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Dialectique, approches et questionnements

lundi 5 avril 2021, par Louis de Colmar

Qu’est-ce que la dialectique ? Je ne dirais pas que c’est la capacité de penser deux choses opposées et de décider : ce serait, au contraire, décider que la façon particulière qui permet d’appréhender une problématique, une réalité, etc. à travers une opposition donnée et historiquement constituée est devenu une impasse. Précisément donc, la question dialectique se pose lorsque les termes d’une opposition qui permettaient jusqu’alors de comprendre une problématique, une réalité, etc. deviennent non significatifs, non opérationnels, non manipulables, et conduisent à des impasses, quelles que soient les manières de tricoter et détricoter les éléments contradictoires.

La question dialectique intervient lorsque qu’une logique donnée, construite, établie, instituée, ne rend plus compte du réel (alors qu’elle a effectivement été en mesure de le faire jusque-là), et qu’il faille changer de logique pour rétablir un lien avec une réalité reconstruite sur des bases nouvelles (bases nouvelles qui ne sont pas visibles, pas perceptibles, pas rationalisables, etc., dans le contexte de cette première logique, rationalité, etc.). Cette question dialectique est ainsi relativement bien illustrée par le concept de changement de paradigme dans l’approche de Kuhn, ou encore à travers la problématique des structures dissipatives de Prigogine.

Il ne peut pas y avoir de dialectique dans un processus si ce dernier ne comporte pas un imprévu, une non-linéarité, un non-nécessaire, un illogisme, une non-continuité, etc.

Le problème de Hegel, maître de la dialectique classique, est qu’il n’a compris qu’une partie de l’histoire de la raison (même si c’est en plein accord avec son temps) : il a cherché à comprendre, à expliquer le développement des sociétés humaines comme un mouvement unique qui instituait un processus nécessaire de constitution de la Raison, en partant d’un état a-rationnel supposé de l’humanité, jusqu’à l’établissement d’une rationalité « absolue », donc indépassable. L’intérêt de sa démarche était qu’il avait construit ce processus de développement de la Raison, articulé sur différents stades, paliers, niveaux, etc. (correspondant en gros aux différentes sociétés qui se sont succédé au cours de l’histoire, ou plutôt, pour son époque, de l’Histoire) à travers un processus à bon droit décrit comme dialectique.

Le problème actuel de son approche — actuel car la problématique à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontée n’avait pas de sens au début du XIXe siècle — est qu’elle restait téléologiquement orientée, comme le rendait alors le concept universellement validé de « progrès ». Marx a cru contourner la difficulté en essayant de se passer de la question des représentations, ce qui permettait d’éliminer la cruciale question religieuse, en se revendiquant d’une approche scientifique du réel, dont la rationalité spécifique (finalement identique à la Raison absolue de Hegel) n’aurait été qu’une simple retranscription désincarnée : mais ce faisant, Marx a intégralement repris à son compte la dimension téléologique de Hegel. Là où Marx se distingue de Hegel, c’est que Hegel identifiait la Raison absolue à la Raison divine (c’était d’ailleurs le thème central des débats philosophiques de l’époque et constitutifs de la modernité : démontrer l’égalité de la raison scientifique et de la rationalité divine à travers la rationalité de son œuvre), alors que Marx cherchait à comprendre la naissance de la rationalité du monde comme une libération dialectique de l’emprise de la religion, libération qui instaurerait le règne de la raison absolue scientifique.

Pour sortir de l’impasse de l’approche hégéliano-marxienne, qui partage une indéniable essence commune, il me semble qu’il est possible d’appliquer leur schéma historique non pas à la globalité de l’histoire humaine, considérée comme un tout, mais à chaque société particulière : chaque nouvelle société qui émerge reproduit pour elle-même un processus dialectique de constitution de sa raison particulière (qu’elle considère, de son propre point de vue historique comme « absolu », mais qui ne l’est évidemment pas au niveau de l’histoire globale). On est donc ici en mesure de sortir d’un schéma téléologique (qui n’a de pertinence que s’il est « absolu »).

La dialectique n’est pas pour moi une méthode, mais une dimension du réel, dans la mesure où le réel nous oblige à parler de notre point de vue d’humains, et que ce point de vue implique toujours un niveau d’intelligence particulier, dans un contexte particulier et avec des contraintes spécifiques, tous critères qui restent variables, même en tenant compte d’inévitables cohérences provisoires qui permettent justement de construire des sociétés provisoires, des sociétés historiquement marquées et fondamentalement instables.

Exemples de basculements dialectiques : la créolisation des langues, le mécanisme de surgissement de l’idée « géniale », les multiples formes de « création » (lorsqu’il ne s’agit pas d’« améliorations »), les « révolutions » lorsqu’elles associent un bouleversement « matériel » et un bouleversement « symbolique » de l’ordre du monde (lorsqu’il ne s’agit pas d’un simple remplacement par la force d’une équipe dirigeante), la modification significative de la perception du temps (passage du temps biblique au temps géologique) et/ou de l’espace (la terre au centre de l’univers, et une terre perdue au sein d’une galaxie quelconque), le passage d’une terre comme « objet » à exploiter par les humains, à une Terre-Gaïa où les humains ne sont que l’une des espèces qui la constitue et dont ils sont interdépendant, le basculement d’une accumulation quantitative à un changement qualitatif, les mutations biologiques « sauvages » (non instrumentalisées), etc.

Dire qu’il n’y a qu’un seul monde, cela ne peut signifier pour moi que : il y a d’un côté le monde « matériel », et de l’autre un ensemble de représentations séparées plus ou moins en adéquation avec ce monde matériel « objectivé ». C’est nécessairement (à mon avis) introduire/réintroduire un dieu pour faire le lien entre les deux. Supprimer la nécessité d’une divinité, c’est faire de l’humanité réellement existante, des sociétés réellement existantes au moment où elles sont et à la place qu’elles occupent, les seuls critères de pertinence pour se juger elles-mêmes, leur monde « intérieur » et leur monde « extérieur », avec les seuls critères d’intelligibilité qui leurs permettent de communiquer dans la pratique, en un lieu et en un temps donné, et qui font donc consensus à ce moment (peu importe ici sur quelles bases si elles sont effectivement partagées — ce qui ne signifie pas du tout que ces bases ne puissent pas être problématiques).

Si les différentes sociétés qui peuplent la planète ont des cosmogonies différentes, des représentations d’elles-mêmes et du monde différentes les unes des autres, on n’a à mon avis que deux possibilités : soit on en choisi une pour servir de mètre-étalon à leurs comparaisons (mais sur quels critères, au nom de quels principes et/ou valeurs, etc.), soit on décide qu’aucune ne peut servir de référentiel absolu aux autres : cela ne veut absolument pas dire que n’importe quelle société « équivaut » à n’importe quelle autre, mais seulement que l’on ne peut plus les hiérarchiser entre elles dans l’absolu. On ne peut pas choisir, sur le plan historique, la société dans laquelle on vit (derrière ce qui semble une lapalissade, il y a les immenses conséquences induites par l’irréversibilité du temps) : les humains sont des êtres historiques façonnés collectivement dans une temporalité et une localisation toujours spécifique, qu’ils les contestent ou non.

Le langage n’est ainsi pas seulement un répertoire de mots à plaquer sur des réalités « extérieures », il est directement constitutif du réel, et c’est ce qui rend les traductions, les passages d’une langue à une autre si « compliqués », car il n’y a jamais concordance parfaite.

Si on partait du principe qu’il n’y a qu’une seule histoire, cela supposerait qu’il soit possible d’établir un référentiel de jugement : lequel ? Il n’y a qu’un référentiel divin qui permettrait de juger hors du temps et hors de l’espace : se passer du divin, c’est pour moi devoir se passer de tout référentiel fixe, et seulement devoir se baser sur l’histoire, une histoire mouvante, faite par des humains, des humains réels qui, sur le temps long, ont des représentations d’eux-mêmes et de leur monde qui sont changeantes. Je pars du principe que ce que notre époque peut à raison juger comme « vrai », « réel », etc., ne sera plus identiquement considéré comme tel dans un futur indéterminé : on peut établir le même raisonnement sur le passé. Une telle approche découle pour moi du fait qu’il n’y a pas de dimension téléologique à l’histoire humaine, ce qui impose de très significatives conséquences à une intelligibilité souhaitable de notre histoire.

La transformation des représentations que les sociétés humaines se sont faites d’elles-mêmes et de leur monde à travers l’histoire n’est pour moi liée par aucune « nécessité » interne : nous ne pouvons que constater que des sociétés se sont succédé, chercher à donner une cohérence à cette succession/métamorphose, mais en restant suffisamment modeste pour considérer qu’une telle explication ne vaut que pour le temps et les humains qui postulent et surtout partagent cette cohérence. Il n’y a strictement aucune raison de considérer que cette cohérence acceptée à un moment donné puisse être valable « pour l’infinité des siècles ».

Ce que finalement je traduis par la proposition suivante : l’histoire est une dynamique dialectique de rationalités temporairement autosuffisantes et non téléologiquement liées. L’intérêt de cette approche réside pour moi dans le fait que celle-ci est épistémologiquement incompatible avec les fondements de l’État, qui comme ceux des religions, puisent leurs communes racines dans un fond cosmogonique absolu.

Je ne suis donc pas convaincu par « l’unicité de l’histoire » : comment serait-il possible de concevoir une histoire indépendante des représentations que les hommes s’en font ? Il n’existe pas de fait historique qui ne soit médiatisé par des discours et des représentations, et il ne peut pas exister de discours qui ne soit tributaire d’une « logique », d’une « cohérence » d’une structure culturelle (au sens large) : c’est précisément cette particularité, qui amène à la confrontation de ces structures, et qui ouvre la place à la question dialectique. S’il n’y avait pas de confrontations de structures rationnelles, il n’y aurait pas de question dialectique.

Il n’y a des problématiques dialectiques que parce qu’il existe des confrontations de différentes rationalités, confrontations qui conduisent à des négations, des compromis et/ou des impasses, et qui parfois, mais pas nécessairement, débouchent sur ces « dépassements » caractéristiques spécifiquement de la dialectique. En ce qui me concerne, je pense que la dialectique est incompatible avec la continuité, le permanent, l’atemporel, l’absolu, etc. : elle intervient précisément aux limites de fonctionnement de ces concepts.

Lorsque l’on peut considérer qu’une chose existe indépendamment de représentations, cela veut seulement dire que l’on fait de l’ethnocentrisme, et que donc l’on considère que nos propres représentations, dont on n’a évidemment pas forcément conscience, sont donc absolutisées.

Les faits, y compris « scientifiques », n’existent que médiatisés par des représentations, et postuler l’existence indépendante des faits revient seulement à postuler le partage implicite et/ou explicite de ces représentations.

La question dialectique se pose dès que surgit la perception, le sentiment, la constatation, la prise en compte de l’impossibilité de la permanence, le constat de la finitude du monde et des choses, et qu’en même temps on veut, ou on doit, renoncer au confort de la référence à un absolu, confort qui permet de trancher et de démembrer au scalpel la vérité de l’erreur, qui permet de rigidifier pour un moment l’écoulement qualitatif du temps.

Ce qui fait la beauté du réel, c’est la part d’indécidable qui toujours l’accompagne, cette part que précisément tous les pouvoirs prétendent accaparer : le pouvoir c’est certainement un usage prétendument « légitime » de la force, c’est tout autant une appropriation « légitime » de l’indécidable, une expropriation-négation-conjuration de l’indétermination de la vie.

Il ne peut y avoir de démocratie véritable si elle consiste seulement à différencier statistiquement le vrai du faux : elle prend au contraire tout son sens si elle consiste à laisser vivre, à laisser leur chance à la multiplicité et la diversité des aspirations de tous et de chacun, pour autant que tous et chacun arrivent à admettre que leurs aspirations spécifiques ne pourront et ne devront jamais servir de modèle universel, au sens coercitif du terme.

Il n’est pas possible de définir la dialectique à partir du « bon sens », qui demanderait par exemple de peser le pour et le contre, essayer de faire la part des choses, se mettre à la place de ses contradicteurs, douter de tout, même de ses propres certitudes, vérifier ses sources, croiser les témoignages, être sceptique, se méfier comme de la peste des autorités quelles qu’elles soient : individus brillants, séducteurs, charismatiques, « m’a fallu vingt ans pour comprendre cela », « le problème, c’est que chacun a ses raisons », etc.

Si tous ces éléments sont des préalables, ils ne permettent pas de caractériser la dialectique. Tous ces éléments renvoient au traitement « normal » d’une contradiction sociétale motrice, bref, ils supposent un fond commun contradictoire, conflictuel, dynamique, etc., qui est globalement malgré tout partagé. La question dialectique naît, surgit, se pose, intervient, etc., à partir du moment où ce fond commun commence à ne plus être partagé, se lézarde, se fissure, etc., bref, à partir du moment où les contradictions « normales », où le consensus conflictuel part en bouillies…, à partir du moment où les antagonismes standardisés ne font plus sens, à partir du moment donc où le « bon sens » est pris en défaut. Ce moment produit des phénomènes particuliers marqués par un éclatement désordonné des référentiels anciens, tout en en restant prisonniers : par exemple, toutes les actuelles dérives dites « intersectionnalistes », tous ces faux débats sur des interrogations identitaires exclusives, en sont pour moi l’expression — et sont donc révélatrices d’une incapacité (provisoire ?) à atteindre le stade dialectique d’une redéfinition globale de la dynamique sociétale. Toutes ces problématiques ne sont pas tant des opérations de brouillage que de claires manifestations d’effondrement et d’éclatement d’un référentiel idéologique (au sens large de structure rationnelle-subjective d’une époque).

La question dialectique est inséparable d’une remise en question d’une construction particulière, aussi dynamique, aussi conflictuelle que l’on voudra, d’un équilibre, d’une cohérence héritée du « vrai » et du « faux ».

Mon approche a peut-être ceci de singulier que je pars du postulat que la modernité et sa dérive particulière, le capitalisme, représentent une société dont l’intelligibilité doit être traitée au même titre que n’importe quelle autre société qui vit ou qui aura vécu sur la surface de la terre. Je m’interroge donc sur l’articulation effective de ces différentes sociétés entre elles, sachant (étant du moins convaincu) que cette articulation des différentes sociétés n’obéit à aucun schéma téléologique. Je n’essaie donc pas spécifiquement de comprendre ce monde-ci au nom des « ses contradictions internes », mais en me demandant comment et à quelles conditions une société peut muter. Je considère pour ce faire que les métamorphoses sociétales sont caractéristiques de l’histoire humaine, mais pas d’une manière continue : elles interviennent seulement à certains moments particuliers, quand elles ne sont plus en mesure de maintenir une stabilité (y compris une stabilité dynamique !) constitutive de leur identité.

Autre postulat : « notre » société n’est fondamentalement pas plus intelligente sur elle-même que ne l’ont été les autres sociétés (étatiques comme non étatiques), « notre » société n’a donc besoin de bénéficier d’aucun privilège historique particulier, à part un simple constat « chronologique » qui n’équivaut à aucune considération de valeur.

Autre postulat : les contradictions de nature économique n’ont jamais produit seules des métamorphoses sociétales. On peut bien considérer, selon la formule, qu’elles sont des conditions nécessaires, mais absolument pas des conditions suffisantes ; ou pour le dire autrement, les bouleversements sociétaux majeurs ont certes des dimensions économiques, mais ces dernières ne les expliquent pas. Les contradictions dites économiques ne sont par conséquent que des épiphénomènes, des révélateurs d’autres problématiques à identifier et à traiter.

On pourrait dire que toutes les sociétés précédentes reposaient sur une vision unique de l’histoire, par rapport à laquelle toutes les histoires parallèles des sociétés tierces devaient pouvoir s’intégrer d’une manière ou d’une autre, y compris bien entendu par la négation pure et simple. Ces histoires revendiquaient toujours, y compris chez les sociétés non étatiques, d’être, chacune pour leur compte, des histoires archétypales de l’humanité entière (chaque société se définissant d’une manière ou d’une autre comme la représentante par excellence d’une humanité exclusive). Ce qui pourrait faire l’originalité de l’histoire en train de se construire c’est qu’elle est placée devant le défi de créer une « métahistoire », c’est-à-dire de concevoir une histoire non hiérarchique qui serait une articulation d’histoires.

La pensée commune donne comme définition de la dialectique : « Marche de la pensée reconnaissant le caractère inséparable des propositions contradictoires (thèse, antithèse), que l’on peut unir dans une synthèse [Le Robert] ». Une approche trop caricaturale tend ensuite à associer la thèse à un pôle positif et, symétriquement, l’antithèse à un pôle négatif : le renversement prétendument dialectique voudrait que le pôle négatif puisse au final reconstituer un pôle positif (cf. le cliché de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoise). Or, selon moi, la synthèse qu’il est possible de construire, et de fait se construit, sur la base commune de la confrontation dynamique entre deux opposés, ne conduira jamais à un dépassement dialectique : cette synthèse est le jeu « normal » du développement du rapport de force fondé sur cet antagonisme structurant. L’ouverture sur un possible (au sens de possibilité indéterminée, ce qui ne veut pas dire nécessité, en tout cas pas nécessité d’un contenu précis) dépassement interviendra seulement à partir du moment où l’antagonisme de référence ne conduit qu’à des impasses (pour reprendre notre exemple de l’opposition bourgeoisie-prolétariat, ce moment intervient lorsque, comme aujourd’hui, une telle opposition bourgeoisie-prolétariat se vide de sens, parce que les définitions, peu importe la manière dont on les triture, et de la bourgeoisie, et du prolétariat, ne permettent plus de décrire une réalité perçue et raisonnée ; bien évidemment la contradiction, l’opposition, le conflit, etc., entre ce que l’on continue, malgré tout, de simplifier derrière cet antagonisme-là, continue d’exister et de se manifester, mais sans les mots adéquats pour en requalifier le contenu et la portée dans une situation de fait nouvelle). La dialectique est, selon moi, la capacité de saisir non pas le devenir concret de cet antagonisme requalifié, mais seulement la capacité de saisir, et la tentative de décrire, l’impasse que produisent les anciennes modalités de la conflictualité sociétale, en tant que tension volontaire vers une réalité englobante nouvelle.

La dialectique est un concept largement insaisissable, en ceci qu’elle ne fait pas référence à une contrepartie objectivable, mais à une tension en construction, à une négativité en train de naître, et qu’elle est indissociable d’un processus émergent qui ne possède pas encore sa structuration rationnelle, ni non plus sa structuration subjective correspondante. La dialectique cherche à décrire, à préciser, à penser, à sentir, un négatif, un creux, un vide, qui se constituent dans un processus d’effondrement, d’implosion, de dissolution d’une contradiction sociétale établie, déjà existante, d’une réalité contradictoire qui ne fonctionne plus. La négativité dialectique ne doit ainsi pas être confondue avec l’un des pôles institués de la conflictualité sociale : elle fait au contraire référence à un refus global, en train de se constituer, des modalités « normales » de la conflictualité établie.

C’est la diversité des civilisations en tant que fait anthropologique global qui m’interpelle, et plus précisément les articulations possibles — ou non — entre elles : c’est en effet à ce niveau-là que je situe la question de la critique et du dépassement du capitalisme.

J’essaie en effet de penser le « nécessaire » (a priori épistémologique et subjectif personnel) dépassement du capitalisme — en tant qu’expression particulière de la modernité —, comme changement d’époque, comme changement de civilisation, dans le temps long de l’histoire humaine, avec tout ce que cela suppose de redéfinition inévitable de l’humanité elle-même (ce qui pose/repose la question de la dialectique…).

La question de la « révolution » ne peut pour moi pleinement se penser que comme changement, bouleversement, métamorphose d’une civilisation donnée, comme moment de basculement, de rupture, d’une stabilité sociétale établie et vécue « positivement » comme telle pendant une période donnée. Cette question incarne pour moi une redéfinition des fondements acquis d’une structure particulière de l’universalité, qui ne doit pas être perçue, analysée, définie dans l’absolu, mais seulement comme création « provisoire », historiquement parlant, de nouveaux fondements (qui ont vocation à être eux-mêmes dépassés à une date ultérieure indéfinie).

Il faut ici se méfier d’une tentation de relativisme, d’un relativisme qui serait au fond une négation de l’histoire, une négation de l’irréversibilité : si toutes les civilisations ayant existé ont une légitimité sur le temps long — du fait même de cette existence, et légitimité ne signifie pas ici un accord de valeurs —, elles ne sont pas équivalentes à un instant T, précisément parce que toute référence à un universel est toujours et nécessairement relative à un cadre, à un contexte civilisationnel donné, ce qui introduit inévitablement un antagonisme. C’est cet antagonisme-là qui pour moi est au cœur de la dimension révolutionnaire de l’histoire, et non la contradiction entre richesse et pauvreté, qui n’est que dérivée, seconde, même si ce canal des inégalités matérielles en représente probablement aujourd’hui, phénoménologiquement parlant, la voie d’accès la plus simple, la plus directe, bien que d’une manière détournée. Si le refus des inégalités matérielles était suffisant pour détruire le capitalisme, cela se saurait, et cela ferait longtemps que le capitalisme n’existerait plus — quand on voit l’irrationalité des écarts de richesse d’aujourd’hui —, et on peut supposer qu’il n’aurait même jamais pu voir le jour. Les écarts de richesse ne sont ainsi que l’ombre d’une contradiction, d’une conflictualité sociétale beaucoup plus profonde et signifiante, qui tourne en particulier autour de la notion de pouvoir, l’institution même d’un pouvoir (séparé) n’étant que la conséquence indirecte d’un mécanisme historique plus global. Ce n’est pas ainsi la soif de pouvoir qui explique la matérialité du pouvoir, tout au plus permet-elle d’expliquer en partie pourquoi un tel en devient le dépositaire momentané.

On considère souvent, dans notre monde matérialiste, que la finalité du pouvoir est de justifier et d’instituer les inégalités de richesse : il me semble au contraire que les inégalités matérielles ne sont qu’une conséquence indirecte de la division sociétale qui institue et qu’institue le pouvoir, pouvoir dont l’existence est l’expression d’une cosmogonie, d’une représentation particulière du monde et de la place des hommes dans ce monde. Le pouvoir ne pourra être aboli que le jour où une représentation globale du monde et de la vie rendra un tel phénomène absurde, sinon il renaîtra toujours de ses cendres.

Comment concevoir une démocratie véritable s’il est admissible et concevable qu’un humain puisse donner des ordres à un autre, qu’un humain puisse salarier un autre, qu’un humain puisse exiger d’un autre : et il faut ici mesurer les conséquences et les attendus littéralement cosmogoniques de telles possibilités. À quoi bon pleurer sur la « soumission volontaire » des humains à leurs tyrans si ce qui était en jeu serait seulement le dévoiement des titulaires du pouvoir ? Il faut malgré tout reconnaître qu’un pouvoir relativement contrôlé est plus vivable qu’un autre qui le serait moins : même si cela ne règle en rien la question de fond.

Je suis convaincu que l’organisation sociétale reproduit, est à l’image de l’organisation de l’univers, est le pendant de l’ordre cosmogonique construit et imaginé par les humains. On peut le constater dans toutes les sociétés prémodernes : pourquoi donc cela cesserait-il d’être vrai dans la nôtre ? Cela signifie que, pour dépasser ce monde, il faut simultanément dépasser sa représentation du monde. Cette approche pose cependant une question tout à fait redoutable, incontournable : celle de l’historicité de la science, questionnement méthodiquement balayé sous le tapis depuis un siècle mais toujours affleurant (cette question de l’historicité de la science a commencé à complètement changer de nature — si l’on peut dire — à partir de la théorie de la relativité et de la théorie des quanta). Ce que je veux dire ici, ce n’est absolument pas qu’il existerait aujourd’hui une conception scientifique de l’univers qui pourrait servir de modèle à une nouvelle organisation sociétale, mais que la crise de l’ordre sociétal a son pendant dans une crise de la représentation (y compris scientifique) du monde. C’est cette double crise qui selon moi pose la négativité dialectique. Comment est-il ensuite possible de penser que la crise, qualifiée d’écologique, de la planète serait seulement une crise de nature « technique » ?

La conflictualité sociétale à laquelle nous sommes confrontés s’inscrit aujourd’hui non plus dans une continuité civilisationnelle, aussi contradictoire que l’on puisse imaginer cette continuité, mais s’inscrit de plus en plus dans les marges intersociétales et intercivilisationnelles. La crise de la modernité occidentale produit de facto un effet miroir avec les autres aires civilisationnelles présentes et passées, non pas dans le sens où ces autres espaces historiques pourraient représenter une alternative, mais bien au contraire dans la mesure où cette confrontation met en évidence l’artificialité de « notre » référentiel culturel, de par une prétention indue à une universalité prédatrice : le drame, c’est que nous nous trouvons coincés dans une sorte de no man’s land historique qui se caractérise par une impossibilité de se reconnaître existentiellement dans la totalité de l’histoire humaine passée (par existentiellement, je veux essayer de dire que, par-delà les sympathies et intérêts historiques partiels que nous pouvons inévitablement trouver dans n’importe quelle société existante ou passée, nous ne pouvons pourtant nous reconnaître véritablement dans aucune : c’est ce négatif-là qui pose, introduit, la question dialectique).

Ce qu’il faut bien remarquer, en contradiction avec une perception isolationniste, fermée, autocentrée, des sociétés historiques, c’est que les humains ont depuis toujours parcouru la planète en tous sens (même si c’est toujours selon des modalités particulières) : toute dynamique sociétale est depuis toujours tributaire de ce qui se passe sur ses marges, dans une codynamique, qui n’est selon moi que marginalement guerrière, avec les sociétés limitrophes, proches et plus lointaines. Ce sont les modes positifs d’articulation d’une société donnée avec les environnements culturels limitrophes qui sont constitutifs d’une cohésion sociétale particulière : envisager une telle cohésion sur un mode autarcique, fermé, exclusif et excluant, est un non-sens. Partant, on peut également considérer qu’une crise sociétale, généralement seulement perçue comme « interne » (en particulier à travers son appauvrissement, sa réduction, en crise sociale), est immédiatement également une crise de ses interrelations externes qui, par cela même, dégage un espace marginalisé, historiquement « interlope », en rupture de filiations temporelles et spatiales.

Le problème général de la sociologie est de comprendre et d’expliquer comment une société se constitue et comment elle peut gérer sa stabilité, construire sa continuité historique, quand bien même elle conçoit dynamiquement, dialectiquement, contradictoirement, un tel processus : la question, le problème que nous avons à résoudre (en tout cas le problème que je me pose), c’est au contraire celui de comprendre et d’expliquer comment une société s’effondre, comment sa revendication de continuité et de permanence peut être contestée et remise en cause. Je considère que les deux approches sont historiquement légitimes, mais pas en même temps. Il me semble que l’on a affaire à deux processus radicalement distincts, qui obéissent à des logiques incompatibles : on ne peut donc pas déduire l’effondrement d’une société à partir des règles internes qui l’ont instituée, des règles qui fondent et expliquent sa stabilité. Le point à partir duquel je cherche à comprendre le monde dans lequel nous sommes plongés, c’est celui de l’articulation entre deux mondes, entre deux sociétés : je me dis que si ce monde est effectivement en posture d’être dépassé (mais absolument pas dans une posture qui voudrait que ce monde devrait nécessairement être dépassé en vertu de forces occultes qu’il suffirait d’identifier pour pouvoir coller au réel) alors cette possibilité doit se traduire aussi par la possibilité de comprendre le monde autrement, et se manifester par des phénomènes de basculement à créer (et non déjà-là) similaires à ceux qui caractérisaient dans le passé les changements, bouleversements, redéfinitions de sociétés plus anciennes : dépasser ce monde-ci, c’est avoir la possibilité de créer un espace-temps d’extériorité à son égard, mais en restant conscient d’avoir toujours un pied collé dans la glaise d’une historicité particulière.

[Le concept d’effondrement devrait probablement être précisé, en cela qu’il fait référence à un aveuglement, qu’il souligne en creux une incapacité à s’inscrire dans l’émergence d’un négatif qui permettrait d’envisager un basculement (cf. Jérôme Baschet, Basculements, La Découverte, 2021 — qui semble traiter cette question). Ce concept d’effondrement renvoie à la perception d’une impasse, dans le cadre culturel global, mais selon une focale interne, de la société instituée, alors que le concept de basculement renvoie à la perception, à tout le moins à la perception volontariste de la possibilité d’une histoire alternative, au refus de la passivité qu’induit ce concept d’effondrement qui décrit un processus sur lequel nous n’aurions, par définition, pas prise, un processus dont nous serions seulement spectateurs. Or il est tout à fait possible de concevoir ce qui apparaît superficiellement en tant qu’« effondrement » comme la conséquence d’une incapacité de s’inscrire dans les valeurs de la société instituée, incapacité qui demande à être « renversée » en tant que processus de basculement d’un monde dans un autre, de façon volontaire, et surtout pas nécessaire et automatique.]

Louis
Colmar,
le 1er avril 2021
en finir avec ce monde

Messages

  • Si la dialectique (telle que judicieusement définie ici) ouvre sur un espace de basculements possibles, trouver l’ailleurs (de pensée) d’un espace conçu comme universel, semble être une question d’actualité. Formalisée à l’aune d’un monde global, l’extériorité de cet espace n’est plus définie pour nous que par la science (ou projetée dans les recours technologiques permettant d’aller « coloniser » l’espace proche, de plus en plus lointain), science dont le sujet se pense à présent comme partie intégrante du système qu’il étudie, tout en étant celui qui en établi les limites provisoires (micro ou macro). Ces « limites » — dont l’étude est subjective et sont de ce fait considérées comme potentiellement infinies — sont précisément ce qui se cherche : ce qui doit être établi de façon scientifique.

    A partir de quoi, la question d’un basculement possible est peut-être également celle de la recherche du sujet légitime du basculement, de ses capacités et de sa légitimité à définir des « limites » objectives. C’est donc potentiellement, aussi, la question d’une redéfinition de la notion de sujet dans l’ère culturelle qui en a établi le primat.

    Ainsi posée, la chose semble bien peu « politique », mais l’impasse mentale – de laquelle participe la notion d’effondrement – semble opérante, elle se traduit par une forme de sentiment d’impuissance... l’apathie n’est pas loin.

    Le plus « tragique », de mon point de vue, c’est de constater comme le recours à un Dieu (le plus souvent d’inspiration zen ou autre exotisme de bon aloi) est en train de regagner du terrain (aidé en cela par la théologie managériale).

    Comment penser collectivement un ailleurs qui s’établirait comme indéfini ?

    Quel Autre ? Comment ne pas réinventer un siège à une représentation en train de s’évanouir, même physiquement – via en particulier le spatial globalisé –

    Quelle puissance regagner sur l’impuissance ?

    Le sujet occidental, ma bonne dame, semble avoir bien du plein sur la planche !

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