En accord avec le protozapotèque, c’est-à-dire la manière de parler zapotèque (ou diidxazá) il y a cinq cents ans, ou pour le moins avant et durant le XVIe siècle, tel qu’il est précisé dans le désormais fameux Vocabulaire de Cordova, le tremblement de terre annonçait des catastrophes pour l’indigène zapotèque ou binnigoolaza. Il était le signe de la venue des maladies contagieuses, ou de la faim, ou de la guerre, ou de la pluie, c’est ce qu’évoquent les mots Xooquijchatao, Xooquelacopijna, xooquelayé, xóoquije. Xoocopijna signifie faim ou famine. Les indigènes de cette époque (les binnigoolaza ou les binnizá d’autrefois) grâce à leur mémoire, mais surtout pour vivre et faire l’expérience des tremblements de terre pouvaient inférer ce qui arrivait à la suite de ces phénomènes telluriques : peste, guerre, pluie ou famine. Nous remarquons au sujet des déclinaisons linguistiques entre le diidxazá yooxho’ — protozapotèque — et le diidxazá cubi — zapotèque d’aujourd’hui — que le terme copijna se transforme au cours des siècles et suivant les régions en gubiña, ce qui nous conduit à conclure que le nom de « notre cher Ranchu Gubiña » (nom vernaculaire d’Unión Hidalgo - NdT) se réfère plus précisément à la faim. La famine vient en temps de crises et c’est bien ce qui constituait le contexte lors de sa formation comme village au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, entre l’apogée des gouvernements libéraux de Benito Juarez et la dictature, elle aussi libérale, de Porfirio Díaz.
Il ne s’agit pas ici de discuter de l’étymologie de Gubiña ni de parler de ce que je ne connais pas, de sismologie ou de géologie, comme si cela pouvait être la cause unique de nos problèmes. Je dois dire cependant que la psychose et la panique, nées de toute une série de mouvements telluriques dans toutes les communes de la zone sud de l’isthme de Tehuantepec à partir du tremblement de terre du 7 septembre, ont été utilisées par l’État pour instrumenter et développer une stratégie de dislocation sociale et communautaire. Cette stratégie visait la démobilisation et la désarticulation de la société civile et du mouvement indigène qui s’était manifesté dans la région principalement contre la spoliation apportée par les entreprises transnationales à travers les mégaprojets (construction d’éoliennes et projets miniers). L’occupation militaire avec des éléments fortement armés au premier plan de la vie communautaire arrête n’importe quelle amorce de relâchement social ; les stades et les écoles ont été transformés en casernes militaires, et la cohabitation avec les éléments de la marine et de l’armée devait inciter les gens à considérer la marine et les militaires comme quelque chose de « normal » et même de « nécessaire » pour garantir leur sécurité. Devant la magnitude du désastre et de la crise qui s’était installée dans la région et le pays bien avant les tremblements de terre, des représentants de l’État comme Peña Nieto et Osorio Chong [1] ont précisé que la présence au premier plan de l’armée et de la police fédérale est nécessaire pour « garantir que tout se passe bien ».
Dans ce contexte, le mouvement social est surtout orienté à apporter une aide humanitaire et à éviter la démolition d’une partie importante du patrimoine culturel des habitants de l’Isthme représenté, ce patrimoine, par l’architecture traditionnelle des maisons qui, au lieu d’être détruite, pourraient être restaurées. On dirait que les dépendances gouvernementales comme la Sedatu [2] et les entreprises de reconstruction ne sont pas intéressées par cette idée de restauration, de recyclage, de récupération et de consolidation des maisons traditionnelles. Elles ont pour fin la construction de nouvelles maisons selon un prototype déjà convenu et, dans cet esprit, la compétition entre les entreprises de construction de la région vient tout juste de commencer. Dans la majorité des cas, on impose les démolitions dans l’urgence en convainquant le propriétaire de les accepter — s’il refuse, il ne recevra pas l’aide prévue pour la reconstruction de sa maison. Parmi les irrégularités constatées à cette occasion, il y a le vol de la carte électronique pour l’aide à la reconstruction de la part des fonctionnaires municipaux ou fédéraux, des cartes sans argent, des cartes dupliquées, celles qui n’ont pas été remises — beaucoup ayant été remises dans des enveloppes ouvertes avec une des cartes manquante.
Avant le tremblement de terre, la crise économique était déjà présente dans la société de l’Isthme et dans le pays. Juchitán se trouvait à la merci de petites mafias et de tueurs que les trois niveaux de gouvernement (municipal, régional et fédéral) étaient incapables de contrôler quand ils n’étaient pas complices. Le chômage massif et généralisé de travailleurs, ouvriers et ingénieurs qui travaillaient sur les plates-formes pétrolières de Campeche, ainsi que d’autres secteurs, a mis fin aux entrées d’argent dans les circuits et les marchés locaux. La pauvreté, extrême, la délinquance, les gens sans toit et les gens ayant faim étaient déjà une constante de ces deux dernières années dans l’Isthme ; les tremblements de terre sont venus compliquer à l’extrême une telle situation. Les supposés propriétaires de terrains alloués aux entreprises de construction d’éoliennes commencent à monter sur l’échelle sociale pour constituer une nouvelle classe de « pseudo-entrepreneurs » alors qu’autrefois ils passaient pour être de petits agriculteurs endettés, survivant grâce aux indemnités que les gouvernements octroyaient de manière répétitive pour sauver les agriculteurs de la banqueroute suite aux récurrentes crises agricoles — sécheresses, calamités ou excès de pluie — attribuées au « changement climatique ».
À Ixtaltepec, une des localités zá les plus touchées par les séismes à répétition, on avait tenté, il y a quelques mois, d’assassiner le président municipal pour des raisons de conflits d’intérêts entre les entreprises de construction d’éoliennes se disputant les contrats pour la construction et la maintenance des parcs d’éoliennes de la zone. La dévastation d’Ixtaltepec a conduit beaucoup d’habitants à abandonner la ville, sans idée de retour ou dans l’attente que la situation revienne à la normale. L’économie locale — le commerce, l’agriculture, la fabrication de briques et la production de céramiques — hésite entre l’effondrement et le naufrage, à cause des tremblements de terre et des dernières pluies torrentielles. Le cours central de la rivière Los Perros, avec son pont principal fracturé, se trouve enterré sous plus de vingt mille tonnes de décombres, ce qui a valu une plainte devant la Profepa [3], qui a sanctionné l’autorité municipale d’une amende de trois millions de pesos, amende qui ne fut jamais payée, et les camions continuent à jeter les débris pratiquement dans le lit de la rivière. À Unión Hidalgo, de très grands fossés avaient été creusés suite à l’extraction de l’argile pour la fabrication des briques ; avec le temps se sont formés deux petits lacs dans la partie nord — Conasupo — et sud — calle Las Pilas — de la localité, avec des canards, des grenouilles, des serpents, des plantes et des arbres d’amate ; ces petits lacs auraient pu fonctionner comme des rétentions naturelles d’eau, chacun avec plus de dix mille mètres cubes. Aujourd’hui, ils se trouvent complètement remplis de détritus et le plus triste est que les voisins et beaucoup d’habitants pensent que les entreprises de démolition leur ont fait une « grande faveur ».
Juchitán est en grande partie détruit : palais municipal, églises, parcs, marché, hôtels, boutiques, maisons, tout se trouve effondré ! Surtout au centre, la partie la plus populeuse et la plus peuplée et dans les quartiers (ou sections) au sud de l’agglomération. Toute description sera trop courte et insuffisante ; toutes proportions gardées, les scènes rappellent tristement Berlin après la Seconde Guerre avec beaucoup moins de morts, c’était une vraie guerre avec un bombardement total ; ici les assassinats avaient commencé avant le tremblement de terre au compte-gouttes et les chiffres officiels, compte tenu du tremblement de terre, ne dépasse pas cent personnes. Dans l’après-midi du 8 septembre, Peña Nieto décrétait un « deuil national » debout sur les décombres du côté du palais municipal sous lesquels agonisaient deux policiers municipaux, dont les corps, sans vie, furent récupérés vingt-quatre heures après.
Les machines, qui réalisent la démolition de milliers d’habitations traditionnelles dans plus de vingt municipalités au centre et au sud de l’Isthme, sont la propriété des présidents municipaux, de « leurs amis », ou des entreprises qui travaillent à la construction d’éoliennes. Dans le cas d’Unión Hidalgo, l’urgence à réaliser ces démolitions était plus qu’évidente ; la remise de l’aide pour la reconstruction était conditionnée à la démolition totale de la maison alors même que les dommages étaient réparables en incorporant une structure métallique, recouverte de ciment, à l’ensemble architectural. La bonne affaire consiste à démolir entièrement la maison pour en construire une nouvelle selon un prototype défini par les entreprises de reconstruction, même si celui-ci n’a rien à voir avec la maison traditionnelle intégrée à la culture de la région. La Sedatu est la dépendance gouvernementale chargée d’administrer à travers Conavi et Bansefi [4] les aides à la reconstruction à l’aide de cartes magnétiques qui pourront être échangées contre des matériaux et de l’argent, selon les cas, dans des magasins, qui appartiennent généralement à des gens proches politiquement des gouvernements centraux. Dans le cas de l’Isthme cette manne bénéficie entre autres aux familles Gurrión et Zetuna, sans oublier la coopérative de ciment Cruz Azul. Les « amis constructeurs » du président Peña Nieto s’enrichissent grâce aux malheurs des habitants de l’Isthme, du Chiapas, du Morelos, de Puebla et de Mexico, cela quand l’auto-organisation des personnes sinistrées au niveau des quartiers ou au niveau des peuples aurait permis de réunir les matériaux de la région ou de les faire venir directement des usines de production — ce qui aurait permis la mise en œuvre d’une nouvelle politique communale de reconstruction économique intégrale des régions. Les mauvais gouvernements et l’armée empêchent et inhibent l’auto-organisation de la population, jouant avec la pauvreté et s’enrichissant avec le malheur.
La magnitude de désastre régional est vue par les gouvernements et les entreprises comme une opportunité à saisir pour tenter de déplacer toute la communauté et la municipalité ikoot (huave) de San Mateo del Mar sous le prétexte que le sol est impropre à la construction. La population ne croit ni le gouvernement ni les entreprises : comme pour San Dionisio del Mar, il apparaît évident, vu la situation de ces villages dans l’écosystème lagunaire et leur potentiel de génération d’énergie éolienne, que les entreprises cherchent à s’approprier des terres, en apparence désertiques, mais qui constituent le nœud vital de l’écosystème du golfe de Tehuantepec.
À San Miguel Chimalapa, municipalité ampeng (zoque), il y a eu plus de 600 maisons endommagées, beaucoup furent détruites sans qu’il y eût d’expertise objective. Face à l’indifférence absolue de l’INAH [5], deux joyaux architecturaux, uniques dans la région, son église principale et un édifice « centenaire », furent sur le point d’être détruits juste avant la visite de l’architecte Gyves et des membres du Conseil régional pour la reconstitution des peuples de l’Isthme — une initiative indigène « citoyenne » et indépendante des gouvernements et des partis. Cependant, la bataille engagée pour sauver et restaurer cette partie du « patrimoine culturel » n’est pas gagnée.
Ainsi vont les choses dans notre isthme. À un siècle de sa promulgation, notre Constitution [6] a été réformée, violée et ignorée, et, en ce mois d’octobre de l’année 2017, elle s’en va avec les dernières pluies, le vent des morts fouettant avec force le plat pays, le bruit des machines et des camions, qui ne cessent d’aller et venir, nuit et jour, dans leur labeur quotidien de démolition et de transport des décombres. Un nuage de poussière de briques, de ciment, de plâtre et de sable pénètre inévitablement par nos narines, il est alors difficile d’essayer de nous organiser : entre des crises de toux, des éternuements et avec le nez qui coule, pratiquement personne ne veut écouter, parler de politique, c’est triste, c’est le temps de Xu Gubiña, le temps qui vient après les tremblements de terre.
Ranchu Gubiña, Unión Hidalgo,
isthme de Tehuantepec,
Oaxaca, octobre 2017,
Carlos Manzo
Texte d’origine (en espagnol) :
[bleu violet] Ojarasca [/bleu violet] n° 247, novembre 2017.
Photographie : Benjamín Flores
Traduction : Georges Lapierre