la voie du jaguar

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Tous(se) aux machines (à coudre)

mercredi 8 avril 2020, par Natalie

Paris, le 7 avril 2020
Amis,

En ces heures fort particulières vous voudrez bien, avant tout, me pardonner quelques élucubrations pour certaines par trop évidentes. Il se trouve qu’en lisant des écrits récents publiés sur “la voie du jaguar”, j’y ai perçu une sorte de dialogue entre textes et, pour rompre la monotonie de la solitude peut-être, j’ai eu envie d’y adjoindre le mien tricotage (la raison objective en est que, devenue ici familière de la compagnie des vaches et, le bétail étant régulièrement cité comme source possible de pandémie ces derniers temps, je n’ai pu résister à l’envie de meugler quelques vues).

Or donc, chacun y va de ses vues, de ses analyses, de ses vérités, chacune prise dans une subjectivité, une vie. Chacun y va donc allègrement de la poursuite infinie du récit… mais pourquoi donc écrire à l’heure qu’il est ? (Les éditeurs déconfinés vont crouler sous les manuscrits !) Eh bien car actuellement le salut passe, d’après ce que l’on nous explique à l’envi, soit par le fait de faire quelque chose d’utile pour les autres, soit quelque chose qui soit solidement ancré au cœur des aspirations profondes de chacun.

À partir de quoi, j’en suis à me demander s’il ne serait pas judicieux de créer urgemment le « parti d’en rien », celui de l’inter-minables, soit le rassemblement d’un milliard de connards supposées, de vieux, de taulards, d’exilés, de clochards, qui eux aussi voient passer ce temps étrange filant à la vitesse de la lumière d’une journée collée à l’indifférencié des précédentes à l’horizon d’une durée interminable. Ce parti a toutes ses chances, car ils sont fort nombreux ceux qui n’ont que faire d’utile pour les autres quand ils peinent à s’aider eux-mêmes, et qu’à trop galérer, voire à se faire maltraiter ou même éliminer [1], les désirs « nobles » les ont — qui sait ? — désertés.

Ainsi il nous faut envisager, nous aussi, de guerroyer. Mais dans quelle direction ? Car si l’on en revient à ce dialogue supposé sur “la voie du jaguar”, faudra-t-il combattre la négativité ou prêcher le désespoir ? Faudra-il ranger le matérialisme aux oubliettes pour retisser un lien avec une forme de sacré, lequel est une expression humaine de la vie, ou bien faudra-t-il espérer que l’État défaille de la crainte même qui le saisit devant sa propre stupidité ? (Tout cela est si vite torché… si critique il y a, elle sera sans aucun doute cinglante.)

Cela dit, créer un parti, est-ce bien raisonnable ? (En ces temps tristes et maussades cela occuperait.) Mais voici la question sous-jacente : pourquoi diantre sommes-nous des animaux politiques ? Très vite dit, cela pourrait donner ceci : héritiers de la Révolution — des droits de l’Homme —, elle-même héritière du christianisme, soit de l’Humain considéré comme Être suprême (car Dieu sacrifia son fils, Être absolu et… humain, notre frère de sang en quelque sorte), nous sommes ces homos attachés au Texte, à la Loi, elle-même garantie par une instance supérieure, actuellement l’État.

Quelles fonctions « sociales » ont d’autres récits, ceux des sociétés sans État ? Je suis mal qualifiée pour en décider, mais, pour le dire vite, il s’agit de toute façon de faire tenir un groupe ensemble, un groupe sans pratique politique telle que nous l’entendons, puisque celle-ci suppose qu’existe quelque chose du droit lié à une instance supérieure définissant la Loi au nom de tous, soit une pratique qui, en sa modernité, advint dans nos contrées en particulier lors de la séparation entre l’Église et l’État.

Voyons voir, il semblerait qu’actuellement Homo Occidentalus (et il n’est pas le seul) soit mal barré pour en finir fissa avec l’État ou, plus compliqué encore, avec la Loi.

(On remarquera ici que Dieu, comme la Loi, sont de ces instances suprêmes qui font figure à la fois de possible salut ou de punition. En quoi ces instances du bien et du mal sont — à notre image peut-être : corps et âme — quelque peu binaires.)

Mettons un instant de côté les institutions de l’homo en question, soit État, nation, etc., mettons même de côté son histoire… Mais pourquoi diantre l’humain a-t-il besoin de s’inventer des récits qui font tenir le collectif ensemble ? Et, du reste, puisqu’on y est, pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

En fait, il semblerait que ces questions se posent de longue date aux être parlants que nous sommes et, justement, Homo Occidentalus semble avoir cette particularité de se poser d’infinies questions. En dignes représentants de l’espèce, répondons donc, mais à la surface des choses puisque d’où vient la matière ? On n’en sait rien. La science du Big Bang, qui nous est chère, ne sait pas, elle non plus, répondre à cette question. Elle ne nous dit rien en effet, de l’espace-temps dans lequel le Big Bang aurait eu lieu. Tentons donc une réponse en surface (mais de quoi ?) : parler, fabriquer, avoir par ce fait accès au symbolique, n’est pas une mince affaire… cela crée en particulier la possibilité de se poser des questions et de leur inventer des réponses.

Mais ces réponses, tricotées en autant de récits possibles, sont elles avant tout là pour créer du collectif, où sont-elles simplement une sorte de récit familial inaugural ? Autrement dit, sont-ce les « institutions » qui se forgent un récit unifiant, ou le récit préside-t-il à la constitution d’« institutions » ?

Question type d’un Homo Occidentalus en quête d’efficace pour un devenir politique plus réjouissant, car bien des humains sans doute ne se sont pas pris la tête avec ce type de coupage de cheveux en quatre (… Dieu ce que les Lumières nous ont fatigué la tête en décrétant que la raison aurait raison des ténèbres).

Mais descendons encore d’un étage : le sujet peut-il exister en tant que « pur sujet » ? Quelles chances a-t-il de se déprendre, si nécessaire, de son héritage familial, et des normes et valeurs — un récit — de la société dans laquelle il vient au monde ?

Quoi qu’il en soit de toutes ces questions d’Homo Occidentalus égocentré, de cette morgue donc, la mort rôde en ce moment. Et il y a fort à parier que la grande faucheuse — soit le temps et les questions existentielles qu’il soulève — est l’un des rouages majeurs de la création des récits dont il semble être question ici. Se pourrait-il par ailleurs que, dans nos contrées, nous ayons tenté l’impossible afin d’être le moins familiers qu’il soit avec cette éminente emmerdeuse ?

Pour prendre un exemple vraiment trivial, mais récent : supplantés par les réseaux sociaux, les mails sont en passe d’être rangés, avec bien d’autres choses, ou êtres, au rayon des obsolètes. On en déduira que le temps du changement permanent, campé en valeur positive, obère la durée du deuil, soit le souvenir d’un avant qui ne soit pas de pure nostalgie mais qui fasse mémoire. Et ce temps de l’oubli, confinant au déni de la finitude, n’a fait que s’accélérer toujours un peu plus.

Dans un registre connexe (celui de l’efficace des mathématiques), et même si le raccourci est facile, remarquons que le peu qu’il reste de rituels s’est transformé, dernièrement, en chiffres à ne pas dépasser : maximum 20 personnes aux obsèques (chiffre labellisé État français, au même titre que le joyeux concept de « Nation apprenante »).

Onglet « Nation apprenante » sur France Culture

Conclusion rapide (et un peu décalée) à ces élucubrations sur la question complexe de la place du récit : il semble urgent de rétablir l’ordre de la lenteur… et sans avoir peur d’en mourir, au bout des comptes.

On s’était efforcée de montrer, dans « Le plancher des vaches », en quoi nous sommes gouvernés par le sacro-saint Objectif (valeur virilisante) soutenu par une figure du temps circulaire (un futur éternellement présent), ces deux maîtres ayant pour visée de nous inscrire dans le cycle éternel d’une scientificité de la plus-value, science totalisante qui prétend fondre le vivant et l’inanimé dans un même « projet » global. En d’autres termes, une science de l’abolition des limites, ou de l’éclatement, que ce soit au niveau temporel ou corporel/matériel.

Sans doute sommes-nous actuellement dans un moment inédit pour nous, par le frein mis, non pas aux objectifs qui n’ont fait que se renforcer — via le credo guerrier et l’affichage presque quotidien du nombre de contrôles et prunes, via aussi la comptabilité, le compactage en courbe des morts, son pic attendu — mais par cette temporalité « en avant » subitement interrompue. L’urgence est telle, pour les personnels médicaux, qu’ils sont probablement aux prises avec un temps sans fin, il en va de même pour ceux qui sont assignés à résidence, pris dans un temps suspendu, presque un temps d’au-delà, une fiction, qui attend son récit commun ?

Mais, se pourrait-il que cette forme d’au-delà soit, aussi étrange que cela puisse paraître, une forme de notre paradis ? Il semblerait en effet que le voisinage de la mort puisse lui aussi être quelque peu binaire, en tout cas possiblement ambivalent : malgré la peur qui rôde, et à condition de ne pas être écrasé par les angoisses matérielles, on peut avoir le sentiment fugace d’être soulagé du poids de la temporalité, voire même d’en jouir par instants.

Ce qui pourrait se traduire comme ceci : si le graal du global (visée du Capital), l’Objectif maître donc, semble pouvoir prendre du plomb dans l’aile, ses défenseurs n’ont pas dit leur dernier mot. En voici une illustration anecdotique piquée à un prestataire de formation continue : « Aujourd’hui, le temps semble se mettre entre parenthèses, comme indifférent face à ce changement planétaire qui nous impacte tant. Il n’y a nulle part de prophétie, juste une réalité tellement changeante, si forte, imprévisible et monstrueuse presque, qu’elle en bouleverse tous nos repères et submerge nos modes d’actions. » À partir de quoi, l’offre de services, pour l’après (« Transformer les inquiétudes en plan d’actions, c’est ce que nous vous proposons ! ») se présente ainsi :

Merde, il va encore falloir changer de changement ! Mais en fait, pas vraiment, le terme est du reste en passe de faire vieillot, car nous serions enfin entrés de plain-pied dans l’ère déjà entamée de la mutation (terme très utilisé) ou de la transformation.

N’enterrons pas trop rapidement les possibles cependant, car tant de gens se posaient déjà des questions abyssales sur la marche et même le devenir du monde ; à présent ils sont en train d’expérimenter un dégoût profond pour la façon dont ils sont dirigés (à tous les niveaux). Et voilà qu’ils ont de quoi en mesurer la profondeur absolue et, pour certains, ils ont enfin le temps d’y penser.

Mais, tant de morts auront été dénombrés ; reste à espérer que le décompte macabre ne se prolonge pas d’une façon ou d’une autre ; quoi qu’il en soit, il va sans doute être question de se serrer très sérieusement les coudes.

En attendant d’être (qui sait ?) finement déconfinée, dans cette temporalité étrange, cet arrêt d’un futur programmé, et puisque l’invention d’un récit collectif pluriel est encore suspendue à un possible devenir, voilà qu’à m’user les yeux sur ce fichier depuis des heures évanouies, j’entrevois qu’il me faudrait les décoller de l’aplat de l’écran au-delà duquel, dans des profondeurs insondables, un Dieu contemporain loge sa balance ambiguë…

Mais voilà que, diantre, il m’apparaît !

Conclusion de cette révélation : comme déjà suggéré, il est confirmé que la lenteur se doit d’être hissée au rang de cause politique majeure.

Venons-en donc, pour conclure, au programme du parti déjà évoqué : il consiste, dans un premier temps, à promouvoir l’annulation et le report du premier tour des élections municipales, et cela, comme vous l’aurez compris, car il est urgent que la précipitation mortifère cesse enfin. Or vous l’avez constaté, que ce soit avec la décision expresse d’user du 49.3, lors de la première réunion de crise Covid-19, ou l’annonce que tout lieu de réjouissance sociale allait fermer quelques heures plus tard et, le lendemain dimanche, l’interdiction d’aller prier compensée par l’injonction d’aller voter, vous l’avez constaté donc, nous sommes sans conteste gouvernés par des sniffeurs de coke.

De façon à être efficaces au plus tôt, en tant que préfiguratrice du parti suscité, je vous livre le slogan à éditer (format A3 minimum) :

Sus à la précipitation mortifère imposée à en marche forcée.
Faites-nous sortir au plus tôt pour rejouer intégralement la partie des municipales !

Soyez cohérents avant d’aller faire votre collage nocturne, commencez par cocher la case « activité physique » sur vos deux ou trois bons de sortie du jour. Et surtout, pour l’image de notre cause, il est impératif que, quoi qu’il arrive, vous vous absteniez de courir (n’ayez pas l’air de ressembler à l’un de ces joggers pressés, en passe avec leurs nouveaux horaires dédiés de ne plus expectorer que sur les seules personnes se rendant au travail ou en rentrant). De plus, et toujours pour notre image de marque, il vous est expressément demandé de vous confectionner un masque. Au fait, saviez-vous que, si nos dirigeants n’osent le dire tant ils ont pu professer d’âneries sur le sujet, porter un masque semble néanmoins avoir une efficacité réelle (critérisée à l’heure actuelle en non-morts).

Efficace, le mot est lâché, car il ne saurait être question d’avoir peur d’adhérer à cette grande valeur contemporaine qu’est l’efficacité. Efficace donc, mais à la seule condition que tout le monde en porte un, de masque. Du reste, cette pratique sera très probablement maintenue dans notre programme d’avenir (en 5G et autres pistages sans doute) [2] et, quant au passé récent, il y a fort à parier que, si la chose avait été réglée début mars vraisemblablement en moins d’une semaine (les Tchèques l’ont fait et en sont déjà aux concours de beauté masquée), nous aurions eu droit à quelques plus grandes libéralités en matière de « distanciation sociale », laquelle, bien nommée, devrait nous être serinée pour ce qu’elle est : une simple distance physique.

Tout cela donc, pour vous enjoindre de rejoindre promptement la lutte qu’il nous faut mener céans pour rétablir la primeur de la lenteur. Ce qui suppose, et vous l’aurez compris, qu’aussi opiniâtre que Pénélope vous vous adonniez pour commencer à l’exercice du tissage ou de la couture (mais d’aucuns prétendent qu’un simple sopalin et deux élastiques suffisent).

Amitiés,
Natalie

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