Le mégaprojet dénommé Train maya prévoit la construction d’une ligne ferroviaire de plus de 1 400 kilomètres à travers les États du Chiapas, de Tabasco, de Campeche, du Yucatán et du Quintana Roo, dans le sud-est du Mexique pour transporter marchandises et passagers. Selon les documents et les déclarations officielles, cette ligne facilitera le transport, notamment de l’essence et des produits qui sont consommés dans la zone touristique appelée Riviera maya, dans le nord du Quintana Roo. Il accélérera le développement touristique en facilitant l’accès à des zones peu connectées (comme Calakmul), et la connexion entre divers pôles attirant un tourisme de masse (Cancún, Chichén Itzá) et d’autres en voie de développement (Palenque, Bacalar, Valladolid).
J’insisterai sur deux des risques de ce mégaprojet : le premier lié à la volonté de réaménager le territoire, c’est-à-dire d’intervenir sur le territoire et la société pour les « réaménager » en fonction d’un hypothétique « développement » centré sur l’expansion du tourisme dans des zones actuellement en marge de l’industrie touristique. Le second risque réside dans la marchandisation de la culture, la réduisant à la création de produits et d’événements destinés au divertissement. La relation étroite entre territoire et culture, qui caractérise tout groupe social, est doublement bouleversée et les impacts possibles sur les peuples indiens mayas ont suscité leur opposition radicale au mégaprojet tel qu’il est conçu.
Ce projet, en plus de créer un service de transport ferroviaire et un corridor touristique, prévoit de réaménager la péninsule et d’intégrer d’autres régions en dynamisant l’industrie énergétique, l’agro-industrie et le développement technologique, principalement en fonction de l’industrie touristique. Il prévoit la création de dix-huit noyaux urbains ou villages touristiques allant jusqu’à mille hectares, soit comme de « nouveaux centres de peuplement », soit comme extension de ceux qui existent déjà, sous l’égide de l’agence des Nations unies, ONU-Habitat, mais sans qu’à ce jour soient connus les plans d’urbanismes.
À côté de la construction de la voie ferrée elle-même, à chaque gare est prévue la création d’une « zone de développement » située, dans de nombreux cas, entre la gare et le noyau urbain déjà existant. L’expansion de l’urbanisation et de l’usage des sols implique un risque grave car le Mexique manque d’expertise en matière de planification urbaine, et les occupations spontanées de sols urbains deviennent des zones de marginalisation et de précarité sociale, plus que des « zones de développement ». L’implication de l’agence ONU-Habitat, qui conseille le Fonds national de développement du tourisme (Fonatur) sur cet axe du projet, ne parvient pas à nous tranquilliser, nous qui avons vu échouer, au cours des décennies récentes, des projets d’urbanisation et d’ordonnancement territorial encadrés par d’éminentes agences de l’ONU et de la Banque interaméricaine de développement. Qu’il s’agisse des Centres intégralement planifiés (CIP), construits par le Fonatur à partir des années soixante-dix comme des villes touristiques, ou des Villes rurales durables [1], érigées au Chiapas, les interventions territoriales se sont matérialisées par la spoliation de terres et de cultures, le détournement de fonds publics et le blanchiment d’argent de provenance illégale.
La relation entre le territoire et la société qui y vit et en tire bénéfice est constitutive de la culture et de ses manifestations. L’origine de la parole, de la pensée, des arts et de la culture des peuples mayas est le territoire sur lequel ils vivent. Le changement d’usage du sol (en raison de la vente ou de l’expropriation) engendre des déplacements, ce qui entraîne un changement des activités productives, de reproduction matérielle et sociale qui, à leur tour, entraînent un changement de la culture et du mode de vie.
Le réordonnancement territorial conduit à un réordonnancement social : les activités productives traditionnelles, l’étroite relation culturelle et symbolique entre territoire, cosmovision et société, et le modèle d’occupation parcellée du sol, tradition des populations indiennes et paysannes, seront transformés par la construction de nouveaux centres de peuplement. Il faut souligner que des écosystèmes fragiles et d’une riche biodiversité, habités historiquement par des peuples indiens, ont été conservés précisément grâce à ce modèle d’occupation du sol qui suppose un faible impact anthropique sur l’habitat naturel et en conséquence un mode de vie plus durable.
Le discours officiel défend au contraire la thèse inverse : « Si nous n’intervenons pas, c’en est fini de la forêt » (entretien avec R. Jiménez Pons, Eje Central, 17 juin 2019). L’« intervention » institutionnelle est nécessaire sur le territoire pour lutter contre la dégradation environnementale générée par les activités de l’agriculture de subsistance. Il s’agit là une fois encore d’une méconnaissance de la culture indienne et d’une criminalisation de la pauvreté. L’« ordonnancement territorial » du mégaprojet Train maya part d’une utopie urbaine anachronique : les villes seraient des « modèles de civilisation pour intégrer les populations et leur faciliter l’accès à de nombreux bienfaits » (entretien avec R. Jiménez Pons, Proceso n° 2251, 22 décembre 2019, p. 17). Cette conception implique qu’il est nécessaire d’intervenir.
Dans le contexte que nous analysons, le cas de Cancún est emblématique du développement touristique encouragé par Fonatur, comme Centre intégralement planifié. Si l’on observe la situation de la ville et de ses environs, quarante ans plus tard, on ne peut faire autrement que de se demander où est la planification. La ville en croissance constante — tant par le bétonnage de la côte que par l’extension des périphéries marginalisées — est un système qui s’articule sur l’exclusion et même la ségrégation, soit l’opposé de l’intégration et du supposé « développement contagieux » que la richesse et le privilège des entrepreneurs ayant réussi feraient ruisseler, selon le discours officiel, sur l’ensemble de la population. L’évolution de Cancún et de la zone dénommée Riviera maya montre que la croissance de l’industrie touristique s’accompagne d’une augmentation des effets délictuels. Parmi les indicateurs qui montrent l’augmentation de la violence liée au crime organisé, le nombre des homicides volontaires est sans doute le chiffre le plus édifiant. La ville de Cancún, en 2019, a connu un taux d’homicides volontaires de 45,5 pour 100 000 habitants, tandis qu’à Playa del Carmen — ou Plage du Crime, comme elle est connue des habitants locaux — ce taux a atteint 83,1 en 2019, presque trois fois la moyenne nationale. L’urbanisation et la tertiarisation impliquent la diminution des activités productives agricoles et traditionnelles, et leur perte de sens et d’intérêt principalement pour la population la plus jeune. Le dénigrement du travail paysan, alimenté par les promesses de prospérité offerte par les emplois dans les services touristiques, est un processus qui aboutit à la perte des connaissances et des savoirs traditionnels enracinés dans un territoire, et, au final, à une spoliation culturelle et épistémique évidente dans le milieu rural actuel.
La relation entre le territoire et la société qui y vit et en tire bénéfice est constitutive de la culture et de ses manifestations. L’origine de la parole, de la pensée, des arts, de la culture des peuples mayas est le territoire sur lequel ils vivent et les activités qui s’y déroulent. Les documents qui font la promotion du Train maya sont tous fondés sur la marchandisation de la culture des peuples mayas comme moteur du développement de l’industrie touristique. Depuis le début des années 1990, les gouvernements qui se sont succédé ont axé la promotion du tourisme sur l’offre d’un produit culturel transnational « Monde maya », qui a été décliné en dénominations territoriales comme Riviera maya, Route maya, etc.
La marchandisation des manifestations culturelles vivantes entraîne la folklorisation et la perte des significations et des savoirs culturels, des pratiques rituelles, de la production artistique, de la mémoire historique et des sites sacrés. L’appropriation extérieure des pratiques et des connaissances engendre une distanciation progressive et un sentiment d’aliénation chez ceux qui en ont été les créateurs et les acteurs ; ils cessent de les considérer comme une partie substantielle de leur mode de vie. Vidées de leur signification réelle, les manifestations culturelles deviennent représentation et fiction, divertissement populaire et expériences exotiques : produits de consommation touristique.
Je donnerai quelques exemples. Depuis le début des années 1990, la Banque mondiale a encouragé l’industrie touristique dans la région de la Caraïbe, considérant comme attractifs la diversité biologique et la civilisation maya préhispanique avec son « mystérieux » déclin : c’est ainsi que voit le jour le programme transnational Monde maya. Quelques années plus tard est créé le parc « écotouristique » de X-caret dans le Quintana Roo, sur les terres de la résistance cruz’ob, dépossédant les Indiens de leurs terres, de leurs côtes, lieux de pêche, et de leurs sites sacrés : la ville ancienne et la zone archéologique de Polé s’est trouvée incluse dans le centre de divertissement exclusif et se visite comme une « attraction ». Le parc propose, entre autres divertissements, un « village maya », dans lequel le touriste peut « prendre part à la vie quotidienne d’une communauté préhispanique » et, au son des « tambours ancestraux », participer à des danses préhispaniques. Le Festival international de la culture maya, à Mérida, s’approprie le terme « maya » pour qualifier un festival culturel qui s’adresse à un public de masse, diverti par la mise en scène de supposés rituels et d’événements renvoyant à la culture des Mayas préhispaniques. De création récente, le « produit touristique » Route de la guerre des castes s’approprie la mémoire de la lutte des peuples mayas contre le système de domination sociale qui a entraîné l’affrontement direct avec l’État mexicain qui le prolongeait. Un siècle plus tard, l’insurrection et la lutte armée sont également proposées sur le marché du tourisme.
Giovanna Gasparello
Traduit de l’espagnol par Françoise Couëdel
pour [bleu violet]Dial[/bleu violet] (Diffusion de l’information sur l’Amérique latine).
Source (espagnol) : [bleu violet] América latina en movimiento [/bleu violet] février-mars 2020.
Source (français) : [bleu violet]Dial[/bleu violet], 30 mai 2020.