« Un froid paralysant nous parcourt le corps. Nous montons vers les Hautes Terres du Chiapas. Les géraniums typiques des vêtements de Zinacantán commencent à apparaître. Froidure et silence. Marche assurée de pieds nus, mains vides palpant l’air transformé en brume épaisse. Tout est envahi de mystère et englouti dans cette masse informe et laiteuse qui nous ramène aux annales du temps. Imperturbables, maîtres de la brume et de la patience infinie, les indigènes poursuivent leur marche, faisant partie intégrante d’une brume séculaire qu’ils traînent derrière eux. La marche des femmes colorées ouvre un chemin, trouvant à chaque pas l’endroit où poser le suivant. »
C’est par ces mots que Guiomar Rovira fait commencer son livre remarquable sur les femmes zapatistes du Chiapas. Cette journaliste catalane a longuement parcouru le Chiapas et a écrit Zapata est vivant, première chronique de la rébellion zapatiste. Depuis la Loi révolutionnaire des femmes de 1993, le rôle des femmes indigènes — tsotsiles, tseltales, tojolabales et choles — est devenu inséparable de l’expérience zapatiste. Ces femmes mayas, elle les a rencontrées : commandantes de l’Armée zapatiste de libération nationale, miliciennes, paysannes, tisserandes, mères ou grand-mères. Toutes sont indigènes et insurgées, compañeras comme elles se nomment elles-mêmes. Elles n’ont plus le regard fuyant ou suppliant d’autrefois, mais elles s’organisent pour lutter et témoigner. Le 1er janvier 1994, elles se sont rebellées et ont participé au soulèvement, à San Cristobal de Las Casas et dans cinq autres villes du Chiapas. Les femmes constituaient un tiers de l’armée rebelle. Des combattantes se sont sacrifiées dans la sanglante bataille d’Ocosingo.
La commandante Ramona déclarait en 1994 : « Nous étions déjà mortes en fait, nous comptions pour rien. » Sous-alimentées, exploitées, violées, maltraitées par les citadins des deux sexes comme par leurs propres compagnons indigènes, qu’avaient donc ces femmes à perdre ? Dans la lutte pour la défense des us et coutumes des peuples indiens, d’invisibles, elles sont devenues visibles. Et elles parlent. Dans Femmes de maïs, elles prennent la parole à tour de rôle et racontent la violence faite aux femmes, le mépris, le viol — également utilisé comme instrument de contre-insurrection — et le racisme de la société coloniale.
Elles racontent également le poids des traditions au sein des communautés indigènes qui les condamnent à une vie de soumission et de travail. Dans les rangs de l’EZLN, on dit que le premier soulèvement eut lieu quand fut énoncée la Loi révolutionnaire des femmes, le 8 mars 1993. Cette « véritable révolution pour les communautés indigènes » fut décidée et édictée par toutes les femmes insurgées des communautés indigènes :
1. Les femmes, indépendamment de leur race, croyance ou affiliation politique, ont le droit de participer à la lutte révolutionnaire aux lieux et grades que leur volonté et leur capacité déterminent.2. Les femmes ont le droit de travailler et de recevoir un salaire juste.
3. Les femmes ont le droit de décider du nombre d’enfants qu’elles peuvent avoir et dont elles peuvent s’occuper.
4. Les femmes ont le droit de participer aux questions qui concernent la communauté et d’exercer des responsabilités publiques, si elles sont élues librement et démocratiquement.
5. Les femmes et leurs enfants ont droit à la santé et à l’alimentation.
6. Les femmes ont droit à l’éducation.
7. Les femmes ont le droit de choisir leur mari ou compagnon, elles ne sont pas obligées de se marier
8. Aucune femme ne pourra être maltraitée physiquement, ni par des membres de sa famille ni par des étrangers. Les délits de tentative de viol seront sévèrement punis.
9. Les femmes pourront occuper des responsabilités de direction dans l’organisation et obtenir des grades militaires dans les forces armées révolutionnaires.
10. Les femmes auront tous les droits et toutes les obligations en accord avec les lois et règlements révolutionnaires.
Le chapitre XII annonce la couleur : « Notre cœur n’est plus silence. » Les compañeras racontent dans cet ouvrage comment elles ont retrouvé dignité et espoir, comment elles s’organisent entre elles dans des groupes de femmes, et avec les compañeros. Comment elles apprennent à lire et à écrire, à jongler avec plusieurs langues, à se faire respecter.
La révolution est encore inachevée, mais profonde. Pour la première génération qui a « grandi dans le zapatisme », le retour en arrière semble inimaginable.
Sabina, âgée d’une quinzaine d’années, en témoigne : « Entre nous, avec mes amies compañeras, nous parlons beaucoup de ce qu’ont vécu nos parents et qui nous met en rage. Nous voulons continuer à participer pour que ces temps-là ne reviennent pas. C’est pour cela que c’est important de lutter au sein de l’autonomie. »
Marie Joffrin
Le Monde libertaire nº 1735
du 20 au 26 mars 2014.