(...) À propos du Chili ces jours-ci, il me semble que le terrorisme sanitaire et la farce électorale ont fini par écraser la force insurrectionnelle créatrice qui nous avait tous réveillés ici de la main des jeunes générations. Toutes les raisons qui ont motivé ce soulèvement sont toujours là, et il semble même que les conditions existentielles de tous se soient dégradées, mais ce grand rejet collectif d’il y a quelques mois (Non à l’appauvrissement enduré jusqu’à l’insupportable ! Non à la compétition impitoyable entre frères et sœurs, non à une existence où nous ne sommes que de simples machines à consommer et à travailler, etc.) n’a pas réussi à avancer dans la création de nouvelles formes de vie. Au contraire, cette lutte qui faisait revivre l’essence humaine en chacun de nous a été figée dans une sorte de simulation.
Il y a encore des manifestations sur la plaza de la Dignidad (et dans d’autres places et territoires du Chili), mais elles n’ont plus le monde ou la fraîcheur d’avant. Je vois qu’une grande partie du peuple gaspille son énergie vitale, d’une part, dans une absurde confrontation avec la police et, d’autre, à rentrer dans un dialogue de sourds avec le pouvoir. Les premiers offrent leur corps comme matière première à la machine répressive et nourrissent ainsi le rituel qui permet aux policiers de s’affirmer dans leur rôle de subjugueur invincible. Les seconds, croyant aller dans le sens du changement, sont vampirisés par le cadavre de la politique et nourrissent le rituel d’aliénation sur lequel se fonde la normalité capitaliste. Bref, la force insurrectionnelle créatrice reste éteinte car la lutte pour la vie, au lieu de se dérouler sur son propre territoire, en la créant, continue à se dérouler sur le terrain du capital, sans avoir fait aucun saut qualitatif, pas de rupture avec l’ordre de la misère.
Comment sortirons-nous de cette impasse ? Est-ce qu’elle va durer encore trente ans ? Que pourrait la propagation d’un sentiment d’indignité face à l’aggravation des contradictions (qui semble déjà en cours ici) ? Le « triomphe électoral », qui aurait annoncé la fin de l’héritage de Pinochet, est en train de se transformer en cauchemar et en labyrinthe bureaucratique qui exclut les aspirations et les possibilités réelles de participation de la majorité qui a voté pour le changement de la Constitution et réaffirme le pouvoir du vieux monde. Les jeunes prisonniers de la révolte sont accusés sans preuves et condamnés à plusieurs années de prison, tandis que les chefs d’entreprise chiliens sont condamnés à des cours d’éthique pour escroquerie et vol à visage découvert à des millions de personnes, etc.). Comment provoquer la sortie de l’impasse ?
(…) Par bien des aspects, la normalité capitaliste a récupéré pas mal de terrain. Le ras-le-bol social augmente mais ne paraît pas échapper au rituel de la confrontation directe dans la rue. Cette confrontation aboutira-t-elle, dans les territoires que nous habitons, à résoudre nos problèmes de première nécessité ou allons-nous rester dans les territoires symboliques où le pouvoir gère nos rages réprimées ? À ce jour, les protestations continuent mais elles se transforment en un sanglant spectacle de mutilation des masses, complètement intégré par la nouvelle politique publique d’administration des populations « excédentaires ». En gros, la cité devient ce qu’ils rappellent qu’elle fut : un lieu inhospitalier, violent, peuplé par des individus hostiles.
La mort de l’insurrection m’a laissé assez triste et déçue pendant longtemps. Me faisaient mal tous les morts, tous les mutilés, tous les emprisonnés, toute la puissance réduite au néant. Petit à petit, cependant, j’ai affiné en moi son moment de vérité, ce que cette expérience m’a appris dans la chair et sa mémoire, se sont transformés en invitation et en appel. Bien que je ne sache pas vraiment ce qui nous sortira collectivement de cette impasse, ce que je sais c’est que je n’en suis plus à attendre la révolution sociale pour affirmer, ici et maintenant, une nouvelle manière d’être dont le pôle magnétique soit la vie, ma vie. Peut-être que cela semble un peu égoïste, mais je sais que tu comprends ce que je veux dire, tu l’as dit : « apprendre à vivre, ce n’est pas apprendre à survivre ».
Quel monde serait le nôtre si chacun décidait d’être ce qu’il est et non ce que les autres veulent qu’il soit ? Et s’ils pouvaient mettre les besoins de leur être essentiel au centre de leur existence au lieu des exigences de la communauté abstraite de l’argent ? Je pense que s’il y a jamais une révolution qui met fin au mode de destruction du capital, affirmant la vie de la communauté humaine, elle ne pourra pas venir d’une lutte sacrificielle, mais plutôt de la contagion de la joie d’exister au-delà toutes les identifications qui nous opposent et nous séparent de nous-mêmes et du tout.
Donne-moi tes impressions sur ce qui se passe en France et dans le monde.
Traduction Josep Coromini
Réponse de Raoul Vaneigem
(...) Je te remercie de ton message. Il rend compte avec beaucoup de clarté d’une situation qui présente pas mal de similitudes avec la France. Un ami a traduit ton analyse en français et je vais la communiquer aux insurgés qui ne « désarment » pas. Pour répondre à ton souhait, il m’a paru pertinent de formuler une série de thèses sur l’état des lieux et des temps. Tu les trouveras en pièce jointe (je vais peut-être les faire éditer en petit pamphlet car je crains une offensive de la censure sur le Net).
Je persiste à penser qu’un grand éveil des consciences sortira tôt ou tard de leur torpeur celles et ceux qui dorment sur le grand possible. (...)