Aux individu·e·s, groupes, collectifs et organisations des réseaux de soutien au CIG,
Aux réseaux de résistance et rébellion ou quels que soient leurs noms,
À la Sexta nationale et internationale,
Considérant que :
C’est l’aube.
Considérant que :
Il fait froid.
Considérant que :
Dans cette charnière du temps, où il n’est ni nuit ni jour, ni dedans ni dehors, ni ombre ni lumière, vous ne trouvez pas le sommeil, vous vous trouvez dans cet incommode éveil qui vous rend vulnérable aux souvenirs, à la mémoire poignante de ce qui a été fait et défait, à la longue liste des omissions, à celle, plus brève, de ce qui a été réalisé.
Considérant que :
Vous vous demandez, non sans raison, à quoi veut-on en venir...
Car vous êtes encore en train d’essayer d’assimiler ce « Tout est impossible la veille », que vous écoutez-lisez dans ce déconcertant nano-mini-micro métrage du dénommé « ciné lecture ». Un film (?) mis en boîte pendant trente ans (au sens propre : dans une boîte de sardines) et présenté dans ce ciné impossible, signé par un tout aussi déconcertant scarabée aux airs de chevalier errant, et dont le titre (celui du film, ça va sans dire), La 69e Loi de la dialectique, n’est pas non plus très rationnel. Un film sans image ni son et composé d’une seule phrase. Tout le poids retombant sur l’imagination de la personne assistant à la « projection » (?).
Enfin. Tout paraît absurde ici... Ici ? Mais où vous êtes-vous fourré ? Mais vous n’avez pas non plus beaucoup de temps pour vous orienter, car on vous presse :
« Allez, on y va », vous dit la petite fille.
Vous pensez que vous pouvez désormais vous attendre à n’importe quoi... mais vous sortez finalement de l’absurde salle de ciné impossible, en tenant toujours la petite fille par la main. Bien que vous soyez maintenant entouré par une bande d’enfants parmi lesquels, c’est évident, la majorité est féminine, avec leurs jupes et leurs chemises de couleurs, et leurs barrettes inutiles au milieu de leurs cheveux si désordonnés.
Vous commencez à marcher en remontant la pente naturelle de la montagne.
Des pierres, un peu de boue, le brouillard, le chemin, toujours le chemin.
Vous avez maintenant l’intuition que, une fois arrivé au pied du mur légèrement tacheté de quelques vieilles affiches et graffitis, vous avez parcouru une sorte de spirale. Comme si le sentier tracé vous amenait vers l’intérieur d’une conque... ou vers l’extérieur.
Un arrêt à chaque pas. Le faux bonheur de la si heureuse famille heureuse, la simulation de la Grande Finale, la provocation télévisuelle... c’est là du pareil au même, tel un pont impossible.
Et le mur omniprésent, indestructible, inquestionnable, qui insiste qu’il est interdit de penser. Que tout est déjà fait. Qu’il ne vous reste plus qu’à vous installer comme vous le pouvez, là où vous y arrivez. Autre chose est impossible. Et même plus, il est impossible que vous pensiez, imaginiez, rêviez qu’autre chose ne soit pas impossible.
Vous marchez. Vous vous remémorez :
La petite fille a demandé s’ils pleurent, les films que personne ne voit, ce qui n’est qu’une autre manière de s’interroger sur les douleurs et les rages ignorées — le mur imposant cécité et surdité envers ce qui est autre. Qui est-ce qui se pose ce type de questions ? Oui, cela et d’autres choses encore. Par exemple, questionner l’existence du mur. Le mur. Vous le regardez maintenant avec attention. Aussi haut que ce que votre vue ou votre longue-vue peut atteindre. Si long que ce n’est même pas la peine de le mesurer — pour quoi faire ? Sa solide construction. Son apparence impeccable... bon, pas tant que ça...
En prenant un peu de distance, le mur se remplit tout autant de graffitis que de fissures. La plupart du temps, on ne peut même pas les différencier. Comme si la solidité du mur dépendait d’une courte vue. Car pour pouvoir lire cet énorme tag qui en fend la rugueuse façade, il faut prendre suffisamment de distance.
« Bien que le chemin soit long... nous serons toujours là », vous dit la petite fille qui lit à haute voix le tag écrit sur le mur qui ne dit rien, muet, résigné à ce que les administrateurs successifs envoient des bataillons de travailleurs sur ce graffiti pour l’effacer, le cacher, le faire taire, l’exterminer.
« Je ne l’avais pas vu », vous excusez-vous.
« Oui, oui, pas encore », vous répond la petite fille, avant d’ajouter : « Mais nous serons toujours là. »
À quelle distance faut-il se placer pour voir cela ? Vous croyez que cette pensée était restée dans votre tête, mais la petite fille vous répond : « Loin. »
Mais loin à quel point ? insistez-vous.
« Loin comme plus de cinq cents ans », vous répond la petite fille en souriant malicieusement.
Et comme sans le vouloir, un rap accompagne les pas de cette horde d’enfants qui vous accompagne :
Llegamos de tan lejos
En todos sentidos, tan lejos
En silencio llevamos una fuerza
Tan lejos, cada uno tiene la carga de su camino.Cantando la luz en las ruinas de un mundo quemado. [1]
Ce son, vient-il de dedans ou de dehors ? C’est celle-là, la bande-son de ce voyage à vous, anachronique, absurde, irrémédiable ?
★
Et vous, maintenant, un peu par honte et beaucoup par curiosité, vous portez plus d’attention à ces graffitis.
Un là-bas, qui, ça se voit, a été fait récemment, signale, en lettres compactes et toutes serrées :
« Leçons élémentaires d’économie politique :Un. Le capital ne sait pas lire, il ne tient pas compte des réseaux sociaux, de la presse, des enquêtes, des votes, des consultations, des vidéos, des programmes du gouvernement, des bonnes ou des mauvaises intentions, des leçons de morale, des lois, de la raison. Le capital ne sait qu’additionner, soustraire, multiplier, diviser, calculer des pourcentages, des taux d’intérêt, des probabilités.
Deux. Le capital ne tient compte que des bénéfices, des plus grands et des plus rapides. Comme les prédateurs, le capital a bon odorat pour le sang et la destruction car ils signifient argent, beaucoup d’argent. La guerre est un business, le meilleur.
Trois. Le capital a ses propres juges, policiers et exécutants. Dans le monde du mur, ces inquisiteurs s’appellent les “marchés”.
Quatre. Les marchés sont les limiers du grand chasseur : le capital. Dans le monde du mur, le capital est dieu et les marchés sont ses apôtres. Ses ouailles sont les policiers, les armées, les prisons, les fosses communes, les limbes des disparitions forcées.
Cinq. Le capital ne se domine pas, il ne s’éduque pas, il ne se réforme pas, il ne se soumet pas. On lui obéit... ou on le détruit.
Six. CQFD, ce dont ce monde a besoin c’est d’hérétiques, de sorcières écarlates, de mages, d’enchanteresses. Grâce à la charge pesante de son péché originel, la rébellion, le mur sera détruit.
Sept. Même une fois cela, il restera à faire ce qui s’ensuit : est-ce que, en tant que successeur, un autre mur se lèvera ? ou, est-ce qu’à sa place s’ouvriront les portes et les fenêtres, ces ponts dont le monde a besoin et qu’il mérite. »
S’ensuivent les graffitis, les fissures, et avec eux, cette continue montée-descente à travers collines, vallées et ravins. La conque s’enroulant vers son centre. Des villages, petits, encore plus petits, puis quelques maisons en bord de route.
Une pancarte avertit : « Vous êtes en territoire zapatiste. Ici le peuple gouverne et le gouvernement obéit. »
Et vous vous demandez :
Qu’est-ce qui maintient ces gens en vie, s’ils ont eu et ont toujours tout contre eux ? Ne sont-ils pas les éternels perdants, ceux qui gisent pendant que d’autres érigent leurs gouvernements, leurs musées, leurs statues, leurs « triomphes historiques » ? Ne sont-ils pas les sinistrés de toutes les catastrophes, la chair à canon de toutes les révolutions entreprises pour « les sauver » d’eux-mêmes ? Ne sont-ils pas les étrangers de la terre qui les a vus naître ? L’objet de moqueries, du mépris, des aumônes, des charités, des programmes de gouvernement, des projets « durables », des directives, des proclamations et des programmes révolutionnaires ? Ne sont-ils pas les irrémédiables analphabètes, ceux qu’il faut éduquer, diriger, ordonner, commander, assujettir, soumettre, dominer, c-i-v-i-l-i-s-e-r ?
Pourquoi n’obéissent-ils pas quand on leur dit ce qu’ils doivent dire et comment ils doivent le dire ; ce qu’ils doivent regarder et comment ; ce qu’ils doivent penser et ce que non ; ce qu’ils doivent être et ce qu’ils doivent cesser d’être ?
Et pourquoi ne baissent-ils pas les yeux face à toutes ces menaces — celles qui leur promettent anéantissement ou salut, ce qui revient au même ?
Et pourquoi sourient-ils ?
Et pourquoi vous ont-ils donné pour guide une bande d’enfants indigènes ?
Et où vous emmènent-ils maintenant, après ce voyage sinueux le long du mur ? Vous emmènent-ils vers ce qui a rendu possibles ces rires d’enfants, ces vies, en d’autres mots ? Quelques mots vous répondent : « Et voyez comment sont les choses, pour qu’ils nous voient, nous nous cachons le visage ; pour qu’ils nous nomment, nous nions notre nom ; nous parions sur le présent pour avoir un futur ; et pour vivre... nous mourons. »
Que construisent-ils ici ?
Où sont passés le désespoir, l’angoisse, la défaite, l’amertume de se savoir inférieurs ?
Et pourquoi cette obsession pour la terre, cette obsession pour la défendre, pour en prendre soin, pour la conserver ?
Et pourquoi les danses, le tapage, la musique, les couleurs, les va-et-vient de regards, ce dévouement pour les sciences et les arts, ces manières de faire et ces pas bien graves ?
Ne se rendent-ils pas compte qu’ils ont perdu ?
Un moment, ils ont perdu ? Qui ? Ces gens-là, non. C’est clair.
« Nous serons toujours là », ratifie le graffiti que la réalité grave sur le mur.
★
Et c’est là que vous vous trouvez, un pied dans une réalité et l’autre dans une autre — celle qui se lève dans les montagnes du Sud-Est mexicain, avec l’inquiétant drapeau de la liberté.
Celle que construisent ces personnes si petites, si normales, si communes, si pareil à n’importe qui, quel que soit leur genre.
Si dénuées de prix, si inévaluables.
« Communautés zapatistes », c’est comme ça qu’elles s’appellent, qu’elles se nomment à elles-mêmes, qu’elles se savent.
Et donc, sans à peine s’en être rendu compte, vous vous retrouvez face à un écriteau qui semble ancien, ou neuf, ou sans âge :
Bienvenu·e·s à La Realidad.
★
Considérant ce qui a été exposé antérieurement (c’est-à-dire durant les vingt-cinq dernières années), invitation est faite à la Sexta nationale et internationale, au Congrès national indigène, au Conseil indigène de gouvernement et à celles et ceux qui ont soutenu, soutiennent et soutiendront le CNI et le CIG à :
Premièrement. Une rencontre des réseaux de résistance et de rébellion, de soutien au CIG, ou le nom qu’on lui donne. Elle se tiendra au Centre « Empreintes de mémoires. Sous-commandant insurgé Pedro a fait son devoir » (en terres récupérées, juste à côté du village de Guadalupe Tepeyac, commune autonome rebelle zapatiste San Pedro de Michoacan), du 26 au 30 décembre de cette année 2018, autour du thème suivant :
Résultat de la consultation interne dérivée de la rencontre du mois d’août 2018.
Analyse et évaluation de la situation actuelle de vos mondes.
Qu’est-ce qui suit ?Arrivée et inscriptions : 26 décembre 2018.
Tables d’analyse et de discussion : 27, 28 et 29 décembre 2018.
Clôture : 30 décembre 2018.Le courriel pour s’inscrire en tant que participant·e à la rencontre est : redesdic18@enlacezapatista.org.mx
Deuxièmement. La célébration du vingt-cinquième anniversaire du début de la guerre contre l’oubli : les 31 décembre 2018 et 1er janvier 2019, à La Realidad zapatiste, siège du caracol « Mère des caracoles de la mer de nos rêves », zone Selva Fronteriza.
Le courriel pour s’inscrire en tant qu’assistant·e à la célébration du vingt-cinquième anniversaire du soulèvement zapatiste est : aniversario25@enlacezapatista.org.mx
Nous vous attendons, car même si le chemin sera long, nous serons toujours là.
Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgés Moisés, sous-commandant insurgé Galeano.
Mexique, au dix-septième jour du mois de novembre de l’année 2018.
Traduction collective pour le CSPCL.
Source et texte d’origine :
Enlace Zapatista.