Les photographies de Myr Muratet montrent un Paris rendu soudain silencieux par le confinement total de la population au printemps 2020, que seul vient troubler le bruit des bottes d’un dispositif policier chargé de le faire respecter. Le journaliste scientifique canadien David Cayley, nourri à la pensée d’Ivan Illich, s’interroge sur la gestion de la pandémie par les États occidentaux, cherchant à comprendre comment les mesures préventives, fondement de nos sociétés, peuvent être à l’origine des états de crise.
Photographies des rues désertées d’une ville confinée où l’on aperçoit ceux qui sont d’ordinaire invisibles, les parias, plus que jamais bien nommés « sans-abri », ainsi que des patrouilles qui veillent à maintenir un ordre que plus grand-chose ne vient contrarier. Rue de Rivoli, quartier de la Défense et place de l’Étoile figés, plus que jamais minéralisés, sans autre signe de vie ou de mouvement qu’un cycliste qui prend le temps de respirer, une mauvaise herbe qui profite de la disparition de la circulation pour surgir. Chantier à l’arrêt, fenêtres de bureaux abandonnés, enterrement sans cortège, piétons qui ne croisent même plus leurs regards, comme de peur d’être contaminés par ce seul contact. Myr Muratet donne à voir des points de vue pour le moins inhabituels.
C’est aussi ce que propose David Cayley avec cet article rédigé début avril 2020, constatant que ses hypothèses à propos de la gestion de la pandémie sont très éloignées de toutes celles qu’il lit et entend. Il rappelle que dans son introduction à La Convivialité, paru en 1973, Ivan Illich relève deux tournants dans l’évolution de la médecine :
- Un premier survenu au début du XXe siècle, admis par les historiens : les bienfaits des traitements prennent le pas sur les maux qu’ils soignent, ouvrant le chemin à un progrès désormais infini.
- Un second qu’Illich entrevoit au moment où il écrit et qui devrait aboutir à l’avènement d’une « contre-productivité » : comme toute forme d’institution, de bien ou de service, les interventions médicales ont atteint un seuil au-delà duquel elles deviennent excessives.
Deux ans plus tard, dans Némésis médicale, il identifie et décrit plus précisément les conséquences d’une médecine excessive de iatrogénèse :
- clinique lorsqu’il y a erreur médicale (un mauvais diagnostic, un mauvais médicament, une mauvaise opération) ;
- sociale, lorsque le médecin traite son patient comme un sujet expérimental et non comme un cas unique ;
- culturelle lorsque les aptitudes construites et transmises de génération en génération sont fragilisées puis remplacées : la souffrance et la mort, inhérentes à la condition humaine, sont éclipsées, traitées comme des anomalies, des erreurs techniques, des défaites.
« Pour Illich, la médecine contemporaine exerce en permanence un pouvoir politique, même s’il se dissimule derrière la revendication selon laquelle la seule chose prodiguée soit des soins » : par la « ritualisation de la crise », une licence habituellement octroyée aux militaires est conférée à la médecine. « Celui qui parvient à revendiquer le pouvoir en temps de crise suspend et peut détruire les formes d’évaluation rationnelle. »
Dix ans plus tard, approfondissant ses réflexions, il avance que « l’expérience de nos corps et de nos êtres n’est autre que le résultat de concepts et de soins médicaux » : la biomédecine engendre des « images de soi » et « la plus grande menace pour la santé est la quête de santé elle-même ». Il prévient de l’avènement de « l’ère des systèmes », dominée par la notion d’instrumentalité et caractérisée par la « désincarnation ». La nette distinction entre sujets et objets, raisons et fins, outils et utilisateurs, s’est effondrée : celui qui utilise un système en fait partie, doit s’adapter en permanence à lui, comme le système s’adapte à lui. L’idéologie de la « conscience des risques » est source de désincarnation, comme « concept purement mathématique » qui ne concerne pas les individus mais les populations. Les choix existentiels des êtres humains sont désormais fondés sur des constructions statistiques, et les cas particuliers sont traités comme des cas généraux. « Les corps dans lesquels les personnes vivent et se déplacent sont devenus des constructions synthétiques tissées à partir de scanners et de courbes de risques. La vie est devenue une idole quasi religieuse régnant sur une “ontologie de systèmes”. La mort est maintenant une obscénité sans signification plutôt qu’une compagne intelligible. » Ivan Illich refuse pourtant de renoncer à la nature humaine et aux lois naturelles, « d’intérioriser les systèmes à l’être ».
À partir de cette analyse, David Cayley cherche ensuite un sens à la « crise » actuelle, ce que celle-ci révèle de nos tendances profondes. La réaction face au coronavirus est centrée sur l’idée d’une action préventive cruciale, immédiatement acceptée, pour prévenir ce qui ne s’est pas encore produit : « une croissance exponentielle des infections, un épuisement des ressources du système médical, et par conséquent l’obligation peu enviable pour le personnel médical de devoir opérer un tri parmi les patients ». Il soutient qu’on ne peut agir ainsi que dans une société habituée à vivre « dans un espace hypnotique où la prévention passe avant le traitement », à penser en termes de dynamiques démographiques plutôt que de cas réels. Le sociologue allemand Ulrich Beck affirmait en 1986 que cette société technoscientifique est autant hyper-scientifique que non scientifique : nous participons de fait à des expériences scientifiques incontrôlées, puisqu’il n’existe aucune norme à laquelle on puisse les mesurer et juger, tout en étant devenu paradoxalement obnubilés par le contrôle des risques. « La sécurité est devenue un mantra, on dit désormais “prends soin de toi” au lieu de “au revoir”. La santé est devenue divinité. »
L’insistance à employer des métaphores de la guerre porte ses fruits, créant une solidarité sociale et décourageant la dissidence. « Le sentiment général de panique et de crise est principalement causé par les mesures adoptées face à la pandémie et non par la pandémie elle-même. » David Cayley considère que « cette pandémie est un objet construit qu’on aurait pu modeler différemment ». Selon l’essence de ce que Michel Foucault appelait la biopolitique, l’État doit, coûte que coûte, encourager, réguler et protéger la vie. Alors qu’Illich espérait un monde dans lequel la technologie serait limitée à « une échelle locale, sensible et sociable qui pourrait permettre aux êtres humains de demeurer les animaux politiques qu’Aristote les voyait destinés à être », désormais « la science surexploitée se confond avec de la superstition ».
« L’une des certitudes que la pandémie ancre plus profondément dans nos esprits est celle du risque. Il est facile de négliger ce mouvement puisqu’on assimile très facilement le risque à un danger réel. » Alors que le danger s’identifie par une décision pragmatique qui repose sur l’expérience, le risque est une construction statistique relative à une population : « Durant cette pandémie, la société du risque est arrivée à maturité. »
« Lorsqu’on sépare la “science” de toutes les vicissitudes et zones d’ombre de la production du savoir, et qu’on l’érige en oracle omniscient dont les apôtres sont identifiables à leurs tenues, à leurs postures solennelles et leurs impressionnantes références, c’est le jugement politique qui en pâtit selon Illich. » La responsabilité de jugement politique est transférée sur les épaules de la science, même si les épidémiologistes, par exemple, affirment clairement qu’il existe très peu de preuves tangibles sur lesquelles s’appuyer.
La « sentimentalité épistémique » actuelle dissimule l’expérimentation à grande échelle du contrôle social et de l’obéissance sociale, la légitimation de la téléprésence comme mode de sociabilité et d’enseignement, l’accroissement de la surveillance, la normalisation de la biopolitique et le renforcement des mesures préventives comme fondements de la vie sociale.
Loin de contester telle ou telle politique, David Cayley interroge « les certitudes établies qui semblent rendre la politique actuelle incontestable ». Pourtant écrit à chaud, ce texte invite à prendre du recul par rapport à un flot tumultueux d’informations, depuis une perspective d’ensemble.
Ernest London,
le bibliothécaire-armurier
Bibliothèque Fahrenheit 451
11 mai 2021.