparée à faire la guerre a donc été capable de se tourner vers la construction de nouvelles relations sociales, aussi bien en encourageant et en protégeant la création de pouvoirs autonomes qu’en permettant qu’une rencontre soit possible avec la société civile.

Ces épisodes et bien d’autres montrent que l’EZLN ne conçoit pas sa lutte de façon dogmatique ou déterministe, mais qu’elle est profondément enracinée dans la volonté expresse de ses membres, sachant qu’« une révolution “imposée”, sans l’aval du plus grand nombre, finit par se retourner contre elle-même » (sous-commandant insurgé Marcos, 1995). Une telle conception de la révolution ouvre de nombreuses possibilités de progrès réel et permet à un large éventail d’acteurs sociaux de s’y reconnaître et de la mettre en œuvre sur leur propre terrain et en des termes qui leur sont propres.

Dans ce domaine, la manière dont l’EZLN conçoit son rapport avec les communautés indiennes occupe une place centrale. Être le garant de l’autonomie constitue la facette « positive » d’une force politico-militaire, mais la réflexion entreprise par l’EZLN vise également un ensemble de problèmes liés au caractère armé de ce mouvement : les mesures de sécurité ainsi que l’existence d’une hiérarchie, de cadres et d’ordres débouchent sur des situations non démocratiques et créent des barrières qui en viennent à freiner l’apparition d’une nouvelle socialité et la construction de l’autonomie :

« Fonctionnant avec des responsables au niveau local (des personnes chargées de l’organisation de chaque communauté), au niveau régional (un groupe de communautés) et au niveau du secteur (un groupe de régions), l’EZLN a pu constater que, de façon naturelle, les personnes qui ne remplissaient pas correctement leurs obligations étaient remplacées par d’autres. Sauf que, dans notre cas, l’EZLN étant une organisation politico-militaire, c’est le commandement qui prenait en dernier lieu les décisions. Je veux dire que la structure militaire de l’EZLN “contaminait” d’une certaine manière une tradition de démocratie et d’autogouvernement. L’EZLN était, pour ainsi dire, un des éléments antidémocratiques dans un rapport de démocratie directe communautaire […]. » (Sous-commandant insurgé Marcos, La Treizième Stèle, cinquième partie.)

L’éloignement progressif de l’EZLN des fonctions de gouvernement vise donc aussi à réduire l’influence négative découlant des rapports de forces à l’intérieur de cette organisation armée, même si cela se fait par étapes. Actuellement en effet, le CCRI, le Comité clandestin révolutionnaire indigène, à la tête de l’EZLN, conserve encore ses prérogatives de « vigilance » sur les conseils de bon gouvernement. C’est pourquoi l’EZLN envisage sa propre dissolution : « Nous avons décidé un beau jour de nous faire soldats pour qu’un jour il n’y ait plus besoin de soldats. »

Le fait de se concevoir comme une partie – et seulement une partie – d’un processus de transformation sociale explique que l’EZLN ne cherche pas à s’emparer du pouvoir. Si le but est de créer « un monde où aient place plusieurs mondes », un seul acteur – ou un nombre réduit d’acteurs – ne peut incarner l’ensemble de la transformation sociale. Le dénouement tragique des expériences révolutionnaires renforce encore la justesse de l’idée que les « rebelles » doivent s’en tenir à leur rôle de contrepoids du pouvoir [8].

La mise en place de pouvoirs autonomes et les tentatives renouvelées des zapatistes pour parvenir à établir un dialogue respectueux et fécond avec le gouvernement fédéral démentissent d’elles-mêmes les interprétations superficielles qui font de leur refus de prendre le pouvoir une absurde négation du pouvoir et de ses manifestations étatiques. Le mouvement zapatiste s’est en effet montré conséquent et a maintenu une totale indépendance vis-à-vis du régime politique mexicain, sans pour autant cesser de tenter de parvenir à des accords bénéficiant aux communautés en résistance. Loin d’être aveugles aux réalités du pouvoir, les zapatistes ont, successivement, soutenu une candidature présidentielle (celle de Cuauhtémoc Cárdenas, en 1994), un candidat indépendant au poste de gouverneur du Chiapas (Amado Avendaño, en 1994 également) et ont dialogué avec des représentants du pouvoir exécutif (notamment à San Andrés, en 1996) et avec le Parlement (en 2001), toujours disposés à parvenir à un accord et à trouver une issue pacifique à la guerre qu’ils ont déclarée en 1994. Rien de tout cela n’a stoppé le développement de l’autonomie ou fait que l’EZLN s’incorpore au système politique en place.

Autonomie et bon gouvernement

Finalement, la multiplicité des sujets de la transformation sociale fait intervenir les relations entre représentants et communautés, instances de leur souveraineté, mandats, consensus et désaccords, questions que nous avons abordées à propos de la construction de l’autonomie. La « méthode » zapatiste qui prône la mise en place de telles relations cherche à dépasser les formes hiérarchisées de gouvernement. L’assemblée communautaire étant l’entité souveraine, du début à la fin, ce mode de gouvernement garantit la formation et l’expression d’une volonté générale (ou du moins majoritaire) et complète, c’est-à-dire une volonté exprimant le consensus atteint par la communauté sur des questions et des aspirations collectives :

« C’est la pensée et la volonté des hommes et des femmes bons de chercher et de trouver la meilleure façon de gouverner et de s’organiser, ce qui est bon pour les autres est bon pour tous. Mais que les voix minoritaires ne se taisent pas pour autant, qu’elles maintiennent leur position et attendent que la pensée et le cœur fassent cause commune au sein de ce qui est la volonté du plus grand nombre et l’opinion du moins grand nombre, car ainsi les hommes et les femmes véritables grandissent en dedans et se font plus grands et aucune force du dehors ne les brise ou égare leurs pas sur d’autres chemins. Notre chemin a toujours été que la volonté du plus grand nombre devienne commune au cœur des hommes et des femmes qui commandent. C’est cette volonté majoritaire qui a toujours formé le chemin qui doit guider les pas de qui commande. S’il déviait ses pas de ce qui est la raison qui vient des gens, le cœur qui commande devait être changé pour un autre qui obéissait. C’est ainsi que notre force est née dans la montagne. Celui qui commande obéit s’il est vrai. Celui qui obéit commande à travers le cœur commun des hommes et des femmes véritables. Plus tard, une autre parole est venue de loin pour nommer cette manière de gouverner et cette parole a appelé “démocratie” ce chemin qui est le nôtre et qui était avant que ne commence à marcher la parole. » (CCRI-CG de l’EZLN, 26 février 1994.)

Les représentants sont donc investis d’une autorité dès lors qu’ils sont munis d’un mandat discuté et adopté directement par leurs communautés [9]. Cette autorité est contrebalancée par la vigilance permanente des membres de la communauté, par l’absence de rémunération et par le fait que leur mandat est révocable à tout instant.

« Commander en obéissant », c’est la réponse donnée par les zapatistes pour tenter de dépasser la « professionnalisation » de la politique qui, on ne le répétera jamais assez, a débouché systématiquement sur une séparation entre gouvernants et gouvernés et sur la perte de sens des formes de gouvernement adoptées.

Dix ans de résistance et de construction de l’autogouvernement sont là pour témoigner que les hiérarchies étatiques ne sont ni la seule ni la meilleure manière d’évoluer dans la sphère publique. Les régions autonomes ont affronté victorieusement les obstacles que guerre et contre-insurrection ont semés tout au long de l’évolution du mouvement zapatiste. Ce qui a été réalisé concrètement – et la portée de ce qui a été fait – reste sans doute modeste, mais l’essentiel de cette tentative d’autonomie est qu’elle a permis aux communautés de résister et qu’elle les a renforcées dans tous les domaines.

Le mouvement zapatiste constitue un point de référence très important pour les autres acteurs politiques et sociaux du Mexique. Cette expérience d’autonomie et ses tentatives de fonder une nouvelle culture politique ont introduit plusieurs nouveautés pour les luttes sociales de ce pays. Pour la première fois depuis 1910, voilà qu’entrent en jeu des acteurs dont le but n’est pas de faire carrière dans la politique mais de créer de nouvelles relations sociales. Leur appel à développer l’autonomie dans l’ensemble du Mexique et à envisager l’autogestion comme une alternative à une gestion étatique totalement inefficace constituent de substantiels progrès dans les moyens et dans les orientations d’un changement social. À l’heure actuelle, la force organisée de l’EZLN et le dialogue qu’elle a établi avec de larges secteurs de la société sont autant d’éléments pouvant contribuer à la création de réseaux de résistance et d’actions unitaires avec les forces se mobilisant aujourd’hui contre la « dernière vague de privatisations ». C’est la direction que semble vouloir indiquer la stratégie lancée par les zapatistes en août 2003.

La façon dont les zapatistes abordent la question du pouvoir explique l’ampleur de la solidarité qu’a suscitée leur combat et dont les innombrables manifestations ont joué un rôle déterminant pour leur permettre de résister à presque dix ans de la guerre menée contre eux. Il est tout aussi important de noter que la façon dont les zapatistes affrontent la question du pouvoir a stimulé la réapparition de la contestation sociale dans le monde entier et l’exploration de formes de lutte rompant avec la tradition des diverses gauches. L’emploi des armes et le recours à une armée populaire ont été un facteur décisif de l’énorme impact produit par le soulèvement zapatiste, mais l’essentiel reste la formulation d’une nouvelle culture politique qui tire les leçons des luttes sociales en suivant deux tendances complémentaires.

D’une part, le mouvement zapatiste effectue une resignification de valeurs et de méthodes qui ont été perverties par la pratique des gouvernements de tous bords, à tel point qu’elles se voient rejetées comme principes de coexistence sociale. L’objectif de la lutte menée par les zapatistes est de faire que démocratie, justice et liberté, qui avaient perdu tout leur sens avec les gouvernements « modernisateurs » de droite comme de gauche, deviennent réalité.

D’autre part, le discours et la pratique de l’EZLN et des communautés zapatistes en résistance permettent à de nouvelles tentatives et à de nouvelles formes de lutte de surgir, qui rompent avec les conceptions manichéennes et sectaires, faites de vérités universelles et de voies toutes tracées.

Cette pensée manichéenne, dichotomique, forme le langage du pouvoir et des organisations politiques (le fait que le parti constitue l’organisation d’une partie de la société qui s’affronte à une autre pour le contrôle du corps social n’a rien anodin). Et en tant que produit de processus historiques liés au développement capitaliste et à un réseau toujours plus dense de domination sociale, cette pensée capitaliste, la concurrence et la négation d’autrui, est parvenue à influencer d’une façon significative les mouvements sociaux et la pensée critique.

C’est assez dire que les propositions zapatistes remettent radicalement en cause les idées-forces des différentes gauches (marxistes et de partis). Des classes sociales à la dictature du prolétariat en passant par la prise du pouvoir, toutes les catégories issues de cette tradition de lutte sociale sont remises en question, non pas pour les nier mais pour les dépasser, conservant d’elles non « ce qui reste valable » mais leur bilan, les enseignements de la longue expérience des opprimés dans leur lutte pour l’émancipation. C’est par ce côté innovateur que la lutte des communautés zapatistes et les propositions de l’EZLN ont réussi à tisser de nouvelles relations de solidarité et d’apprentissage mutuel avec des acteurs mexicains et étrangers qui ne se reconnaissent pas dans les formes traditionnelles de la politique, qu’il s’agisse de gouvernements « progressistes », de partis ou d’organisations sociales corporatistes. Sans qu’ils nient pour autant les rapports qu’ils ont entretenus, d’égal à égal, sans subordination, avec certaines forces traditionnelles et parfois avec des partis (comme le montrent leurs liens avec des forces politiques et des groupes italiens de la gauche parlementaire et avec divers groupes religieux et œcuméniques d’Amérique ou d’Europe).

(À suivre)

Raúl Ornelas Bernal
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Ángel Caído.

L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste
suivi de L’Autre Campagne : hypothèse plébéienne,
éditions Rue des Cascades,
« Les livres de la jungle », Paris, 2007.

Notes

[1Concernant ces mouvements en Ukraine, cf. Archinov (1924 et 2000), Makhno (1970, pp. 187-194) et Skirda (1999) ; pour l’Aragon et la Catalogne, Leval (1971) et Carrasquer (2003).

[2Nos considérations sur une telle indépendance vis-à-vis des fonctions de gouvernement ne signifient pas que nous minimisions le rôle de ces armées insurrectionnelles. Il est évident que sans elles et leur participation active, leurs luttes héroïques sur plusieurs fronts militaires et politiques, aucune structure autogestionnaire n’aurait vu le jour. Les armées rebelles créent cette fracture d’où naissent les « mondes nouveaux ». Nous pouvons simultanément affirmer que dans les trois cas mentionnés la nécessité de faire la guerre ne se convertit pas en vertu et que l’on tente de limiter l’importance du vecteur armé de la lutte, aussi bien au sein du processus d’émancipation que par le fait que la dissolution des forces armées est envisagée dès le départ.

[3La période prérévolutionnaire en Russie est sur ce point riche d’enseignements. Par exemple, l’adoption de formes capitalistes dans l’organisation de la production (« les soviets plus l’électricité » et le stakhanovisme, pour ne rien dire de la collectivisation forcée) sont autant de tentatives ratées de dépassement du capitalisme. La vision de Trotski est des plus édifiante à ce sujet, puisqu’elle constitue l’une des tentatives les plus poussées d’organiser la transformation sociale, sans compter que lui-même joua un rôle central dans la « pacification du pays » – confrontation de la réaction et des invasions, écrasement de l’aile radicale de la révolution – ainsi que dans les premières orientations données à l’économie après la victoire du parti bolchevique, en octobre 1917. Celui qu’on appelait encore le « prophète armé » affirma en plusieurs occasions que le socialisme serait vainqueur du capitalisme uniquement à conditions de le battre sur son propre terrain, le confort des masses. « Nous connaissons la loi fondamentale de l’histoire : la victoire appartient en dernier lieu au système qui assure à la société humaine un niveau économique plus élevé. Cette querelle historique sera réglée – même si ce n’est pas d’un seul coup – par le degré de comparaison de la productivité du travail » (Trotski, 1925). De telles positions expriment aussi bien la soumission des forces créatrices de la révolution à une « direction » imposée par une organisation politique que l’absence d’une critique radicale de la société capitaliste, limites communes à toutes les révolutions réalisées par des forces d’inspiration marxiste. Outre les critiques d’inspiration libertaire, il est utile de rappeler celles qui se reconnaissent comme les héritières de la pensée de Marx, critiques formulées notamment par Anton Pannekoek, Rosa Luxemburg ou Karl Korsch, et qui insistaient sur l’importance de l’action autonome des travailleurs, à l’opposé de la tactique dirigiste des bolcheviques russes. Rubel (2002), Bonnefeld et Tischler (2002) sont d’autres exemples plus récents de cette critique.

[4Ce que reflète également la position zapatiste concernant l’héritage révolutionnaire :

«  […] Nous sommes sur des terres rebelles. C’est ici que vivent et se battent ceux qui se font appeler “zapatistes”. Et qu’ils sont différents ces zapatistes ! Et combien ils en désespèrent plus d’un ! Au lieu d’écrire leur histoire à l’aide d’exécutions, de mort et de destruction, ils s’obstinent à vivre. Et les avant-gardes du monde entier s’arrachent les cheveux, parce que, avec leur “vaincre ou mourir”, non seulement ces zapatistes ni ne sont vainqueurs ni ne meurent, mais ils ne se rendent pas non plus et ont en horreur le martyre comme le renoncement. Très différents, il faut bien le dire. » (Sous-commandant insurgé Marcos, 2003a, première partie.)


Cf. également Le Bot, op.cit., pp. 111 à 122.

[5Rappelons qu’il existe un large courant de la pensée critique qui affirme que de telles catégories, fondées sur des notions instituées par le pouvoir, ne sont que des « communautés fictives » ou aliénées.

[6Ana Esther Ceceña et John Holloway ont effectué un important travail pour cerner les apports du mouvement zapatiste dans ce domaine. Cf., notamment, Ceceña, La subversión del saber histórico de la lucha. Los zapatistas del siglo XXI (« La subversion du savoir historique de la lutte. Les zapatistes du XXIe siècle »).

[7À nouveau, on constate la remarquable proximité entre le mouvement zapatiste et les collectivités libertaires de l’Aragon :

« Mais le plus décisif pour éviter la stratification sociale réside dans le fait d’accorder la même valeur à toutes les fonctions, n’accordant aucun privilège à aucune d’entre elles. Ainsi, l’individu qui exerce pendant quelque temps une fonction importante et voit qu’il n’obtient aucune récompense pour l’exercice de sa fonction ni ne peut exercer aucune autorité puisque celle-ci appartient au conseil, finit par en ressentir une certaine fatigue et en vient à désirer être remplacé pour pouvoir s’adonner à une autre activité. Tel fut, avec la formation polyvalente, le meilleur antidote qu’aient utilisé les collectivités contre la hiérarchisation bureaucratique. Leurs secrétaires et trésoriers, à quelques niveaux qu’ils aient été, comme ceux qui étaient occupés à d’autres fonctions d’ordre administratif ou à tout autre service, recevaient la même rémunération que les travailleurs ordinaires, sans qu’on prît en compte à des fins lucratives le degré de responsabilité que comporte l’accomplissement de tâches de gestion dans quelque secteur que ce soit de la vie collective. Et il en était ainsi parce que, dans un contexte égalitaire où toute velléité d’accumuler du pouvoir et de la richesse est implicitement écartée, l’individu se sent profondément motivé par le désir d’être utile à la collectivité sans en attendre d’autre récompense que l’affection des camarades et le constat de leur reconnaissance pour le service rendu de manière spontanée et désintéressée. » (Carrasquer, op. cit., pp. 180-181.)

[8Lors de la Marche de la couleur de la terre, en 2001, sans doute le moment où le mouvement zapatiste a joui de la plus grande audience politique au Mexique, le sous-commandant insurgé Marcos a expliqué la position des zapatistes en tant que rebelles sociaux :

« Nous nous situons plus comme rebelles qui veulent des changements sociaux. C’est-à-dire que la définition du révolutionnaire classique ne nous correspond pas. Dans le contexte où nous sommes apparus, dans les communautés indiennes, une telle expectative n’existait pas. Parce que le sujet collectif l’est aussi au sein du processus révolutionnaire, et c’est lui qui marque la conduite à tenir… Le révolutionnaire a tendance à se convertir en un homme politique, tandis que le rebelle social ne cesse pas d’être un rebelle social. Dès l’instant où Marcos ou le zapatisme se convertiraient en un projet révolutionnaire, c’est-à-dire en quelque chose qui devienne un acteur politique au sein de la classe politique, le zapatisme comme proposition alternative échouera… un révolutionnaire envisage essentiellement de transformer les choses d’en haut, pas d’en bas, au contraire du rebelle social. Le révolutionnaire se dit : on va faire un mouvement, je prends le pouvoir et d’en haut je transforme les choses. Le rebelle social, non. Le rebelle social organise les masses et d’en bas il transforme sans avoir à se poser la question de la prise du pouvoir. » (Scherer, 2001.)

[9Le meilleur exemple en est sans aucun doute la déclaration de guerre faite au gouvernement mexicain : discutée, approuvée et signée par des dizaines de milliers d’Indiens zapatistes, elle conduisit à la remise du bâton symbolisant l’autorité, donc le commandement, au Comité clandestin révolutionnaire indigène, désormais chargé de la conduite de la guerre.

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