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Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?

samedi 22 mai 2021, par Ernest London

Günther Anders
Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?
Entretien avec Mathias Greffrath
Traduit de l’allemand par Christophe David
Allia, 2001, 96 pages

Dans cet entretien réalisé en 1977 par Mathias Greffrath, Günther Anders revient sur sa vie, ses influences et les principaux thèmes qui parcourent son œuvre.

Günther Anders raconte qu’il a quitté l’Allemagne en 1933 comme des centaines de milliers de réfugiés juifs, tous pour des raisons politiques, même si la plupart ne s’étaient jamais intéressés à la politique, car soudain la politique s’intéressait à eux. L’un des principes du national-socialisme, pour faire disparaître toute trace de conscience de classe, était d’offrir aux millions de victimes du « système », prolétaires au chômage et petits-bourgeois prolétarisés, un groupe par rapport auquel ils pouvaient (ou devaient) se sentir supérieur et sur lequel ils pouvaient (ou devaient) défouler leur haine. « Dans mon livre Die molussische Katacombe [La Catacombe de Molussie], le principe de la dictature s’énonce ainsi : “si tu veux un esclave fidèle, offre lui un sous-esclave !” » L’antisémitisme était « le moyen de gagner le combat contre la conscience de classe et la lutte des classes ».

Il avoue avoir été fasciné par Heidegger, dont il considère que le principal mérite restera d’avoir opéré une percée en direction de la métaphysique et de l’ontologie. Il réfute cependant que celui-ci ait pu représenter une sorte d’« anticapitaliste » puisque son « monde de l’outil » est celui d’un artisan de village. Ses analyses sont prémarxistes donc précapitalistes. Anders rapporte une discussion qu’il a eue avec lui en 1926 ou 1927, et qui prit un tour plutôt violent : il lui reprocha d’avoir laissé de côté chez l’homme sa dimension de nomade, de voyageur, de cosmopolite, pour n’avoir représenté l’existence humaine que comme végétale, celle d’un être enraciné à un endroit qu’il ne quitterait jamais, le prévenant qu’une telle « anthropologie de l’enracinement » pouvait avoir des conséquences politiques du plus mauvais augure.

En 1924, il passe son doctorat avec Husserl. Ensemble, ils faisaient des analyses phénoménologiques à propos des sens que ce dernier avait négligés, privilégiant la vue.

Il assume être considéré comme un « moraliste », compte tenu de ce qu’il a traversé et vu étant enfant. Ainsi, un an avant la fin de la Première Guerre mondiale, enrôlé de force dans une association scolaire paramilitaire, il est envoyé en France où il rencontre le jeune fils, d’environ quinze ans, d’un franc-tireur qui vient d’être abattu et à qui on lui interdit d’adresser la parole. Ensemble, ils fondent en cachette « Europam Unitam », la première Société des nations.

S’il a tout d’abord commencé à rédiger une anthropologie philosophique systématique, la période préhitlérienne l’a poussé au même revirement qu’avez accompli Socrate, à devenir un « philosophe de la morale ». Dès lors, il n’écrit plus de prose philosophico-discursive mais se sert des genres littéraires les plus divers, cherchant à toucher tous les Allemands, et non ses seuls collègues universitaires, sur les sujets du national-socialisme et de la guerre, puis à partir de 1945 il essaya de capter l’attention des physiciens et des technocrates, sur le problème nucléaire.

À propos de Die molussische Katacombe, il raconte comment Kiepenheuer, l’éditeur de Brecht, réussit à le faire échapper à la censure en insérant au manuscrit une vieille carte de l’Indonésie sur laquelle il fit rajouter une île du nom de Molussie. Hannah Arendt, sa première épouse, le lui rapporte à Paris et il entreprend de le réécrire tout en triplant de volume ce texte antifasciste. Elle-même est justement en train de rédiger Les Origines du totalitarisme.

En 1936, il rejoint, en Californie, un petit groupe d’intellectuels allemands qui se réunit régulièrement pour faire de la philosophie : Brecht, Eisler, Thomas et Heinrich Mann, Horkheimer, Döblin, Adorno. Il travaille dans les usines de Los Angeles, expérience déterminante qui lui permettra de rédiger sa critique de l’ère de la technique dans L’Obsolescence de l’homme. Il refuse de collaborer avec l’Office for War Information, n’ayant pas fui le fascisme pour fabriquer « des brochures américaines fascistes destinées à l’Allemagne ». À la fin des années 1940, après quatorze années d’exil, il s’installe à Vienne, en Autriche.

Le 6 août 1945 constitue une « césure » dans sa vie, la quatrième et la plus nette, après la Première Guerre mondiale, l’arrivée d’Hitler au pouvoir et l’annonce des camps de concentration (« la révélation que l’homme, au siècle de l’industrie de masse, en était arrivé aussi maintenant à produire industriellement des cadavres par millions »). S’il comprit dès le 7 août que nous venions d’entrer dans une « nouvelle ère » dans laquelle « l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle-même », pendant des années, il ne put réagir en tant qu’écrivain, rendre concevable ce que l’humanité était désormais capable de produire. « Même si l’imagination seule reste insuffisante, entraînée de façon consciente elle saisit [nimmt] infiniment plus de “vérité” [mehr “wahr”] que la “perception” [Wahrnehmung]. » L’homme, humilié par la puissance de ses outils et leur liberté d’action, a exigé d’avoir le droit de faire ce que ces outils avaient le droit de faire : des « crimes monstrueux ».

Dans son livre Visit Beautiful Vietnam, il a « clairement montré que l’industrie ne produit pas des armes pour les guerres, mais provoque des guerres pour les armes. Qu’elle a besoin de la guerre pour s’assurer que l’on utilise ses produits, qu’elle ne peut pas “vivre sans tuer” ». Les armes sont des produits idéaux car elles ne servent qu’une fois et qu’il faut les remplacer sitôt utilisées.

Pour rendre compte de nouveaux phénomènes, il forge des néologismes, comme la « supraliminarité » [Überschwelligkeit] : « J’appelle “supraliminaires” les événements et les actions qui sont trop grands pour être encore conçus par l’homme. »

« On nous a traités de “semeurs de panique”. C’est bien ce que nous cherchons à être. C’est un honneur de porter ce titre. La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime. Mettre en garde contre la panique que nous semons est criminel. »

Excellente introduction à la pensée de Günther Anders, par un biais autobiographique.

Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
Bibliothèque Fahrenheit 451
20 mai 2021.

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