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L’Évasion d’un guérillero
Écrire la violence

mercredi 3 février 2021, par Ernest London

John Gibler
L’Évasion d’un guérillero. Écrire la violence
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Simon Prime et Anna Touati
Préface de Joseph Andras, illustrations de Yoel Jimenez
Éditions Ici-bas, « Les réveilleurs de la nuit », 2021
256 pages

Militant de l’Armée populaire révolutionnaire (EPR), Andrés Tzompaxtle Tecpile, dit Rafael, est enlevé, détenu et torturé par l’armée mexicaine en 1996. Par un récit polyphonique, fruit d’un long travail d’enquête de terrain, le journaliste américain John Gibler dévoile la stratégie contre-insurrectionnelle de l’État mexicain. Il interroge également le processus d’écriture, les rapports de celle-ci avec une supposée objectivité, avec les partis pris, la violence qu’elle impose en voulant témoigner. Adaptant un mot d’ordre zapatiste, il défend la forme d’un écrit qui écoute (escribir escuchando). « Ce livre cherche à utiliser une arme coloniale, l’écriture, pour combattre la violence coloniale. »

S’appuyant essentiellement sur trente heures d’entretien avec Andrés Tzompaxtle Tecpile, mais aussi sur les témoignages des journalistes qui ont assisté à son enlèvement, d’une travailleuse sociale et d’une avocate, membres d’une association de défense des droits de l’homme, sur les articles de presse parus au sujet de cette affaire, il livre un récit polyphonique, notamment de la détention, des séances de torture infligées pendant quatre mois, et de son incroyable évasion, objet de beaucoup de suspicions. Son enfance dans une communauté indigène nahua de la Sierra de Zongolica (Veracruz) est aussi racontée, imprégnée d’un permanent sentiment d’injustice qui le pousse à rejoindre la guérilla. « La violence à la fois ontologique et corporelle de l’invasion est gravée dans ce que nous appelons aujourd’hui l’État, le droit, l’économie. On perpétue le massacre du massacré en se justifiant par cette chose qu’on appelle le droit. » John Gibler montre comment les mouvements armés naissent de l’impunité de la répression qui décime les mouvements sociaux et comment ceux-ci sont présentés comme une menace militaire à la « paix sociale », justifiant leur éradication. L’État mexicain avait recours, bien qu’il s’en défende, aux mêmes stratégies que pendant la sale guerre des années 1970 (infiltration, disparitions forcées et torture). Ces tâches n’incombaient plus à la « police politique » du ministère de l’Intérieur mais à l’armée.

L’auteur s’interroge longuement, au point de consacrer un chapitre entier à cette fort intéressante question, sur les rapports entre écriture et violence. « L’écriture s’est développée pendant des siècles sur le terreau d’une violence contre la parole orale, contre la chanson, contre d’autres formes d’écriture, et surtout, contre ceux qui utilisaient ces formes d’expression différentes. Ce n’est pas le fait de l’écriture. Ce n’est pas non plus la faute des alphabets, de la technologie de l’impression, de l’encre ou du papier. L’écriture alphabétique et les livres imprimés ont été contraints à devenir des assassins par leurs premiers artisans. Il s’agit de cerner la différence entre un accord et un contrat, entre une coutume et une loi, entre le vécu de plusieurs générations et les Archives Générales de la Nation. Avec des majuscules, oui. La langue écrite accompagne le pouvoir. Les États-nations s’articulent autour de textes : les constitutions, la législation, les codes et les lois, les journaux, les livres, les archives et les bibliothèques. »

Bien qu’inventions chinoises, le papier et l’imprimerie sont devenus des symboles de la « prétendue supériorité culturelle de l’Europe » et contribuèrent, en fixant des langues vernaculaires comme l’espagnol et l’anglais, à « la création de communautés séculières définies par ces langues et par des frontières territoriales, un processus qui aboutirait aux concepts de nation et de nationalisme ». Les analphabètes sont considérés comme dépourvus d’histoire. Les colonisés apprennent à leurs dépens que les documents officiels peuvent être utilisés pour leur voler leurs terres et leurs moyens de subsistance. L’écriture, mise au service d’une idéologie qui se réclamait pourtant des valeurs de liberté et de démocratie, favorisa l’invasion et l’asservissement, les hiérarchies raciales et la terreur. Dès lors, les journalistes et les historiens qui entendent traiter des mouvements rebelles dans le monde se doivent d’éviter d’être des « attachés de presse » en restituant sans réserve un récit, mais aussi, par excès de scepticisme, de reproduire l’attitude de l’État. L’objectivité n’est qu’« un subterfuge derrière lequel se cache le discours officiel », puisque personne ne peut s’affranchir de toute opinion et que chaque choix, de question, de citation, d’adjectif, exerce une influence subjective. « En revanche, l’honnêteté est une qualité à laquelle on peut aspirer. » Par ailleurs, si la description de la torture permet d’informer, elle perpétue aussi la terreur à l’encontre de ceux qui seraient tentés d’agir. Un entretien risque de reproduire les dynamiques de l’interrogatoire, si la douleur n’est pas au préalable reconnue par l’instauration d’une relation respectueuse.

John Gibler préconise d’écarter les textes, de converser et d’écouter. « En réfléchissant au principe zapatiste qui consiste à “commander en obéissant”, je me demande, et je demande : peut-on écrire en écoutant ? À quoi cela ressemblerait-il ? Une écoute qui ne soit jamais celle du scientifique armé de toute sa panoplie de concepts envahissants, et qui vient extraire et mettre sur le marché les mots échangés. Une écriture qui écoute, une écriture rebelle, non seulement ne participe pas à l’industrie extractive de la connaissance, mais elle la combat. Une écriture-écoute alimente une conversation, l’élaboration de textes nourrit les discussions, ces discussions qui deviennent les murmures précédant l’explosion. »

Remarquable travail d’enquête et de restitution de la politique contre-insurrectionnelle au Mexique, responsable de la disparition forcée de 73 000 personnes selon les statistiques fédérales officielles les plus récentes, enrichi de puissantes réflexions pour « décoloniser les livres, l’écriture et la lecture », pour « chercher à construire et à offrir une sorte d’étreinte — une étreinte rebelle — entre les mots parlés et écrits qui forment les littératures de lutte ».

Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
[bleu violet]Bibliothèque Fahrenheit 451[/bleu violet]
2 février 2021.

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