Le 1er janvier 1994, j’étais à Bilbao avec Eugenio de l’imprimerie Luna. Nous étions en train de travailler à la préparation de quelques livres des éditions Virus et la presse ne paraissait pas ce jour-là, raison pour laquelle nous ne fûmes au courant des nouvelles que le jour suivant. L’une d’elles dominait toutes les premières pages : la rébellion indigène armée au Chiapas. Et quelle ne fut pas ma surprise de trouver dans le journal El Mundo, en dernière page, une chronique signée de l’« envoyée spéciale » Guiomar Rovira ! En effet, je savais que Guio était au Mexique après avoir obtenu une année sabbatique pour connaître l’Amérique. Le hasard fit qu’elle se trouvât là et qu’elle nous prêtât ses yeux dans un des événements qui allait changer nos vies.
Guiomar et moi nous connaissions depuis quelques années ; nous nous étions rencontrés à Barcelone au sein des radios libres auxquelles elle collaborait et à l’athénée libertaire de Poble Sec, dont je faisais partie. Un peu plus tard, elle se mit à écrire dans La Lletra A, revue libertaire que nous menions avec des gens de Reus et de l’athénée. Puis, suite à l’ouverture du Lokal, rue de la Cera non loin des Ramblas, nous nous retrouvâmes ; Guio faisait partie de l’Anti, local ouvert par un collectif dans le quartier de Gràcia alors que le nôtre se trouvait dans le Raval. Et qui parle de ces espaces, parle de toutes les luttes autonomes et alternatives qui se développaient à Barcelone dans ces années-là, en particulier l’objection de conscience.
Quelques jours plus tard — je crois me souvenir que c’était le jour des Rois —, après plusieurs tentatives quotidiennes infructueuses, nous réussîmes à nous parler au téléphone et Guiomar me dit : « Iñaki, c’est pour cela que nous nous sommes toujours battus, ce dont nous avons toujours rêvé. Il faut créer un collectif de solidarité à Barcelone. »
C’est ainsi que tout commença. Quelques jours après eut lieu la première action de soutien à Barcelone et dans beaucoup d’autres endroits de la planète. Nous nous engageâmes sur ce chemin où nous allions nous unir à des milliers de personnes pour nous consacrer au soutien à une rébellion qui n’était rien d’autre que ce que nous avions toujours voulu : développer un monde qui contienne beaucoup de mondes afin que toutes les personnes et tous les peuples vivent dans la liberté et la dignité, en partant du respect et de la lutte partagés, sans recettes ni ordres de quiconque. Nous nous sommes mis à construire, d’en bas, à partir des « plus petits », une force qui remette en question le vieil ordre des choses pour construire ce monde que nous portions dans nos cœurs.
Et ce ne fut pas facile du tout. Les premiers jours furent de folie ; d’un côté, il y avait l’indifférence de nombreux secteurs libertaires qui voyaient dans l’EZLN une guérilla militariste et autoritaire à l’ancienne ; de l’autre, la méfiance de la gauche classique qui y voyait une conspiration manipulée par Dieu sait qui ; et nous qui avancions grâce à la confiance que nous donnait la présence de notre compagne Guiomar. Elle rapprochait de nous la voix des rebelles et nous découvrions qu’il s’agissait d’une autre chose pour laquelle il valait la peine de lutter et de cesser d’être qui nous étions pour nous enrichir au contact de cette rébellion indigène qui nous rendait meilleurs.
Il est impossible d’écrire l’histoire de ce temps où nous réussîmes à faire quelque chose de merveilleux avec beaucoup d’autres, sans nous connaître, grâce à la générosité, à l’enthousiasme et au dévouement absolu. Nous expérimentions constamment, inventant et réinventant ce que nous savions déjà faire, ouverts à la nouveauté.
En mai 1994 eut lieu mon premier voyage au Mexique et immédiatement au Chiapas. L’enjeu : voir et palper ce que Guiomar nous avait conté dans ses articles et entretiens. Elle avait parcouru le Chiapas, découvert sa géographie et ses gens ; puis, enfermée chez elle, écrit en un mois Zapata est vivant, première chronique de la rébellion zapatiste publiée dans l’État espagnol. L’éditer chez Virus, l’imprimer avant l’été et, de fête en fête, le présenter ajoutaient l’activisme éditorial à l’activisme zapatiste. Quant aux événements, ils se succédaient à un rythme vertigineux : les Dialogues de la cathédrale, la Convention nationale démocratique, le gouvernement de transition en rébellion du Chiapas et les consulats qui s’ouvraient dans beaucoup de villes du monde, notamment à Barcelone.
Par l’entremise de Guiomar, j’entrai en contact avec la famille Avendaño, Amado et Conchita, et avec Andrés Aubry, toujours présent. Les acteurs apparaissaient alors, les amis et les amies, les frères et les sœurs. Parmi eux, les femmes indigènes rebelles, avec leur humilité, leur force, leur rébellion, leurs rires et leurs tragédies. Femmes de maïs approfondit ce que Zapata est vivant avait déjà permis de voir. La présence massive des femmes, la voix des sans-voix, était une des grandes nouveautés de la rébellion ; les plus petites de toutes faisaient irruption dans l’histoire sans demander aucune autorisation. Et ce fut le deuxième pas, le deuxième livre, dans lequel elles prennent la parole et par lequel cette parole nous arrive dans toute sa clarté. C’est peut-être là un des meilleurs éloges à faire aux livres et aux articles de Guiomar qui nous font parvenir les voix des protagonistes presque sans intermédiaires et nous touchent par la sincérité et la beauté de leurs témoignages.
Se sont alors tissés à travers le monde des réseaux forts qui naissaient de tous côtés. En Catalogne, des milliers de personnes prenaient connaissance de la rébellion et y participaient ; elles étaient de toutes les couleurs, de toutes les formes de pensée, de tous âges et de partout, elles se servaient du collectif [1] et lui donnaient du sens. Sans ces réseaux, nous n’aurions rien été. Et de cette culture rebelle et libertaire surgissait notre façon de faire, respectueuse et silencieuse, constante et forte, formant des ponts, sans centre directeur ni personne qui donne des ordres. Pendant des années, nous fûmes des milliers à découvrir des territoires et des cultures qui de leur côté apprirent à nous connaître et, en marge du pouvoir, nous établîmes des relations et construisîmes des luttes communes qui nous enrichirent mutuellement. De notre mémoire la plus profonde surgirent des fraternités entre les collectivisations révolutionnaires et l’autogouvernement des communautés, de peuple à peuple, sans intermédiaires, consacrant une créativité sans dogme ni corset et qui nous rendirent plus libres.
Non sans conflits ni difficultés mais en y mettant notre meilleure volonté et en faisant du mieux que nous pouvions, nous vécûmes pleinement cette expérience. Elle nous transforma en même temps que notre environnement changeait : à Barcelone et en Catalogne toute une génération de mouvements alternatifs grandit dans la référence au zapatisme dans lequel elle se reconnut. Ce n’est pas surprenant : il nous donnait de nouvelles et de meilleures envies de lutter sans paternalisme ni tutelle révolutionnaire et nous permettait de grandir librement. Et Guiomar nous accompagna toujours dans cette voie. Le collectif y apportait tout ce qu’il pouvait mais ce qu’on arrivait à faire était le résultat de l’effort de beaucoup de gens qui ne demandèrent jamais rien en échange, comme les femmes de maïs.
Cet enthousiasme nous anima pendant de nombreuses années mais au fil du temps la confiance s’effilocha et le collectif cessa d’exister pour passer à la mémoire lorsque son existence perdit de son sens. Il disparut pour donner vie à autre chose, à d’autres luttes convergeant vers le même but : la construction de l’autonomie et de l’autogouvernement des communautés qui continuent à se battre contre les maîtres d’avant et de maintenant, pour la liberté, la démocratie et la justice pour tous, comme les voix qui, sur les places de beaucoup d’endroits au monde, resurgissent régulièrement. Vous ne nous représentez pas et nous ne sommes pas des marchandises aux mains de politiciens et de banquiers mais des personnes dignes et rebelles comme les femmes de maïs.
Barcelone, décembre 2011,
Iñaki García
Traduction :
Martine Gérardy.
[blueviolet]Femmes de maïs[/blueviolet],
livre d’entretiens de Guiomar Rovira
avec des femmes zapatistes du Chiapas,
est publié à Paris aux éditions
Rue des Cascades.