30 avril 2004.
Doña Concepción Villafuerte,
San Cristóbal de Las Casas,
Chiapas,
Mexique,
Doña Conchita.
Recevez, ainsi que toute votre famille, notre accolade qui, bien qu’à distance, n’en est pas moins chaleureuse et fraternelle.
Je vous envoie une lettre et un communiqué.
C’est une de ces lettres et un de ces communiqués que nous aurions voulu ne jamais écrire.
Comme presque toujours chez nous, ce que nous taisons en dira plus que nos paroles.
Bien. Salutations et un silence comme une accolade.
Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, avril 2004. 20 et 10.
★
Avril 2004.
Aux parents et aux amis de don Amado Avendaño Figueroa,
Au peuple du Mexique,
Aux peuples du monde.
Frères et sœurs,
C’est avec beaucoup de peine que nous avons été informés du décès de don Amado Avendaño Figueroa, combattant social et journaliste chiapanèque, c’est-à-dire, mexicain.
Don Amado fut une oreille attentive et respectueuse à la douleur des indigènes du Chiapas bien avant l’aube de la guerre contre l’oubli. En compagnie de doña Concepción Villafuerte et de ceux qui, avec eux deux, faisaient le journal Tiempo, il écoutait, lorsque la majorité était sourde, et voyait, lorsque beaucoup étaient aveugles.
C’est la raison pour laquelle, dès le début public de notre soulèvement, nous avons choisi son journal pour faire connaître notre parole. Non parce que lui et ceux qui collaboraient avec lui étaient d’accord avec nous, mais parce qu’ils étaient d’accord pour dire la vérité. Quelque temps plus tard, don Amado postula au poste de gouverneur de l’État du Chiapas. Dépossédé du triomphe par une fraude, il se maintint dans la rébellion et élabora, durant cette période, une proposition de nouvelle Constitution d’État pour le Chiapas, Constitution qui se trouve en notre possession.
Avec le décès de don Amado, le Mexique perd un combattant de valeur, le Chiapas un de ses meilleurs fils, les peuples indiens un frère et les zapatistes un compagnon.
Longue vie à don Amado !
Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.
Pour le Comité clandestin révolutionnaire indigène -
Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale,
sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, avril 2004. 20 et 10.
★
À qui de droit
Avril 2004.
Le soir se levait comme s’il allait déjà partir. La nouvelle, par la voix caverneuse de l’émetteur de radio, sonne à peine comme une branche cassée dans la presque nuit d’avril zapatiste. Comme si l’interférence s’était tue un instant, précisément au moment où, de l’autre côté du combiné, la voix disait : « Don Amado est mort. »
Ainsi, ils me disent que don Amado est mort. Peut-être.
Peut-être que don Amado est déjà mort et que ce que j’ai entendu n’était pas une branche cassée, juste lorsque avril tourne au coin du calendrier pour se perdre jusqu’à l’année prochaine, mais bien la nouvelle de sa mort. Mais si ce que j’ai entendu est bien une branche cassée, je pourrai alors penser qu’il se peut que don Amado ne soit pas mort, que c’est lui qui a tourné au coin du calendrier, que nous ne le verrons plus maintenant mais qu’il réapparaîtra l’année prochaine.
Nous avons tout d’abord connu don Amado et ensuite nous l’avons vu.
Nous l’avons connu par sa parole. Il était accroché à une des feuilles du temps comme à un mur. Et nous, alors cachés car nous ne nous montrions pas, nous nous approchions de ce mur temporaire et touchions son cœur, c’est-à-dire sa parole. Nous avons vu que nous étions vus par cette parole. Non pas ce que nous étions alors ni ce que nous sommes devenus ensuite mais notre maison de douleur et de peine, notre cœur.
Lorsque nous nous sommes montrés en nous cachant, nous l’avons vu. Il était déjà au milieu de cette matinée du 1er janvier 1994. Il est arrivé avec une écharpe, ses lunettes, une sorte de manteau ou de blouson (je ne me souviens pas bien) et un petit carnet. Il posa quelques questions, nota quelque chose. Je lui ai demandé : « Don Amado ? » Je ne me souviens pas ce qu’il me répondit. Il ne parlait presque pas. Mais j’ai beaucoup regardé son regard qui ne portait pas la sentence de mort que beaucoup nous ont prodiguée dans ces premières heures, pas plus que de condamnation ou d’approbation. Il y avait dans son regard quelque chose comme si... comme s’il essayait de comprendre. Lorsque je l’ai rencontré par la suite, il continuait d’avoir ce regard. Essayer de comprendre est une forme de respect. Oui, don Amado nous respectait.
Et il était aimé. Ou il l’est. Car peut-être est-il mort mais peut-être que non.
Après cela, la nouvelle de sa mort ou la branche cassée, la nuit se répandit comme elle le fait rarement. Comme si elle s’étendait, non pour s’étirer mais pour couvrir chaque recoin, même ceux qui, à l’intérieur de nous, nous habitent.
L’autre jour... je ne me souviens pas si cet autre jour est proche ou lointain. Le temps, je veux dire le calendrier, a l’habitude de nous tromper. Mais je vous disais que, l’autre jour, dans un village, une des cabanes était en train d’être démantelée. Rapidement il ne resta qu’un tas de bâtons, de planches et de chiens furetant.
Le vieil Antonio s’approcha, le marteau et la machette encore dans les mains, contempla les restes et dit : « Cette petite maison était bien vieille et, maintenant, il ne reste que son histoire, celle de ce temps de résistance et de lutte. » Le vieil Antonio accepta le briquet que je lui offrais pour allumer sa cigarette et continua : « Il en est ainsi lorsque quelqu’un meurt, il ne reste rien, juste l’histoire de ce qu’il a fait et cessé de faire... le temps de chacun de nous. »
Si don Amado est mort, il nous laisse sans sa maison, il nous reste son histoire. Mais don Amado avait, ou a, un problème dont tout le monde ne souffre pas. Lui, avait une maison à la place du cœur, parfois déguisée en journal dans le temps, ou en feuille de feuille, ou en gouvernement rebelle, ou en conteur d’histoires.
Et dans sa maison, c’est-à-dire dans son cœur, don Amado laissait ouvertes, depuis longtemps, ses portes et fenêtres à ceux qui sont de la couleur de la terre et, avec eux, partageait son toit, le regard, l’écoute et la parole.
Ils me disent que don Amado est déjà mort. Peut-être que oui. Ou peut-être que non, peut-être n’est-il pas mort. A savoir.
Peut-être que son cœur, c’est-à-dire sa maison, n’a plus de toit pour nous, qu’il ne nous regarde plus par la fenêtre, que nous n’entrons plus par sa porte et ne nous asseyons plus à sa table tandis que, au dehors, restent la pluie, le froid, le soleil et les nuages. Ou peut-être que non, qu’il n’est pas mort et qu’à un tournant quelconque se trouve encore sa maison, c’est-à-dire son cœur, avec le raffut que d’autres appellent « vie ».
Moi, à la vérité, je ne sais pas s’il est mort ou non, mais je sais que son histoire, son temps, est ici avec nous, avec ceux qui entraient dans sa maison parce que lui nous ouvrait la porte et qu’il le faisait parce qu’il en avait envie. Parce qu’il y a des cœurs qui sont si grands qu’ils ne battent que lorsqu’ils sont avec les autres.
Ainsi était don Amado... Ou ainsi est-il... Moi, la pure vérité, je ne sais pas... La mort... peut-être oui... peut-être non...
C’est pourquoi, ce matin, j’ai seulement ramassé au sol une branche cassée que j’ai plantée à côté de ma cabane. Non pas que je pense qu’elle donnera encore des bourgeons mais en guise de signal pour que don Amado sache, lorsqu’il reviendra tourner à ce coin, qu’avec nous il a un cœur qui est, comme nous disons ici « maison ».
Bien. Don Amado, salut et bienvenue.
Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, avril 2004. 20 et 10.
P-S Nous restons ainsi, comme sur une accolade inachevée. Avec en suspens un silence... Vous l’entendez ?...