La situation a beaucoup changé au Mexique, de la création des Caracoles, en 2003, à ce mois d’avril 2007. Il en a été de même au sein des communautés zapatistes en résistance, qui ont connu d’importantes mutations. Les observations que nous formulons dans ce post-scriptum ont pour but de faire état de différentes phases dans l’évolution de la lutte zapatiste, sans nous écarter de cet axe central que constitue la construction de l’autonomie.
L’histoire du mouvement zapatiste, qui alimente notre vision des autonomies du Chiapas, a en effet pris une autre tournure avec la publication en 2005 de « La Géométrie (?) – impossible – du pouvoir au Mexique », texte dans lequel le sous-commandant insurgé Marcos expose les raisons qu’avait l’EZLN de rompre tout contact avec le régime politique mexicain. Dès lors, le scénario envisagé au terme de la Marche de la couleur de la terre, qui avait abouti à la création des conseils de bon gouvernement, devient un véritable guide stratégique en vue de changer le monde. Il s’agit d’inventer d’autres chemins, à l’écart des pratiques et des instances de la politique institutionnelle.
Dès 2005, bien avant l’échéance de la campagne présidentielle, l’EZLN laissait clairement entendre qu’elle n’opérerait plus sur le terrain de « ceux d’en haut » et ne conclurait plus aucune sorte d’alliance avec l’un ou l’autre des acteurs de cette scène. Position d’autant plus controversée qu’Andrés Manuel López Obrador, le candidat du « centre », s’annonçait comme le principal aspirant à gagner ces élections.
Loin des tergiversations intéressées que les médias et les différents acteurs politiques émirent à l’époque sur l’attitude zapatiste, nous nous attacherons ici à relever le lien naturel unissant le projet ébauché dans la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone et la construction de l’autonomie zapatiste. En effet, c’est à notre sens ce lien qui détermine l’ensemble des actions engagées par l’EZLN dans sa recherche d’un monde où tous les mondes aient leur place.
Il est donc indispensable de commencer par aborder les nouveaux rapports qu’établit l’EZLN à partir de 2005 avec le reste de la société mexicaine, nouveaux rapports qui connaissent trois moments, pour mieux saisir la position et les pratiques actuelles des zapatistes.
Dans un premier temps, rupture des zapatistes avec le système politique et refus de toute alliance ou collaboration avec les acteurs de la politique institutionnelle. Bien qu’une telle rupture ait surtout visé les éventuels contacts des zapatistes avec les membres du gouvernement et les partis officiels, elle a également comporté l’abandon d’une grande partie de leurs relations avec certains groupes civils et avec certains intellectuels.
Dans un deuxième temps, construction de l’autonomie des communautés zapatistes, en poursuivant deux objectifs principaux. Il s’agissait, d’une part, de consolider les succès obtenus par les communes autonomes en matière d’autogouvernement, en réaffirmant la légitimité de la lutte zapatiste au sein des communautés. D’autre part, il fallait poser les jalons permettant d’adopter une nouvelle stratégie qui dépende le moins possible d’alliances avec l’extérieur. Ayant prévu qu’on leur ferait payer cher leur rupture avec la politique institutionnelle, et pariant tout sur la construction de leur autonomie, les zapatistes se sont donc renforcés pour être à même de lancer leur nouvelle initiative, y compris dans l’isolement le plus complet. L’idée de créer le terrain et les moyens permettant aux communautés d’« absorber » les fonctions de gouvernement est ainsi un élément crucial de cette rupture avec le terrain de la politique institutionnelle : à rebours de la démocratie libérale et de ses séparations instituées, les zapatistes tentent de réunifier la vie sociale et les mécanismes de représentation collective par l’autogouvernement. Certes, cette autonomie campe surtout dans l’organisation proprement dite des communautés, mais elle comporte également la rupture de la plupart des liens établis jusqu’alors avec d’autres groupes et individus de la société civile mexicaine, et même la dissolution des organisations directement créées par l’EZLN, tels le Front zapatiste de libération nationale et le Centre d’information zapatiste. La Sixième Déclaration de la forêt Lacandone constitue donc de ce point de vue la clôture d’un chapitre, et ce, non seulement pour la société civile mexicaine et internationale, mais aussi pour les communautés zapatistes qui avaient débattu et approuvé la nouvelle stratégie proposée par la direction zapatiste, « l’Autre Campagne ».
Dans un troisième temps, forte de ses nouvelles positions envers la politique institutionnelle et la société civile, l’EZLN publie la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone et lance l’Autre Campagne, en partant du principe que tout reste à définir : « Falta lo que falta » – « Il reste à faire ce qu’il reste à faire » – fut en effet la devise avec laquelle l’EZLN conviait en cette occasion le peuple du Mexique à s’associer dans le cadre d’un nouveau mouvement. La Sixième Déclaration propose ainsi la construction d’un espace beaucoup plus circonscrit, ainsi que de nouvelles définitions minimales pour entreprendre, avec d’autres, la lutte sociale. Cela dit, nous n’y voyons pas uniquement un progrès par rapport aux tentatives zapatistes précédentes. En effet, un tel surcroît de définition peut fort bien comporter un certain sectarisme et court le risque d’aboutir à une impasse, chose que les luttes sociales ne connaissent que trop bien.
Le changement que nous pouvons observer dans la relation de l’EZLN avec la société entraîne donc une refonte de sa stratégie en vue d’une transformation sociale. Signalons toutefois qu’un tel changement n’affecte que les stratégies envisagées et en aucun cas le contenu de la lutte zapatiste. En effet, les objectifs de « démocratie, liberté et justice pour tous » restent présents dans toutes les initiatives lancées par les zapatistes. Le changement de cap ne concerne que les méthodes suivies pour engager la lutte sociale.
Depuis le soulèvement armé de 1994, le pari stratégique de l’EZLN a toujours consisté en l’établissement d’un dialogue permanent avec « Madame la Société civile », comme elle fut nommée, afin de construire une grande alliance de forces à même de transformer le Mexique (qu’il s’agisse de la Convention nationale démocratique, du Mouvement de libération nationale, de la fondation du Front zapatiste de libération nationale ou, aujourd’hui, de l’Autre Campagne). Les premières propositions des zapatistes concernaient essentiellement le projet d’une transformation du système politique mexicain et l’exigence d’une reconnaissance des peuples indigènes en tant que partie intégrante de la nation mexicaine. La transformation sociale restait au second plan, comme un deuxième moment de la lutte (« une révolution qui rende possible la Révolution »).
Confrontée à l’acharnement des sujets politiques et des pouvoirs réels au Mexique, et devant les réponses limitées des luttes sociales et corporatives, l’EZLN envisage alors une stratégie à plus long terme. Une stratégie qui non seulement prendra plus de temps à être mise en place, mais qui attaque aussi le mal à la source et s’en prend à cet ensemble de liens sociaux que l’on nomme le capitalisme.
« Le capitalisme est un système social, autrement dit la façon dont les choses et les personnes sont organisées au sein d’une société, qui possède et qui ne possède pas, qui commande et qui obéit. Dans le capitalisme, il y a des gens qui ont de l’argent, autrement dit du capital et des usines et des magasins et des champs et plein de choses, et il y en a d’autres qui n’ont rien à part leur force et leur savoir pour travailler. Or dans le capitalisme commandent ceux qui ont l’argent et les choses, tandis qu’obéissent ceux qui n’ont rien d’autre que leur capacité de travailler.« Alors, le capitalisme, ça veut dire qu’il y a un petit nombre de personnes qui possèdent de grandes richesses, mais pas parce qu’elles auraient gagné un prix ou qu’elles auraient trouvé un trésor ou qu’elles auraient hérité de leur famille, sinon parce qu’elles obtiennent ces richesses en exploitant le travail du plus grand nombre. Autrement dit, le capitalisme repose sur l’exploitation des travailleurs, un peu comme s’il les pressait comme des citrons pour en tirer tous les profits possibles. Tout ça se fait avec beaucoup d’injustice parce qu’on ne paye pas aux travailleurs correctement leur travail, sinon qu’on leur donne tout juste un salaire suffisant pour qu’ils puissent manger et se reposer un peu et que le jour suivant ils retournent au presse-citron, à la campagne comme à la ville.
« Mais le capitalisme fabrique aussi sa richesse en spoliant, autrement dit par le vol, en prenant à d’autres ce qu’il convoite, comme les terres et les richesses naturelles, par exemple. C’est-à-dire que le capitalisme est un système où les voleurs restent en liberté et sont admirés et donnés en exemple.
« Et en plus d’exploiter et de spolier, le capitalisme réprime, parce qu’il jette en prison et tue ceux qui se rebellent contre l’injustice. » (Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, juin 2005.)
Le fait est que l’anticapitalisme déclaré est la principale « nouveauté » de la Sixième Déclaration. En pleine stagnation de la lutte sociale, canalisée depuis 2005 dans le soutien à la candidature de López Obrador, l’EZLN entreprend une aventure de plus longue haleine. L’Autre Campagne semble ainsi un nouveau départ, avec comme objectif la transformation sociale. Sur le plan de l’autonomie, la Sixième Déclaration et l’Autre Campagne naissent avec la constatation qu’aucune réponse aux demandes zapatistes ne peut être apportée par la société telle qu’elle est, le système politique n’étant d’ailleurs qu’un seul des éléments ayant une importance. Aussi l’Autre Campagne se propose-t-elle de transformer l’ensemble des rapports sociaux, ceux qui dominent les communautés comme ceux qui, au sein de collectivités et de groupes, les gouvernent. Les rapports sociaux capitalistes étant vus comme la cause de « l’exploitation, de la spoliation, du mépris et de la répression », le pari zapatiste sur le proche avenir est donc : l’autonomie, l’autogouvernement et la solidarité entre ceux qui résistent et luttent.
Plus précisément, les nouvelles propositions formulées par les zapatistes ne se limitent pas à prôner une lutte anticapitaliste mais visent l’établissement de nouveaux rapports sociaux. Dans cette perspective plus globale, relevons brièvement quelques-unes des positions adoptées par l’EZLN depuis juin 2005.
En premier lieu, l’EZLN propose d’essayer collectivement de nouvelles méthodes de lutte sociale. L’histoire montre que le devenir des luttes des opprimés s’est joué essentiellement dans la question de l’organisation ; non pas seulement celle du combat mais aussi, et surtout, avec la construction du nouveau monde voulu. C’est en ce sens que nous jugeons fondamental l’appel de l’EZLN à l’autogestion comme l’un des principaux moyens de combattre le capitalisme et de réorganiser la société. L’idée d’un soutien mutuel va dans le même sens, comme mode de relation « entre compañeros » à l’intérieur de l’Autre Campagne.
Une deuxième question que nous voulons soulever est la promesse de l’Autre Campagne : construire l’unité de « ceux d’en bas ». Cet objectif, qui fut celui de toutes les luttes populaires, est ici bien plus défini que dans les précédentes tentatives zapatistes. Une telle promesse est l’hypothèse plébéienne de la lutte zapatiste.
Faisant le bilan de la lutte qu’ils ont menée depuis 1994, les zapatistes estiment que l’engagement pris par la société civile aux premiers jours de la guerre n’a pas été honoré et qu’il faut donc chercher à emprunter un autre chemin. Bien que les mobilisations de protestation contre la guerre, contre les offensives de l’armée et contre les massacres (janvier 1994, février 1995, massacre d’Acteal), de même que les dialogues et les consultations, aient clairement montré que la société civile optait pour une issue pacifique et non armée au soulèvement zapatiste, l’énergie d’un tel mouvement d’opinion est cependant restée insuffisante pour changer le système politique, sans même parler de transformer le capitalisme. Comme nous l’avons dit et répété au fil de cet essai, la Marche de la couleur de la terre a été l’apogée de cette première phase.
La construction de sujets sociaux qui puissent réaliser les treize revendications du soulèvement zapatiste se faisant sérieusement attendre, l’EZLN reformule partie de sa stratégie. En insistant toujours sur le fait que le renversement de l’ordre établi sera l’œuvre de tous, la Sixième Déclaration affirme qu’il faut bien que quelqu’un commence, que ce quelqu’un en fasse le projet et possède les moyens pour saper les fondations sociales du système : l’exploitation, oui, mais pas uniquement. Vouloir en finir avec le capitalisme signifie également combattre la dépossession, la discrimination et la répression, autres piliers du système.
La Sixième Déclaration implique donc de privilégier la constitution « en bas et à gauche » de forces antagoniques au système. Désormais, les tentatives d’organisation de la société hors des communautés en résistance viseront les populations les plus exploitées, les plus durement frappées et les plus marginalisées du Mexique.
« Nous allons aller écouter les gens simples et humbles du peuple mexicain et parler directement avec eux, sans intermédiaires ni médiations, et, en fonction de ce que nous entendrons et apprendrons, nous élaborerons, avec ces gens qui sont, comme nous, humbles et simples, un programme national de lutte. Mais un programme qui soit clairement de gauche, autrement dit anticapitaliste et antinéolibéral, autrement dit pour la justice, la démocratie et la liberté pour le peuple mexicain. » (Sixième Déclaration de la forêt Lacandone.)
L’Autre Campagne, elle aussi, appelle tous les acteurs à se battre contre le capitalisme. Dans le même temps, cette proposition zapatiste entrevoit qu’au contact des autres « catacombes de la nation » et des autres en bas, le projet initial, élaboré en termes très généraux, devrait s’enrichir et englober des processus moins visibles, plus enfouis dans la subjectivité de ceux d’en bas.
Ce repositionnement entraîne une révision des alliances que l’EZLN a conclues au Mexique et dans le monde. Les années écoulées depuis 1994 ont conduit l’EZLN à devoir revenir sur ces alliances et à les briser, généralement peu à peu. Les cas les plus connus concernent la rupture avec les fractions sociales-démocrates mexicaines et avec certains secteurs de l’intelligentsia de différents pays dans le monde, notamment en Europe.
Ces questions nous renvoient à la proposition zapatiste d’un monde où tous les mondes aient leur place. En effet, s’il s’agit de construire « en bas et à gauche », l’Autre Campagne n’entre-t-elle pas en contradiction avec ce projet ? Certains compañeros et certaines organisations partie prenante ou extérieurs au zapatisme civil n’ont pas hésité à répondre par l’affirmative à cette question.
À notre avis, le but recherché d’une transformation sociale ne varie pas, car c’est seulement dans la diversité que le capitalisme pourra être dépassé. L’Autre Campagne tente de construire un type de sujet social qui ne s’oppose pas uniquement aux dominants mais aussi aux acteurs sociaux qui, tout en se disant contestataires, s’intègrent, dans les faits, au système comme agent de la domination, tantôt par le biais des politiques corporatistes et de la contre-insurrection de l’assistanat, tantôt en réprimant brutalement la population ou les résistances sociales. Sur la voie du bouleversement, la création d’une base sociale plébéienne permettrait d’établir de nouvelles relations avec ces acteurs, en termes de rapport de force comme en termes de construction d’alternatives au mode d’organisation capitaliste de la société.
Les difficultés de la construction
Pour conclure cette première approche du processus engagé par la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, nous voudrions relever ce que nous voyons comme deux des principales limites et contradictions de cette nouvelle tentative zapatiste : la coexistence au sein de l’Autre Campagne de deux cultures politiques antagoniques et la difficulté à construire l’unité de ceux d’en bas à partir des définitions de la Sixième Déclaration. Deux aspects qui dérivent de nos propres observations durant la première étape de l’Autre Campagne et demanderont à être largement développés pour en vérifier le bien-fondé. Il ne s’agit ici que de quelques constatations préliminaires.
En premier lieu, le fait d’inclure des organisations politiques partisanes d’une avant-garde est une des principales contradictions de l’Autre Campagne.
Le refus déclaré de l’EZLN de chercher à prendre le pouvoir, ainsi que le fait d’envisager dès le début sa propre dissolution (« Nous, nous avons décidé un jour de nous faire soldats pour qu’un beau jour il n’y ait plus besoin de soldats », mars 1994) sont deux idées qui ont révolutionné la pensée et la pratique des résistances sociales de notre époque. Inversement, la présence au sein de l’Autre Campagne d’autres traditions politiques qui revendiquent les thèses « classiques » du marxisme-léninisme (centralisme démocratique, importance de l’avant-garde, création d’un parti comme sujet de la révolution), mais surtout qui prônent une méthode pour constituer un mouvement et des pratiques qui, au lieu de chercher à unifier, ont tenté de capitaliser cette nouvelle proposition zapatiste – inhibant son développement et la construction d’un sens collectif qui dépasse le rôle principal joué au départ par l’EZLN –, s’inscrit totalement en porte-à-faux avec une telle tentative.
Ces théories sont défendues aussi bien par des organisations politiques comme le Parti des communistes, le Parti ouvrier socialiste et le Parti communiste du Mexique (marxiste-léniniste) que par certaines organisations sociales et par un vaste secteur de groupes et d’individus, tous ayant vu dans l’Autre Campagne le terrain idéal pour relancer leurs propositions. La Sixième Déclaration signifie pourtant une modification importante des rapports avec de tels acteurs du changement, dans la mesure où la stratégie proposée ne repose plus essentiellement sur l’idée de ne pas chercher à prendre le pouvoir. Aussi la première étape de l’Autre Campagne a-t-elle vu resurgir les positions autoritaires et opportunistes qui caractérisent une grande partie de la gauche mexicaine.
Une telle « ouverture » a entraîné de nombreuses divergences au sein de l’Autre Campagne, plusieurs organisations, groupes ou individus ayant renoué avec les pratiques de la politique institutionnelle, allant jusqu’à accepter de se porter candidat à des élections et de faire alliance avec des partis politiques inscrits sur les registres électoraux, questions qui étaient exclues de manière explicite dans la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone.
D’autre part, les débats au sein de l’Autre Campagne ont été fortement accaparés par des organisations politiques qui ont choisi de continuer à y participer : actes d’une indéniable charge symbolique, comme de gigantesques portraits de Staline affichés par un de ces groupes lors de certaines réunions nationales de l’Autre Campagne, pour ne citer que cet exemple ; monopolisation de la parole lors des meetings et réunions ; querelles bureaucratiques ; tentatives d’endoctrinement, etc., la liste est longue. Mais, sans nous étendre sur l’inventaire des innombrables pratiques doctrinaires de ces groupes et organisations, il faut également mentionner l’usure des énergies qu’implique la cohabitation de cultures politiques s’excluant mutuellement au sein de l’Autre Campagne.
Vu la manière dont ce processus a évolué, on est amené à s’interroger sur l’une des matrices de l’EZLN, qui n’est évidemment pas exempte, en tant qu’armée, de notions militaristes ou hiérarchiques, entre autres.
En second lieu, il nous faut aborder les succès obtenus ou au contraire les limites rencontrées dans la construction de l’unité de ceux d’en bas, ce qui constitue, comme nous l’avons signalé, la promesse de l’Autre Campagne.
Un simple coup d’œil sur la première étape du circuit réalisé par le « délégué Zéro » et la Commission Sexta de l’EZLN dans l’ensemble du Mexique nous permet d’emblée d’inscrire un élément positif d’une cruciale importance au bilan provisoire de l’Autre Campagne. En effet, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, une force de gauche totalement indépendante de l’État s’est rendue en de nombreux points du territoire national et a rassemblé de précieuses informations sur le conflit social en cours et sur les potentialités d’une organisation rebelle. Comme l’envisage la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone, c’est là que réside la possibilité d’unir des griefs, des aspirations, des alternatives et une force sociale à même de freiner la destruction des communautés ainsi que la décomposition de la vie quotidienne, des conditions de travail et d’existence, et de l’environnement. L’Autre Campagne n’est cependant pas la seule résistance à une telle destruction au Mexique et la construction de ce mouvement doit relever de nombreux défis sur le terrain de l’action unitaire.
Deux événements d’une grande importance, et qui amènent à s’interroger sur l’avenir de l’Autre Campagne, ont eu lieu tandis que le « délégué Zéro » (le sous-commandant insurgé Marcos) effectuait son parcours. Événements qui illustrent également les problèmes récurrents rencontrés dans la construction de La Otra comme mouvement.
Le premier est la répression brutale de la population à San Salvador Atenco. Outre qu’elle a longtemps paralysé les travaux de l’Autre Campagne et épuisé une partie de son énergie dans une lutte qui n’entrait pas dans son programme initial, la répression à Atenco les 3 et 4 mai 2006 remet inévitablement en question la viabilité d’une tentative civile et pacifique, face à un régime toujours plus autoritaire. En ce sens, la réponse du gouvernement n’a été ni plus ni moins qu’une opération d’extermination. La résistance tenace mais faible qui a pu y être opposée conduit, elle aussi, à réfléchir au chemin qu’a choisi d’emprunter l’Autre Campagne. Nous pensons notamment au fait que la discussion concernant l’alliance et l’unité entre ceux qui résistent est devenue plus importante que jamais.
Deuxième événement d’importance cruciale qui permet de nuancer l’expérience de l’Autre Campagne, la lutte des enseignants de l’Oaxaca, réunis au sein de la Coordination nationale des travailleurs de l’enseignement, puis le soulèvement qui s’est cristallisé dans l’apparition de l’Assemblée populaire des peuples de l’Oaxaca, de mai à décembre 2006. Il y aurait beaucoup à dire sur ce « mouvement de mouvements » (Gustavo Esteva), qui constitue l’une des expériences d’auto-organisation les plus remarquables des dernières années. Nous nous limiterons ici à signaler que la lutte des peuples de l’Oaxaca a provoqué une mobilisation nationale et internationale d’une telle ampleur qu’elle est parvenue à tenir en échec le gouvernement de cet État mexicain, au point que seule l’intervention des forces de répression de la PFP (Police fédérale préventive), un corps de police militarisé, a pu freiner l’extension du mouvement.
Face à ce séisme social, l’attitude de l’Autre Campagne, dans la mesure où elle se veut référence nationale de gauche, et celle de la Commission Sexta, comme axe d’articulation, ont été, à notre avis, erratiques, pour ne pas dire plus.
Un premier indice de cette attitude avait été fourni lors du passage du sous-commandant insurgé Marcos à Oaxaca, en février 2006. Peu avant le début de la mobilisation des enseignants et suite aux intenses affrontements des courants qui avaient convergé au sein de « l’Autre Oaxaca », le délégué Zéro fit une intervention dans laquelle il appelait rien moins qu’à la dissolution de la commission de coordination de l’Autre Campagne dans l’Oaxaca :
« Je vous présente La Otra d’Oaxaca. En tant que Commission Sexta, nous avons plusieurs choses à vous dire. Dans la Sixième Déclaration, nous, les zapatistes, nous avons dit que nous traiterions avec respect et d’égal à égal tous ceux qui voudraient comme nous participer à l’Autre Campagne. Nous n’avons cherché à tromper personne sur cette question et nous avions prévenu que ce n’étaient pas les grands rassemblements qui nous intéressaient, mais de pouvoir parler avec les compañeros qui ont adhéré à la Sexta. Et que si le moment et l’occasion se présentaient, et si nous en avions le temps, nous organiserions des interventions publiques pour aider ceux qui travaillent à organiser La Otra à appeler plus de gens à nous rejoindre. Pour nous, faire ce que l’on dit est une question éthique et zapatiste, comme nous l’avions répété à tous nos frères qui étaient venus aux réunions préliminaires dans la forêt Lacandone. Ici, on nous dit que la coordination doit continuer à exister, et nous, nous disons qu’elle doit disparaître, attendu que cette commission a cessé d’exister pour les compañeros qui étaient censés discuter avec nous aujourd’hui, parce qu’il faut que vous sachiez que cette commission de l’Oaxaca que vous voulez reconduire ne voulait pas que cette réunion ait lieu (…). Ce que nous proposons est simple, c’est que cette commission de coordination de l’Oaxaca cesse aujourd’hui même d’exister en tant que telle, puisque qu’elle s’est montrée incapable d’accomplir la tâche qui lui avait été confiée ; c’est la pure vérité, vous n’avez pas été capables de faire ce boulot, vous êtes totalement divisés et vous n’êtes même pas capables de le dire. C’est pour ça que nous vous proposons une autre tâche, la question des prisonniers politiques, et on verra bien si vous vous en sortez avec ça. Il n’y a pas un seul endroit dans l’Oaxaca où on ne voit pas de prisonniers politiques. Et le problème des prisonniers politiques doit être une question abordée à l’échelle de l’État d’Oaxaca, et ce qui pourrait arriver de mieux c’est que ce soit d’ici que l’on s’affronte à ce problème, que ce soit une question abordée entre La Otra de l’Oaxaca et la commission de liaison zapatiste, en vue d’un appel à niveau national. » (Sous-commandant insurgé Marcos, le 10 février 2006.)
Ce moment, peu analysé jusqu’ici, révèle une incohérence entre le discours de l’EZLN et sa pratique. Alors qu’il est clairement dit que l’Autre Campagne n’a pas de centre directeur et que ses différentes composantes jouissent d’une complète autonomie, la Commission Sexta s’arroge le rôle de juge dans la balance et se permet de désavouer les membres d’une commission locale, leur ôtant leurs attributions pour leur assigner une autre tâche.
D’une façon plus générale, nous remarquons que l’Autre Campagne a eu d’énormes difficultés à être un projet construit collectivement dans lequel l’EZLN ne serve que de catalyseur des énergies des adhérents et non de frein inhibant les divergences et la créativité des participants. Les limites et la rivalité existant entre certains groupes, organisations et individus n’ont pu qu’aboutir à ce que l’Autre Campagne gravite autour de l’EZLN, pour tout ce qui concerne l’action unitaire. Une réalité qui s’est nourrie du rôle de premier plan joué par le sous-commandant insurgé Marcos et par le groupe le plus proche qui l’a accompagné et aidé dans la première étape du circuit prévu.
Concernant le conflit dans l’Oaxaca, l’Autre Campagne a mis beaucoup de temps à proposer le soutien « national et international » que méritait la situation. La Commission Sexta de l’EZLN lança effectivement plusieurs appels à la solidarité envers la lutte des peuples de l’Oaxaca, mais jamais avec la force et la détermination que le moment exigeait. Le sous-commandant insurgé Marcos s’en expliqua dans ces termes :
« Oaxaca : L’en bas a aussi pris corps à Oaxaca pour emprunter son chemin au sein de l’Assemblée populaire des peuples de l’Oaxaca (l’APPO). La capacité de refus de ce mouvement est digne d’être prise en compte. Peu importe que les gens qui y participent aient voté ou non (ou qu’ils l’aient fait pour la Coalition ou tout autre parti), ce n’est pas ce qui est fondamental. Ce qui l’est, c’est que ces gens ont acquis une confiance en leurs propres forces qui va bien au-delà de ses dirigeants et des circonstances. Cette confiance leur a permis jusqu’ici de décider eux-mêmes de la tactique à suivre sans céder ni aux pressions extérieures ni aux conseils des “bonnes consciences”. En tant qu’EZLN, nous soutenons ce mouvement et nous essayons de voir et d’apprendre à travers les yeux des compañeras et des compañeros de l’Autre Campagne qui participent à cette lutte. Notre soutien ne va pas plus loin pour deux raisons : la première, c’est qu’il s’agit d’un mouvement complexe, un soutien plus direct risquerait donc de “faire du bruit”, de provoquer une certaine confusion et de la méfiance ; la seconde, c’est qu’en plusieurs occasions le mouvement du peuple de l’Oaxaca a été accusé d’être lié avec des groupes armés, aussi notre présence directe augmenterait-elle la campagne médiatique de dénigrement lancée contre lui. » (« Les zapatistes et La Otra : les piétons de l’histoire », quatrième partie, septembre 2006.)
Devant l’ampleur de la mobilisation dans l’Oaxaca et l’importance de l’enjeu des affrontements, une grande partie des membres de l’Autre Campagne prit de façon déterminée le soutien de l’APPO dès les premiers combats, en juin 2006, mais d’une manière dispersée et sans établir de communication entre eux. Le soutien unitaire n’apparut qu’avec l’entrée de la PFP à Oaxaca, la capitale de l’État, fin octobre 2006.
Nous concluons ces quelques observations récentes en retenant que, outre la réponse à donner à la répression au niveau local des États – répression aujourd’hui en recrudescence avec l’offensive lancée par des groupes paramilitaires contre les communautés zapatistes du Chiapas –, la question de l’unité de ceux d’« en bas », bien sûr, mais aussi celle de l’action unitaire avec d’autres acteurs qui résistent par leurs luttes sociales et syndicales à l’extension du néolibéralisme sous le mandat présidentiel de Felipe Calderón, voilà qui jouera un rôle central dans le développement de l’Autre Campagne. Ce sont de tels enjeux qui détermineront en grande partie la possibilité d’atteindre les objectifs envisagés en 2005, objectifs qui se sont enrichis au long de la première étape de l’Autre Campagne.
Pour finir, partie prenante de cette circonstance historique, nous pouvons affirmer que la tâche proposée par la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone est énorme et reste vivante. Le défi ne fait que commencer, comme ces observations, d’ailleurs.
Santo Domingo Coyoacán.
Une nuit de tremblements [1], avril 2007.
Raúl Ornelas Bernal
Traduit de l’espagnol (Mexique)
par Ángel Caído.
L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste
suivi de L’Autre Campagne : hypothèse plébéienne,
éditions Rue des Cascades,
« Les livres de la jungle »,
Paris, 2007.