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Tremblements de terre au Mexique
Quand la gestion de la catastrophe
et la catastrophe de la gestion
ne font plus qu’un

jeudi 30 novembre 2017, par Alèssi Dell’Umbria

Tout le monde sait, depuis les ravages subis par La Nouvelle-Orléans en 2005, que la catastrophe naturelle est devenue un élément décisif dans les schémas de gouvernance.

Le 7 septembre 2017, un séisme d’une magnitude de 8,2 a frappé le sud du Mexique, principalement les États d’Oaxaca et du Chiapas. L’épicentre se situait dans l’isthme de Tehuantepec, où 78 morts furent recensés dont 37 dans la seule ville de Juchitán. Près de 60 000 maisons furent partiellement ou totalement endommagées. Le 14 septembre, des pluies torrentielles vinrent aggraver le sort des sinistrés sans toit.

La solidarité assurée par des organisations indigènes ou des réseaux mis en place pour l’occasion a heureusement permis dans un premier temps de ravitailler les gens de l’Isthme et de parer au plus pressé.

Parallèlement, le gouvernement fédéral dépêchait mille huit cents militaires dans l’Isthme. Ils y sont toujours, officiellement chargés de distribuer les dons provenant de diverses instances gouvernementales et d’organisations civiles type Croix-Rouge. Le gouverneur de l’État, Alejandro Murat, a annoncé que toute opération d’aide aux sinistrés devrait passer par les forces armées, sous l’argument d’éviter que celle-ci puisse être utilisée comme butin politique — et la soldatesque s’est empressée de remettre les vivres et fournitures aux élus du PRI [1] et de la COCEI [2] qui les ont redistribués à leurs seuls affiliés… Inversement, à plusieurs reprises des convois apportant l’aide d’organisations autonomes ont été bloqués par les militaires, et n’ont pu passer qu’après de laborieuses tractations.

Le 19 un tremblement de terre d’une magnitude de 7,1 a frappé cette fois la capitale, Mexico, et l’État voisin du Morelos, tuant 331 personnes. Les jours suivants, les camarades de Mexico dénonçaient la même stratégie que celle appliquée dans l’Isthme : « Sur les lieux du désastre, l’État s’interpose entre ceux qui travaillent pour éviter même qu’ils puissent communiquer et se coordonner entre eux (…). De ce que nous pouvons en apprécier, l’armée arrive sur les lieux de désastre, là où le peuple participe avec succès depuis des heures et des jours au sauvetage de vies en danger, et de manière autoritaire, met de côté les secouristes pour prendre le contrôle des lieux afin d’opérer de manière complètement inutile, en augmentant le risque de décès de ceux qui sont restés coincés sous les décombres. » [3]. Les mêmes soldats qui se font filmer par les médias après une opération de secours menée en réalité par de simples civils, décrètent que tels ou tels décombres doivent être déblayés au bulldozer et bloquent tout accès — et tout espoir de dégager d’autres survivants. Les habitants des quartiers sinistrés, non contents d’avoir perdu leur maison et parfois un proche, perdent aussi le contrôle des opérations de sauvetage. Il s’agit bien pour l’État de court-circuiter la communauté en train de se constituer à partir d’un territoire sinistré.

C’est dans le cadre du Plan DNA-III, qui définit les attributions de l’armée en cas de catastrophe naturelle, que les soldats ont été déployés [4]. De façon générale, dans les pays d’Amérique latine, l’État intègre de plus en plus systématiquement la gestion des catastrophes naturelles dans ses projections, lesquelles octroient un rôle prépondérant aux forces armées. Le fait d’intervenir pour « aider les gens » justifie une présence militaire destinée à durer dans des zones à problèmes, tout en esquivant les critiques. L’assistance humanitaire ainsi pensée et organisée fonctionne en dernière issue comme une technique de contre-insurrection préventive. Il se trouve que l’Isthme constitue une zone géostratégique convoitée par de nombreux investisseurs et différents plans se sont succédé dans le but d’en faire un corridor industrialo-portuaire reliant le Golfe au Pacifique. Depuis plusieurs années, les communautés indigènes y sont mobilisées contre les mégaprojets éoliens et à présent contre des projets miniers [5]. La présence militaire pourrait donc se prolonger, et cet état d’urgence durer…

Tous les pueblos de l’Isthme impliqués dans la lutte contre les mégaprojets éoliens ont été gravement touchés : San Dionisio del Mar, San Mateo del Mar, Unión Hidalgo, Juchitán [6]. À San Dionisio ainsi qu’à la colonia Alvaro Obregón de Juchitán, où l’assemblée communautaire ne reconnaît plus les autorités officielles à la suite du conflit éolien, la majorité des familles s’est trouvée exclue des secours officiels.

La catastrophe n’est pas seulement le tremblement de terre, elle est aussi ce qui advient à sa suite. Car il s’agit de reconstruire radicalement l’espace des villes et villages sinistrés en faisant table rase. La catastrophe a l’avantage de couper court à toute contestation. Ainsi les bombardements aériens de la Seconde Guerre mondiale ayant habitué les gens des villes, en Europe, à subir des démolitions radicales, les autorités purent ensuite en opérer d’autres, cette fois à ras du sol et en temps de paix : sans cette résignation au désastre, les politiques urbaines fonctionnalistes de la seconde moitié du XXe siècle n’auraient pu balayer si facilement des siècles de culture urbaine, sédimentées dans ces quartiers détruits. Plus récemment les habitants de l’Aquila, en Italie, frappés par un tremblement de terre meurtrier en 2009, ont payé pour savoir que la gestion de la catastrophe et la catastrophe de la gestion ne font plus qu’un.

Qu’elle soit d’origine naturelle ou industrielle, qu’elle prenne la forme d’un tremblement de terre, d’un tsunami, d’une fuite toxique ou d’un bombardement aérien, la catastrophe réduit ses victimes à la vie nue, condition politiquement insignifiante et rêvée pour les gouvernants. Dans l’Isthme, il s’agit de précipiter l’occidentalisation des indigènes, condition d’une colonisation industrielle de la région qui pour l’heure se heurte à des résistances. Une reconstruction aux normes, confiée à des entreprises du BTP liées aux partis politiques, permettra d’effacer les modes d’habitat traditionnels. Une fois rasées les maisons traditionnelles d’adobe, de brique, de tuiles et de bois, les relogés devront se caser dans les cubes de béton de 50 mètres carrés type Infonavit [7]. Et tant pis s’ils n’auront plus de patio où suspendre leurs hamacs : il leur suffira de contracter un crédit pour s’acheter des sofas et faire salon… Et tant pis si le béton accumule la chaleur, il leur suffira de s’acheter des ventilateurs ou des climatiseurs...

« Comment pourrions-nous vivre sans nos patios traditionnels ? » s’interrogent les Istmeños sinistrés. Leurs formes de vie, inscrites dans la construction même des maisons, sont directement menacées et si beaucoup se sont laissé abuser, acceptant de laisser démolir des maisons qui auraient pu être réparées, d’autres s’organisent : « Nous qui sommes du Conseil citoyen pour la reconstitution d’Unión Hidalgo et des pueblos de l’Isthme sommes opposés aux démolitions, à moins que la maison soit complètement affaissée, il s’agit d’un attentat contre notre patrimoine historique et culturel... »

C’est clair que dans leur hâte à démolir, et les gens s’en sont rendu compte, ils se font un business bien juteux : la location de machines est facturée à chacun à plus de 500 pesos l’heure, et les transports de décombres qui sont déposés dans des lieux inadéquats comme le terrain de sport ou sur les chemin charretiers ou sur le bord de la route sont facturés aux environs de 300 pesos, tout un business de la démolition… et il n’est pas surprenant que les entreprises éoliennes soient impliquées là-dedans, en tout cas certaines des machines et camions portent une bâche avec le nom Éolica del Sur, Demex ou Acciona. Le pire est qu’ils abusent des gens en leur disant que s’ils n’acceptent pas la démolition ils ne recevront pas la carte... déclare un camarade d’Unión [8]. En effet, chaque famille sinistrée est censée recevoir du gouvernement fédéral une carte ouvrant un crédit de 120 000 pesos maximum, la moitié en matériel de construction. Une somme insuffisante pour bâtir une maison digne de ce nom, et qui les obligera à s’en remettre à des entreprises travaillant à bas prix…

« Nous attirons aussi l’attention sur la tentative de spoliation et de déplacement forcé des victimes…Tant dans les communautés rurales que dans les villes affectées, les désastres servent de prétexte pour nettoyer de leurs habitants les zones ayant de l’intérêt pour le grand capital. Dans les villes, principalement à Mexico, le séisme sert à accélérer le processus de gentrification et à distribuer de nouveaux terrains aux mafias immobilières associées aux politiciens de toutes les couleurs politiques… » déclarent en écho les camarades de Mexico.

En ce moment nos amis et camarades de l’Isthme mettent en commun leurs efforts et leurs savoir-faire afin de reconstruire leurs maisons, comme un tequio de longue haleine [9]. Nous invitons à les aider. Des soirées de soutien sont organisées, la prochaine aura lieu à Liège le 15 décembre, à la Casa Nicaragua (23, rue Pierreuse) à partir de 18 heures. Il s’agit juste de soutenir des gens qui, ces dernières années, ont courageusement résisté et défendu leurs terres et leur territoire. L’argent récolté sera remis aux assemblées communautaires en lutte, contre un reçu attestant qu’il ne s’est pas perdu en chemin, dans les faux frais d’une quelconque ONG…

Alèssi Dell’Umbria
Source : LundiMatin,
6 novembre 2017.

Notes

[1Le Parti révolutionnaire institutionnel, véritable parti-État mexicain au pouvoir de 1929 à 2000, a reconquis la présidence de la République en 2012 (note de “la voie du jaguar”).

[2La Coalición Obrera, Campesina, Estudiantil del Istmo (Coalition ouvrière, paysanne et étudiante de l’Isthme), née dans les années 1980, sert aujourd’hui les intérêts politique et économique dominants (note de “la voie du jaguar”).

[3Déclaration de brigadistes et solidaires adhérents et sympathisants de la Sexta, réunis au Café Zapata Vive, Mexico DF, le 21 septembre 2017.

[4Alejandro Frenkel, Lucas Magliola, Defensa, Fuerzas Armadas y desastres naturales : ¿cooperación o militarización ?.

[5L’un de ces projets éoliens, auquel s’opposent les habitants de San Blas Atempa, est d’ailleurs destiné à fournir en électricité la base aérienne militaire d’Ixtepec…

[6Pueblos que l’on voit dans le film Istmeño, le vent de la révolte.

[7Instituto del Fondo Nacional de la Vivienda para los Trabajadores (Institut du fonds national du logement des travailleurs), fondé en 1972 l’ex-président Luis Echeverría (note de “la voie du jaguar”).

[8Déclaration de Carlos Manzo, 7 octobre 2017.

[9Le tequio est un travail collectif et bénévole au service de la communauté, pour des taches d’entretien ou de construction le plus souvent. Se dérober à l’obligation morale du tequio est considéré comme une honte.

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