Cher ami,
L’État-capital en est réduit à une gestion de plus en plus répressive de la violence et ses chiens de garde n’hésitent pas à nous écraser dès que nous essayons de briser le joug de la marchandise. Les forces de l’ordre entrent en tirant dans les hôpitaux et les écoles, nous terrorisent dans nos maisons, nous font disparaître, nous emprisonnent, nous mutilent dans les rues. Le théâtre politique cherche à normaliser cette situation en utilisant les outils et les mécanismes de la démocratie. Il y a quelques jours, le Conseil de sécurité nationale, qui rassemble les plus hauts représentants de la dictature bureaucratique militarisée, a été convoqué pour organiser la répression et une série de projets de loi a été annoncée pour criminaliser les manifestations.
Depuis le début, il s’agit d’une lutte tenace contre toute la logique du monde marchand. Les étudiants qui ont allumé la première étincelle de l’insurrection en refusant de payer ont affirmé la possibilité d’un nouveau mode de vie contre la barbarie économique. C’est pour cela que ce soulèvement a rapidement trouvé ses complices dans tous les territoires. Ce qui identifie les insurgés, c’est la conscience que la vie sous la domination de l’argent est matériellement et spirituellement misérable et il n’y a pas de raison que cela soit ainsi.
Notre énergie libidinale, se trouvant maintenant détachée — pour un instant — de la tyrannie du travail salarié, se transforme en pure créativité et en fête dans la rue ! Elle est visible sous de multiples expressions. Dans certaines villes, par exemple, il y a ceux qui ont assumé la noble tâche de démolir les monuments des répresseurs coloniaux et modernes, de réaliser de grands actes de justice poétique comme celui de mettre la tête de l’un d’entre eux dans la main de l’une des figures héroïques de la résistance mapuche ou de piller des églises et monter des barricades avec leur mobilier. Certaines rues et places ont également été rebaptisées spontanément en souvenir des événements que nous avons vécus ces dernières semaines (place de la Dignité, du 18-Octobre, etc.). Dans toutes les rues il y a des fêtes spontanées au milieu des gaz lacrymogènes et des balles ; avec une cuillère en bois et un pot cabossé nous sommes tous musiciens ! Chacun sait ce qu’il veut faire, et démontre à ceux de la technocratie qu’aucune autorité n’est nécessaire pour prendre des décisions sur l’organisation de notre vie. L’intelligence et la générosité jaillissent de la masse des vivants.
Comment faire face au terrorisme d’État ? Les moyens d’abrutissement de masse répètent le message des politiciens et des experts comme un mantra : quoi qu’il arrive, nous devons retrouver la paix. De quoi parlent-ils ? Cette paix n’était que la « coexistence pacifique » des mensonges qui règnent. N’était que cette normalité qui concentrait le massacre dans le sud du Chili contre les Mapuches, contre les populations marginalisées des villes (La Legua, Lo Hermida, etc.), dans les territoires fortement pollués pour les besoins du profit (Quintero, Puchuncaví, etc.), ou bien le maintenait « à faible intensité » car la vie que nous menions nous tuait à petits feux, à coups d’infarctus, de tumeurs cancérigènes ou de dépression. Aujourd’hui, en revanche, l’enveloppe des relations sociales capitalistes a craqué et nous voyons émerger la violence structurelle qu’elles engendrent : « Le Chili s’est réveillé », dit le cri collectif.
Dans l’extrême grotesque du monde à l’envers, les politiciens accrochés au pouvoir essaient de nous diviser en servant leur vieux discours moralisateur et culpabilisateur. Ces derniers jours, une nouvelle forme de manifestation sociale est apparue. Les masses arrêtent la circulation, les automobilistes doivent sortir de leurs véhicules et danser avec les gens pour qu’on les laisse passer. Dimanche après-midi, un citoyen américain qui se trouvait au milieu d’une de ces manifestations a tiré sur ceux qui protestaient, affirmant qu’il s’agissait de « défense légitime ». Depuis, l’État condamne ce type de manifestation comme torture psychologique. C’est une « pratique fasciste », disent-ils, « une forme d’humiliation pour vous enlever votre dignité et vous dire que votre vie ne vous appartient pas, que nous la contrôlons et que vous ferez ce que nous vous demandons de faire ». Quelle ridicule absurdité ! Pour eux, cette forme de rencontre sociale est comparable à la violence de l’extermination nazie car la coquille de leur névrose empêche toute spontanéité et, pour la première fois, face à l’irruption de la vitalité, ils éprouvent la terrible douleur de leur congélation. Ils ne peuvent pas jouer ; la seule chose qu’ils peuvent vouloir, c’est que nous soyons là pour leur lécher les bottes dans le silence de leur absence de vie. Ce sont les gilets jaunes [1], ceux qui sortent avec des armes (battes de base-ball, clubs de golf et pistolets) en chantant l’hymne national, prient pour défendre ce monde qui s’écroule et prétendent que les gens qui donnent à manger et à boire dans les manifestations sont financés par des factions internationales de gauche. Les pauvres ! Ils n’ont jamais connu la solidarité humaine : pour eux tout s’achète, même l’empathie.
Il y a ceux qui craignent que ce grand soulèvement ne se termine dans un bain de sang. Je sais que le sang sera versé, que ce soit par les forces de l’ordre qui parviennent à nous écraser ou que nous parvenions, nous, à les dissoudre et à nous en libérer ainsi que de l’obligation du travail salarié pour toujours. Mais, bien qu’il n’y ait aucune garantie de victoire finale sur le système producteur de marchandises, cette rupture nous a apporté un tel plaisir collectif qu’elle contient, ici et maintenant, un triomphe du mouvement contre la non-vie capitaliste.
Bien qu’ils veuillent continuer à nous sucer le sang et à nous faire reprendre le travail, pour nous isoler, nous faire vivre pour acheter, et qu’ils essaient de canaliser l’énergie de ce soulèvement en nous offrant une nouvelle distribution de la misère, le masque du bien-être social du pouvoir est tombé. Pour la première fois, nous observons collectivement, sans crainte, le visage grotesque du clientélisme politique, la nature violente de la démocratie, le cynisme des gestionnaires de la réorganisation sociale et le terrorisme de l’État mafieux, et nous réalisons que nous n’avons qu’un seul choix : nous libérer de l’esclavage volontaire et organiser la production de tous les aspects de notre vie sociale.
Plus de vingt jours de ce travail collectif sont passés. Nous sommes encore éveillés, plus vivants que jamais. Ils nous ont tant enlevé que nous avons perdu jusqu’à notre peur. Avec ou sans appel officiel, les gens descendent massivement dans les rues de plusieurs villes du Chili. C’est comme si la lutte pour la vie s’était transformée en un mode de vie.
Nos morts nous inspirent à faire surgir en nous une nouvelle vie.
Traduit de l’espagnol (Chili) par Marina Urquidi.