Alta Gracia
Grand-place d’Oaxaca, campement des déplacés
de la Commune autonome de San Juan Copala,
le 23 octobre 2010.
La nouvelle de la mort de Heriberto Pazos [1] a couru très vite dans la capitale de l’État, des versions différentes commençaient à circuler, mais pour beaucoup de gens de la rue l’origine de l’attentat était claire. C’est qu’à Oaxaca on ne dit plus « méfiance est mère de sûreté », mais « méfiance envers Ulises Ruiz est mère de sûreté ».
Bien vite ont commencé à parvenir davantage d’informations : le MULT est en train de faire des blocages de rues, le MULT se dirige vers le palais de justice, le MULT se concentre à El Llano pour marcher sur le campement des déplacés de la Commune autonome de San Juan Copala.
À 4 heures de l’après-midi, des dizaines de personnes avaient confirmé cette version : à El Llano, le MULT s’apprêtait à marcher contre le campement des déplacés, sur la grand-place d’Oaxaca.
Dans le coin le plus éloigné du campement, la grand-mère indigène était toujours accroupie, tête basse, envahie de tristesse, comme elle l’avait été depuis la première fois où je l’ai vue, il y a une semaine. Les compañeras triquis se jetaient des coups d’œil entre elles, tout en portant leurs enfants ou en remuant le riz en train de frire dans la poêle sur le brasero. « Qu’est-ce qu’on va faire ? » pouvait-on lire dans chaque expression, dans chaque regard vers l’extérieur du campement.
Malgré plus de cinquante coups de téléphone avertissant le gouvernement fédéral de la situation, aucun corps de sécurité ne s’est présenté, au contraire, même la police touristique qui arpente la grand-place a disparu.
Les déplacés de San Juan Copala se sont réunis pour analyser la situation, et ils ont décidé de rester. Ils ont élaboré une idée d’attitude pour faire face, mais ils savaient bien qu’ils ne pourraient pas se défendre de leurs assaillants. La situation était tendue, les visages des femmes et des hommes reflétaient une profonde incertitude. Tous les présents étaient des survivants du siège contre San Juan Copala, et ils savaient bien que ce que le MULT venait chercher, c’était leurs vies, car il n’y avait plus rien d’autre à leur arracher.
Ils ont décidé d’affronter la situation qui se présenterait sans bouger de là.
- Ce qu’ils veulent, c’est qu’on lève le campement - dit Reyna - mais on ne va pas le faire.
Malgré la détermination, l’ambiance est extrêmement tendue. Mais les femmes et les hommes reprennent leurs besognes quotidiennes. Ce qui doit m’arriver, que ça m’arrive une bonne fois, semblent-ils penser.
Je continue à m’affairer à la rédaction d’un texte qu’ils m’ont demandé, lorsque les cris aigus d’une fillette me tirent de cette activité. C’est Alta Gracia, une enfant de trois ans, que María retient entre ses mains et qui fait une crise de colère.
Malgré son jeune âge, elle est très difficile à contrôler, María la tient à bout de bras pendant qu’Alta Gracia lui donne des coups de pied. María peut à peine maîtriser ses mouvements, elle essaie à tout prix de l’empêcher de se faire mal. Je m’approche pour donner un coup de main, je la prends dans mes bras et je lui caresse le dos en lui parlant tout doucement, tandis qu’elle crie de plus belle, de tous ses poumons, à gorge déployée.
- Elle va te mordre ! me dit María, alors que la petite tient déjà la peau de mon torse entre ses dents.
- Oui, je crois que oui, lui réponds-je au moment où m’arrive une seconde morsure.
- Je crois que tu manques d’entraînement, me dit María, et à présent c’est elle qui m’aide.
María improvise une camisole de force pour dominer les plus de vingt minutes qu’a duré la crise de rage d’Alta Gracia.
Nous commencions à plaisanter avec elle quand de nouveaux cris de petites filles ont envahi le campement.
- Pourquoi tu n’as pas fait attention à elle ?
Une femme triqui réprimande sa fille d’environ sept ans.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? demande María.
- Il y a que sa petite sœur était déjà à trois rues d’ici, on vient de me la ramener.
La gamine, d’environ deux ans, pieds nus comme d’habitude, s’était mise en chemin au moment où les gens étaient au maximum de la tension nerveuse. Personne ne s’en était rendu compte et elle, à la différence de ses routines d’exploration et de ses jeux quotidiens dans « la cour » du campement, elle avait commencé à s’en aller au loin, comme si elle pressentait le danger et voulait s’en éloigner.
Les enfants sentent toujours ce qui va se passer.
Cet après-midi-là, heureusement, le bon sens ou le calcul politique ont fait annuler la marche du MULT vers le campement des déplacés sur la grand-place d’Oaxaca.
Cela n’a pas empêché quelques excités de venir au campement proférer des menaces directes.
- Ils doivent être heureux - a dit Albino, de La Ladera, une communauté triqui - ils ont réussi ce qu’ils voulaient... Mais demain, ce sera leur tour.
Une heure plus tard, à 8 heures et quart du soir, trois hommes ostensiblement armés arrivent au campement, ils l’inspectent du regard puis s’en vont. À 11 heures du soir commencent les menaces de mort par Internet.
On prévoit une nuit très difficile.
- Et si on évacuait la plupart des compañeras et des enfants, et qu’on ne laissait ici qu’un piquet de garde ? ai-je demandé.
- Et où veux-tu qu’on aille ?
C’est vrai. Un bon point. Retourner à leurs maisons brûlées ? À leurs communautés lointaines où, de toute façon, on continue d’assassiner les déplacés ?
- On ne va pas s’en aller. On va rester ici. Quoi qu’il arrive - a dit Reyna, de sa voix calme, posée, et puis elle a conclu, regardant au loin une banderole, comme si elle se souvenait de quelque chose qui la rend très forte :
- Ils ont peur de nous parce que nous, nous n’avons pas peur.
C’est ça, le Mexique.
David Cilia Olmos
Traduit par el Viejo.