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Le Janus de la science et de l’industrie

mercredi 2 juin 2021, par Louis de Colmar

Lorsque Greta Thunberg fustige les puissants de ce monde en les exhortant à « écouter les scientifiques » elle se situe au cœur des contradictions de ce temps. Elle idéalise la science en l’opposant aux basses œuvres de l’industrie, méconnaissant que cette industrie n’est que le bras armé de la science. Historiquement parlant, il est tout à fait impossible de les dissocier : science et industrie obéissent à une même vision du monde, à une même pratique effective du monde. Dans les deux cas, il s’agit d’être capable de reproduire à l’infini, sans pertes ou dégradations, des procédures expertes : la reproductibilité des expériences scientifiques est de même nature que la reproductibilité des mécanismes de fabrication industrielle ; bien plus, le propre de la reproductibilité industrielle est directement tributaire d’approches scientifiques particulières, la reproductibilité industrielle n’est qu’une généralisation et une massification de questionnements scientifiques élaborés à échelle réduite.

Il est temps de sortir de la fausse opposition entre science-connaissance pure, et applications impures et détournées d’une même conception du monde.

Le combat contre le réchauffement climatique ne peut qu’être corrélé avec le combat contre l’idéalisation de la science, contre sa mythologisation : le réchauffement climatique a bien pour origine la mise en pratique d’une représentation théorique du monde spécifiquement incarné par la science. L’expérimentation scientifique dans les laboratoires académiques ou privés n’est que le b.a.-ba de sa potentielle industrialisation, qui n’est jamais qu’un changement d’échelle.

La société contemporaine a été construite et façonnée par la science. Il est d’usage de considérer que le délitement sociétal en cours résulte pour l’essentiel d’un détournement de cette science par des intérêts privés, continuant ainsi de galvauder l’opposition entre une « saine » et « pure » connaissance, et les dérives « mortifères », « inégalitaires », « antidémocratiques » ou « criminelles » (etc.) de leurs applications.

Or, la « science » ne constitue pas une vérité intemporelle sur le monde, valable de toute éternité et pour l’éternité, mais est une construction sociétale, un compromis culturel provisoire et temporaire élaboré par des humains dans un contexte historique particulier. Ce point est essentiel pour comprendre, ou du moins essayer de comprendre la crise de la modernité : la rationalité est une construction historique, et c’est pourquoi une crise sociétale est également une crise de rationalité, une crise de la rationalité attachée à la société qui la porte et l’exprime.

Ainsi, la science « pure » n’a jamais existé. La science, au sens moderne du terme (c’est-à-dire la science qui n’est plus synonyme de « connaissance », comme c’était encore le cas jusqu’au milieu du XIXe siècle), en tant qu’approche instrumentale du monde, est une dimension de indissociable du mouvement d’industrialisation du monde contemporain. En effet, comme le montre Guillaume Carnino [1], l’investigation scientifique partage avec le monde industriel un même souci de la reproductibilité, de la répétitivité instrumentale. L’objectif pratique de la science est d’arriver à établir des procédures aussi précises que possible permettant une prédictibilité aussi élevée que possible dans la production d’un résultat souhaité : ce qui est bien la condition de base d’un élargissement de cette production à une échelle proprement industrielle. Science et industrie sont les deux faces d’un même phénomène historique, mais artificiellement séparées dans la constitution d’un contexte idéologique particulier : l’idéologie du progrès. La modernité opposant radicalement la matérialité du monde et sa représentation, le monde des faits et le monde des idées, l’objectivité du monde et sa connaissance, leur antagonisme ne peut logiquement que se trouver socialement et institutionnellement, artificiellement traduite dans la séparation entre un monde académique et un monde industriel.

Il y a une unité consubstantielle entre le monde scientifique et le monde industriel : en tout cas, un certain type de science produit nécessairement un certain type d’industrie, une science qui exclut philosophiquement l’être humain de son monde ne peut que produire une industrie qui exclut matériellement l’être humain de son univers, par effet miroir. Et réciproquement, une industrie fondée sur l’élimination pratique de l’être humain de ses processus ne peut que poser scientifiquement la question inévitable de son élimination toujours plus radicale, par nombrilisme conceptuel.

La question du statut de la science, c’est-à-dire sa capacité de dire le vrai, le réel, l’effectif, etc., est devenu le cœur de la crise sociétale présente, et cette crise tourne entièrement autour de l’inadaptation de la définition de l’homme et de la société, de la sociabilité de l’homme qui a permis l’émergence de cette science : comme le signale Jérôme Baschet, il nous faut sortir du naturalisme, de l’individualisme et de l’universalisme spécifiques de la modernité [2].

Cette question du statut sociétal de la science n’a cessé de hanter la conscience historique de la modernité depuis ses origines. Rappelons aussi que, plus largement, la problématique de l’intelligibilité du monde est la question récurrente de toute réflexivité humaine sur elle-même et son monde : jamais l’histoire humaine ne pourra être réduite à la seule question de la survie strictement matérielle.

Depuis le second XIXe siècle, la question de la science est directement et indirectement le point central, le pivot, de toute la dynamique sociétale effectivement à l’œuvre. Aussi bien le capitalisme que sa contestation, en particulier marxienne, se revendiquent des oriflammes de la science et de la vérité scientifique. Ce qui caractérise la science c’est la volonté de décrire un monde totalement objectif, c’est-à-dire un monde qui ne serait pas médiatisée, pas impacté, par la culture des sociétés humaines, un monde qui au final perdrait son historicité, un monde qui pourrait exister indépendamment des humains. La prétention scientifique de l’économie repose ainsi tout entière sur sa croyance en la possibilité de décrire les interrelations entre les humains de façon indépendante des conceptions qu’ils peuvent s’en faire.

La fiction de la science est de vouloir décrire et comprendre un monde-robot, et non pas seulement le monde particulier que pratiquent des humains particuliers, héritiers d’une histoire nécessairement humaine. Vouloir décrire un monde qui ne serait pas nécessairement sous le regard et la pratique de sociétés humaines toujours singulières est pour moi un non-sens historique : le monde, sous tous les aspects que l’on voudra et pourra considérer, n’existe qu’à travers une interrelation, une codynamique avec les humains nécessairement porteurs d’une cosmologie singulière.

Ce qu’il faut bien voir, c’est que ce que l’on désigne sous le vocable de crise écologique globale n’est pas simplement une protestation vigoureuse d’une entité « planète-Terre » contre les prétentions d’une humanité prédatrice, ce qui laisse suggérer trop commodément qu’il suffirait en quelque sorte d’apporter des correctifs de nature technique pour rétablir des « équilibres naturels » mis à mal, mais aussi, mais surtout, qu’une telle crise est le revers d’une intelligence et d’une intelligibilité théorico-pratique en total porte-à-faux. Ce que révèle cette crise c’est l’impasse dans laquelle se trouvent les humains dans leur être-au-monde et identiquement dans leur être-en-société.

Fondamentalement, ce n’est pas la nature, la nature-en-soi, qui est en crise : c’est la nature conceptualisée par les humains, la nature telle qu’elle est rationalisée et vécue par les humains, mais en ce sens particulier que c’est l’inadéquation de cette rationalisation qui la détruit effectivement. Cela pour bien signifier que la rationalisation particulière qui aboutit à détruire les fondements matériels de l’humanité ne peut pas servir en même temps à assurer sa survie. Si nous ne sommes pas en mesure de changer les fondements épistémologiques de notre rapport au monde et de notre être collectivement au monde, la science est vouée à rester pour l’essentiel un pompier-pyromane.

La science qui prétend décrire « objectivement » le monde n’est que l’expression symbolique d’une cohésion sociétale, sa rationalité spécifique n’y change rien. Elle n’est que l’expression d’une interrelation culturellement construite d’un compromis historique entre les humains et les non-humains — sur un triple plan simultanément conceptuel, émotionnel et instrumental.

Ce qu’il me semble important de souligner, c’est que l’approche de la science classique pose la possibilité d’une réalité, d’une vérité en quelque sorte ultime, qui permet, ou du moins postule la possibilité d’un jugement en dernier ressort indépendant de la vie concrète et historique des humains pourtant impliqués. Elle pose la possibilité d’une réalité une et indivisible qui permet de séparer les humains entre initiés et non-initiés, et au final de structurer toute la vie sociale autour de ce point de clivage.

Si la réalité possède ses propres référentiels de validité — incarnés par la science — la question démocratique devient quelque part seconde : ce n’est pas la définition du réel qui peut être soumise au débat, mais seulement, éventuellement, les usages qui peuvent être faits de cette réalité précontrainte. Conséquence pratique : si le monde industriel est une dimension intrinsèque de la science et de sa vision du monde, la contestation de son contenu, de ses formes, de la place résiduelle qu’elle laisse aux humains échappe fondamentalement au débat.

La science est totalement construite et dépendante d’une vision, d’une perception, d’une définition de l’humain, et c’est bien ce qui fonde, devrait fonder son historicité.

Si la science a à voir avec la définition du réel mise en œuvre par la modernité, elle définit également par contrecoup les pathologies dont pourraient être affectées certaines catégories d’humains dans leur maîtrise particulière, idéologique, tronquée, aliénée du réel. On peut d’ailleurs remarquer que, contrairement à ce qui se passait dans les années 1970, la question de l’idéologie est aujourd’hui beaucoup moins prégnante. Si l’idéologie peut être définie comme le négatif d’un réel de référence, la disparition, ou du moins l’invisibilisation de cette question peut signifier deux choses : une reconnaissance sociale de ce réel de référence (qui délégitime par conséquent les postulats idéologiques), ou bien, ce qui me semble plus probable, la dissolution de ce réel de référence lui-même, dissolution qui dévalide la possibilité de la comparaison elle-même.

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » La perception classique de l’idéologie considère que c’est une représentation biaisée du réel qui empêche la transformation effective du monde, sous-entendant qu’une perception « réelle » du monde, une perception ou une intelligence en adéquation avec la « réalité » de ce monde serait plus propice à un tel projet d’appropriation. Mais au nom de quoi une analyse faussée de la réalité du monde ne pourrait-elle pas être remplacée par une autre analyse faussée ? Cette approche conduit donc à une impasse.

Lorsque Marx nous dit que « jusqu’à présent les hommes se sont toujours fait des idées [Vorstellungen] fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient être... », il nous suggère de partir du matériel et non de l’idéal. « Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes ; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces bases sont donc vérifiables par voie purement empiriques » (IA24). Ce faisant il introduit cependant une césure entre la vie immédiatement vécue et les représentations que les hommes peuvent s’en faire, ce qui pose la problématique : on peut changer les représentations que les hommes se font de leur vie vécue (sous-entendu on pourrait changer les représentations sans nécessairement toucher fondamentalement aux conditions matérielles — c’est ce qui est reproché aux idéalistes), ou bien on peut changer les conditions matérielles d’existence (sous-entendu on pourrait changer ces conditions matérielles sur la seule base des besoins matériels, indépendamment des représentations que les hommes s’en font — c’est ce qui est reproché aux matérialistes). Ces deux alternatives ont fait faillite et caractérisent quelque part l’impasse présente.

Historiquement parlant, les humains, toujours socialisés et interdépendants dès l’origine, trouvent à leur naissance une réalité matérielle complexe culturellement construite : tous les éléments de cette réalité sont des éléments pensés et tissés dans de multiples réseaux d’interdépendance objectivement et subjectivement caractérisés : toute action, volontaire ou involontaire, sur une dimension plutôt matérielle ou sur une dimension plutôt idéelle, rétroagit sur l’autre, créant à terme une contradiction dans/avec la cohésion globale de la réalité héritée. Les humains ne peuvent pas agir sans penser ce qu’ils font.

L’opposition-articulation du monde politique au monde administratif est de même nature que l’opposition du monde scientifique au monde industriel. On assiste de fait, aujourd’hui, à un brouillage complet des anciennes frontières entre science et industrie, entre politique et administratif, entre marché et État, brouillage qui entraîne de facto une redéfinition de leurs contenus et de leurs intelligibilités : quand deux choses sont conçues au départ comme séparées, autonomes, il devient pour le moins compliqué de les comparer à partir du moment où elles ont perdu cette autonomie, à partir du moment où leur opposition s’est dissoute. L’erreur serait ici de considérer que l’opposition initiale était factice, ou bien encore que ce serait la fusion présente qui serait artificielle : dans les deux cas, on perd la dimension historique et « qualitative » du passage entre ces deux phases. (On a un très bel exemple de cette fusion entre science et industrie, avec les patrons des laboratoires Pfizer et Moderna qui courent en ce moment les plateaux télé pour expliquer qu’il est urgent de mettre en place un troisième salve de vaccination !)

Toute société cultive ses capacités d’intégration à travers un récit, une mémoire, un rythme historique fondé sur des éléments partagés. L’acte fondateur de la modernité politique est la Révolution (en particulier à travers ses variations historiques locales que sont les révolutions américaines, française ou russe), identiquement partagé par tout le champ politique, même si des dissensions existent sur sa signification, sa portée, sa dialectique, ses potentialités, etc. Fondamentalement, cette séquence historique — la modernité — partage une identique approche anthropologique de l’homme et de la société : et c’est cette approche anthropologique qu’il convient de remettre en cause pour dépasser ce monde.

La stabilité de toute société repose sur une reconstruction permanente, un renouvellement constant de son inscription temporelle. Contester un monde c’est aussi contester sa trame temporelle : sortir du capitalisme c’est sortir de la révolution française, ce n’est sûrement pas, ce n’est sûrement plus vouloir la « corriger », « compléter » ou « terminer ». Il y a un individualisme structurel, philosophique, politique qui est partagé par tout le champ politique de la modernité, et c’est celui-ci qu’il faut remettre en question, c’est cet individualisme qui est devenu la clé de voûte de tout l’ordre social, qui est la même clé de voûte de l’ordre dominant, de l’extrême gauche à l’extrême droite du spectre politique traditionnel.

C’est bien l’individualisme foncier de l’ordre politique qui a autorisé le développement de la division capitaliste du travail : ce n’est que parce que l’homme a déjà pu être considéré comme isolable du corps social, qu’un ordre technique productif a pu se mettre en place en étant fondé sur une atomisation des contributions des individus. Pour assigner des tâches isolées à des individus isolés, il faut que ces individus puissent être conçus indépendamment d’un ordre collectif, il faut que la responsabilité individuelle puisse être dissociée d’une responsabilité collective.

Rien ne démontre mieux le fait que les bourgeoisie et prolétariat historiques fassent partie du même monde, qu’ils partagent un socle culturel et historique irréductiblement commun, que leur identique absence totale de recul critique sur le monde industriel : leurs disputes portent fondamentalement sur l’usage d’un appareillage techno-industriel ressenti comme socialement neutre.

C’est bien parce qu’il y a un socle commun, par-delà tous les antagonismes sociaux, que la société capitaliste a pu se développer et survivre à ses antagonismes. C’est pour cette raison que les enjeux révolutionnaires, et plus précisément la question révolutionnaire elle-même, ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’à l’époque d’un Marx. Il ne s’agit pas de changer l’interprétation du monde et de l’histoire, au sens d’un regard extérieur sur le monde et sur l’histoire qui resteraient en substance fondamentalement les mêmes, mais de pouvoir constater que le socle constitutif de la modernité n’existe plus.

Il n’y a aucune continuité entre les bris de machines à l’aube du développement manufacturier, comme à l’époque des luddites, et la critique du monde industriel actuel : entre ces deux moments a en effet eu lieu une fantastique et phénoménale apologie du complexe scientifico-industriel à travers une utopie qui aura ravagé la planète, dans tous les sens du terme ravagé, pour finir par se métamorphoser sous nos yeux en dystopie, dystopie en actes qui permet la fusion rétroactive des rêves bourgeois et prolétariens. Il s’agit d’une incohérence centrale de vouloir sauvegarder une utopie « prolétarienne » dans le contexte d’une condamnation et d’une dénonciation claires de l’ordre scientifico-industriel du capitalisme [3].

Peut-il exister un ordre scientifique et industriel postcapitalistique ? Cela ne fait pour moi aucun doute : on peut considérer que chaque société humaine développe un ordre rationnel et technique en cohérence avec une identité sociétale et cosmogonique particulière. Cela signifie en particulier que ceux qui essayent de nous vendre une fausse alternative entre la lampe à huile et la poursuite de la course à l’abîme, ne font qu’essayer de nous, et de se, persuader qu’un ordre social directement tributaire d’un état donné d’une rationalité industrielle présentée comme non discutable ne peut pas non plus être remis en question. La légitimité du capitalisme ne peut tenir qu’autant que peut rester crédible le caractère intangible, non transformable de l’appareillage industriel : la question ne saurait être un problème de propriété juridique ni un problème de nuisances induites. Le cœur de cette question est de savoir si nous nous reconnaissons dans la définition anthropologique de l’homme qui est seule compatible et cohérente avec la matérialité et l’idéologie de l’ordre existant, y compris, voire peut-être surtout, dans ses implications industrielles.

C’est la cohésion de l’ordre industriel qui est le véritable trou noir de la crise sociétale, et je parle bien de crise sociétale plutôt que de crise sociale : la référence à une crise sociale concerne pour moi d’abord un problème de relations à l’intérieur d’un cadre matériel et industriel qui resterait pertinent en soi, alors que c’est justement cette pertinence que j’interroge, interrogation qui rétroagit sur la cohésion globale de la société tout entière, par-delà toute problématique de classes sociales. Les antagonismes de classes sont certes toujours présents, mais ils ont perdu leur marquage anticapitaliste.

La critique de l’économie et du marché sont des éléments centraux de la critique à mener, mais il ne faudrait pas que cette critique se concentre pour l’essentiel sur des problèmes techniques de circulation (des marchandises, des capitaux, des inégalités, etc.). Ce qui devrait devenir central, ce ne sont pas les inégalités d’accès aux marchandises, les inégalités de répartition des flux financiers, etc., mais ce qui précède cet état de fait, l’exclusion, la dépossession de plus en plus grave des capacités et des moyens de faire pour l’immense majorité des humains. La question ne pourra pas se résoudre par des mesures juridiques de changement de propriété des moyens industriels car malheureusement ces moyens industriels spécifiquement élaborés dans et par l’ordre capitaliste sont justement responsables de cette dépossession.

L’industrialisation capitaliste est ce processus historique de dépossession des moyens universels de faire et de produire à échelle humaine, et c’est cette dépossession qui est au cœur de la fiction économique. Ce processus conduit certes à des conflits et à des situations qui peuvent et de fait sont souvent dramatiques, reposent sur des inégalités où la simple survie peut être gravement en jeu, mais l’histoire montre très clairement que si ces paramètres sont seuls en jeu, ces situations produisent des crises sociales, mais pas nécessairement des crises sociétales. Ces dernières se caractérisent en effet par une conjonction de crise sociale et de crise existentielle, par un débordement des motivations économiques premières par des problématiques nouvelles touchant au sens du vivre-ensemble et du commun. Malheureusement ces deux dimensions ne sont pas nécessairement en phase ni ne découlent nécessairement l’une de l’autre.

Pire, le ressenti d’une crise d’ordre sociétal peut très bien constituer un frein à l’expression des tensions d’ordre social (je fais ici une analogie avec le développement de l’abstention en politique comme résultante de l’inadéquation de la conflictualité politique traditionnelle). Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il n’y a pas de ressenti des contradictions, des conflits, des insatisfactions, mais seulement qu’il faut une adéquation entre un ressenti et des codes d’expressions qui fasse sens. Cela permettrait peut-être d’expliquer le fait que les crises sociétales surgissent généralement « comme venues de nulle part ».

Lorsque j’avance que les enjeux de la conflictualité sociale ne peuvent pas être résolus par le moyen d’un changement de statut juridique du complexe industriel, je veux surtout dire que le seul changement de leur propriété ne peut plus être l’exutoire de ce conflit : il ne peut pas être la « solution » mais seulement le « moyen » initial sans lequel rien d’autre ne sera possible. Tout le monde comprend bien, même et surtout confusément, intuitivement, que la seule « expropriation » des moyens de production existants ne règle rien sur le fond — même si elle reste un préalable.

Le problème me semble exactement le même avec les instruments matériels et institutionnels du pouvoir. Il ne suffit pas de prendre leur contrôle comme un but en soi, mais leur annihilation, leur mise hors jeu, reste là aussi un préalable.

Simplement, si l’on peut dire, cette dissolution d’une ancienne finalité historique, survalorisée, au rang de simple moyen, pour une finalité autre, impose une métamorphose de la dialectique historique en même temps qu’une recréation, refondation, des enjeux sociétaux : or, cette dissolution, réelle, des anciens enjeux historiques (expropriation, antiétatisme) agit comme un filtre d’impuissance tant que la différenciation entre finalité et moyen n’est pas assez clarifiée.

Ce qui pose aujourd’hui problème c’est que depuis le milieu du XIXe siècle la question de l’abolition de l’État est traduite par la volonté de remplacer le gouvernement irrationnel ou intéressé des hommes par l’administration rationnelle et objective des choses, à l’image et sur le modèle de l’ordre industriel de production. Ce qui a changé depuis lors, c’est que l’ordre industriel présent ne peut plus passer aujourd’hui pour un modèle de rationalité, ce qui invalide par conséquent le contenu prêté jusqu’ici à ce que devait être une administration rationnelle des choses : quand la rationalité établie des choses existantes a volé en éclats, que ce soit à travers la mise à distance irréductible des humains ou bien la mise à distance irréductible de leur environnement de vie, comment donc la gestion, l’administration des outils qui produisent un tel résultat pourrait-il être envisageable rationnellement ?

Ce n’est pas la raison qui a été trahie, ce n’est pas la raison qui a été pervertie, détournée, falsifiée : ce monde, ce qu’il est devenu, est bien le résultat entier d’une conception historique d’une raison particulière, assise et déterminée sur une conception de l’humain, de la société, de la nature, du monde, le rationalisme des Lumières et sa descendance. Sortir de ce rationalisme-là, ce n’est pas renoncer à « la » raison, c’est seulement renoncer à une raison particulière qui oppose le corps et l’esprit, l’objectif et le subjectif, l’homme et la nature, la culture et la nature, le faire et le savoir, le peuple et l’État, les dominants et les dominés, etc., etc., toutes ces oppositions qui sont devenues factices dans leur façon de voir et d’appréhender notre réalité vécue d’aujourd’hui.

Lorsque les marxistes nous répètent qu’il n’est plus temps d’interpréter le monde, mais qu’il est urgent désormais de le transformer, ils ne se rendent pas compte que ce monde « seulement » à transformer a été construit, élaboré, machiné, au nom d’une raison historique donnée, et que ce ne sont pas seulement les inégalités des hommes devant ce qu’est devenu ce monde élaboré par cette raison-là qui sont condamnables (sous-entendu : le monde créé par la modernité resterait « bon » en soi, ce serait « seulement » le détournement privatif de ses résultats qu’il faudrait combattre). Ce qui ne va pas dans cette sentence marxiste, c’est qu’elle reconnaît comme fondamentalement valide le monde matériel produit par la modernité, et qu’il suffirait de débarrasser ce monde des mécanismes de pouvoir qui en pervertissent l’usage, en tant que bien commun, pour que le monde soit réellement « remis sur ses pieds » (cette approche de vouloir « remettre les choses à l’endroit » est d’ailleurs tout à fait ambiguë). Il faut ici souligner avec force que l’inadéquation de cette sentence n’est pas de la responsabilité de Marx et de son temps, mais que cette inadéquation est le résultat dialectique actuel d’un processus historique qui a muté.

Je ne dis donc absolument pas qu’il faudrait définit un nouveau cadre intellectuel, théorique, rationnel, etc., pour ensuite porter cette bonne nouvelle, avec une pédagogie adaptée, etc., au masses incultes (par définition, dans cette logique-là). Chercher à délégitimer la rationalité de l’ordre existant, c’est seulement tenter de montrer qu’une autre rationalité est nécessaire, même si celle-ci ne peut naître et croître que dans la contestation, simultanément pratique et théorique, de l’ordre existant : cette autre rationalité n’existe que dans une praxis, elle ne préexiste pas à l’action.

Pour le dire autrement, on sait globalement ce qu’on ne veut pas, ce qu’on ne veut plus, mais ce refus de l’ordre immédiat est d’abord décrit phénoménologiquement dans les catégories mentales et rationnelles de l’ordre existant : la possibilité effective du dépassement dépend de la capacité collective à s’en libérer, en pensant autrement une exigence pratique originale, ces deux dimensions étant indissociables (ce qui n’a rien à voir avec une démarche de type intellectuel). C’est de leur fusion dans les mêmes individus que naît l’énergie communicative, et donc festive, de la révolte.

Louis
Colmar,
le 1er juin 2021
en finir avec ce monde

Notes

[1Guillaume Carnino, L’Invention de la science, la nouvelle religion de l’âge industriel, Seuil, 2015.

[2Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables, La Découverte, 2021.

[3La thèse de Paul Ricœur est que l’idéologie n’est pas ce qui décrit le déphasage de la conscience par rapport au réel, et plus précisément par rapport à la description scientifique du réel à partir du milieu du XIXe, en référence à un « donné » historique considéré comme pertinent, mais le déphasage que crée la critique d’un tel « donné » historique à travers la recherche d’une extériorité, extériorité critique qu’il nomme « utopie ».
Paul Ricœur, L’Idéologie et l’Utopie, Seuil, 1997.

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