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Sur le plancher des vaches (IV|I)
Symboles (et plus si affinités)

samedi 12 octobre 2019, par Natalie

(On poursuit ici, de façon allégée, la mise en italique de termes
issus du bréviaire des entreprises commencée au n° III.)

Amis,

« Le plancher des vaches » inaugural jouait avec quelques pseudo-vérités concernant ce que l’on a nommé la « technontologie ». La principale question posée était celle-ci : Notre genre d’humain n’aurait-il pas une certaine propension à recycler sans fin le divin Un ? Si tel était le cas, Dieu ne serait pas mort, mais où s’cache t’El crénom ?

Le champ d’investigation proposé pour tenter de répondre à cette question est celui du monde du travail. « Le plancher des vaches II » a brossé à grand traits quelques dispositifs structurants mis en place à l’échelon mondial depuis les années 1980, dispositifs dont on a affirmé, dans « le plancher des vaches III », qu’ils dessinent un mouvement progressif de chosification du vivant.

Ce mouvement n’est pas récent, mais on fait ici l’hypothèse qu’après la prise de corps opérée par la division scientifique du travail, puis le remplacement de bien des corps par des machines, l’époque actuelle est à la prise de tête. Nous avons réduit celle-ci au seul vocable de normalisation — nom proposé pour les tables de la loi —, soit un état de normalité, ce qui pourrait sembler à d’aucuns rassurant. Mais dans ce terme, au-delà de la norme, il y a un caractère de procédé, une proactivité et, sous-jacentes à celle-ci, des nécessités de vérifier ladite normalité.

La normalisation gagne-t-elle du terrain ? Des procédés mis en œuvre pour son ingestion ont été décrits : la novlangue qui s’appuie sur une liturgie du bien pleine de ruses langagières, la « numération » des actions (« procédurisation » et « critérisation ») et l’advenue d’un être client qui intériorise l’idée du contrôle comme bien. On s’est donc efforcée de montrer, d’une part, un filoutage : on agirait au service de l’autre, pour le bien de la communauté ; d’autre part, un floutage des limites entre le dehors et le dedans, le vivant et l’inanimé, soit une mise en abyme de l’être, comme cela a été suggéré.

On s’était proposé, en conclusion, de quitter les modalités de mise sous contrainte pour aller vers celles de l’enthousiasme… Vraiment, des modalités d’enthousiasme !? Ma foi, certains envisagent bien d’introduire le calcul du bonheur dans le celui du PIB, d’autres s’exaltent en rêvant de tendres compagnies : « Nous choisissons la voie de la responsabilité, celle de protéger à la fois nos valeurs et nos concitoyens, tout en embrassant les opportunités fabuleuses qui sont offertes par l’intelligence artificielle », Florence Parly, ministre des Armées.

Aujourd’hui donc, nous choisirons la voie de la résilience, celle qui nous vient de la fabuleuse question du temps et de celle de la famille, laquelle, non contente de protéger les valeurs et les membres de la communauté, s’offre à nous comme autant d’opportunités d’embrassements reproductifs.

Symboles maîtres

Portrait de l’être cher

Cette image est celle qui orne la page de garde du rapport intitulé « L’intelligence artificielle au service de la Défense » (septembre 2019), la citation de Florence Parly apparaît juste en dessous. Il semble que cette image récente ait une histoire, celle des cercles et logigrammes, symbolisés ici de façon mécaniste (roue crantée et carte numérique). Dans l’univers du travail, des formes multiples, mais en particulier les cercles et logigrammes (pour les processus), et aussi les flèches (pour les objectifs) ont une histoire concomitante à celle de l’introduction des « démarches » qualité, développement durable, formation par objectif, etc.

À partir de quoi, et de façon à asseoir une bonne fois pour toute la crédibilité de la « technontologie », j’affirme ceci :

Le symbole maître de la religion actuelle est le cercle.
La flèche en est le bâton de maréchal.

Afin d’étayer ces vérités de façon si objective qu’elles en soient irréfutables, on retracera l’histoire de ces deux formes en images, en effet, les images étant plus factuelles encore que les arguments, elles feront preuve par elles-mêmes. De plus, on argumentera de façon structurante (peut-être même systémique), démontrant ainsi que l’objectif et le projet promettent rien moins que l’éternité et la reconnaissance, qu’ils offrent, de plus, des perspectives de jouissance.

Trêve de pantalonnades

Où donc va se nicher la croyance ? Ce que j’en sais ? Et vous ? (Pour vendre au mieux, un ancien numéro du magazine Science et Vie annonçait la découverte, par des scientifiques, du gène de la croyance en Dieu.)

En ce qui concerne l’établissement d’une religion, disons, pour faire très vite, qu’elle advient sur la base d’un récit, de signes et de rituels associés, sa fonction étant de rassembler. Les monothéismes, de leur côté, ont établi un dieu unique perché au sommet évanescent d’une pyramide de valeurs. Ce dieu à un nom, sous lequel est rassemblée la famille de ses ouailles. Il semble que la promesse d’un paradis hors sol, où le rejoindre, soit plus ou moins établie en fonction de ce que ce nom est plus ou moins prononçable.

Mais, et puisque ce sera le sujet ici, quelle est réellement la portée des symboles ? La question est complexe à dénouer. On peut s’y perdre, et la boule avec… car, du symbole à la croyance aux signes, il n’y a parfois qu’un fil ténu et vertigineux ; du reste, on a longtemps guéri, et on guérit encore, par la seule puissance attribuée à quelques objets.

Objets/symboles, fétiches, que les humains sont seuls à manier par le trait écrit ou dessiné. Croix, serpents, etc., qu’agitaient des sorciers, des exorcistes, lunes, étoiles, crocodiles, etc., qui rallient sous leur bannière des masses d’inconnus, ou, par le blason, qui donnent pouvoir de glorifier des familles, et, par ce qu’il en reste, font s’engueuler des gamins sur la valeur respective des logos ou marques de leurs baskets. Mais, s’il n’y avait des sportifs de renom, des discours et images médiatiques, des campagnes de pub pour porter ces sportifs au pinacle, les logos et marques n’auraient sans doute, en eux-mêmes, que peu d’effet.

Dans le monde du travail, force est de constater que manier les symboles et les concepts (si simplistes soient-ils) donne du pouvoir. Nombreux s’y laissent prendre, d’autres en usent par nécessité, d’autres par appétence. Si les symboles y sont l’objet d’un renouvellement continu et d’un ressassement massif, ils s’y accompagnent, eux aussi, d’une forme de liturgie sur laquelle on reviendra fort peu ici, mais sans laquelle ces symboles en eux-mêmes n’auraient sans doute que très peu de portée.

Précisons, pour conclure, que la seule raison d’être des interprétations à suivre est de donner à connaître une symbolique souvent méconnue. Quant à la pertinence de ces interprétations, ce sera évidemment à vous d’en décider. Par ailleurs, la portée réelle des symboles que l’on va décrire reste une question pleine et entière.

Temps au futur et création

Commençons par planter le décor en nous intéressant à quelques truismes : naissance et mort, voilà deux événements qui restent proprement sidérants, que ce soit au plan de la compréhension (la science, elle non plus, n’a pas épuisé ces sujets) ou des émotions qu’ils convoquent. Le temps, quant à lui, est ce maître qui finira par avoir raison de chacun de nous. Chaque religion en propose une certaine lecture, un récit et même une « forme », qui a vocation à apaiser les craintes liées aux échéances fatales.

La chrétienté nous a installés dans un temps au futur (apocalypse, paradis) et fait espérer la parousie, le retour glorieux du Christ sur terre à la fin des temps… un futur « plus riant », en quelque sorte.

Dieu serait mort à ce que l’on dit, mais pour Homo occidentalus, la science est venue apporter de nouvelles formes de réponse au récit des origines (de la vie, de la matière, etc.), par ailleurs la recherche est une constante projection vers un futur toujours renouvelé : il y a toujours un en plus de quelque chose à trouver. La science offre la possibilité de poursuivre le rêve d’un temps qui laisse ouvert notre besoin fondamental — par le seul fait de l’événement de la naissance d’après Hannah Arendt [1] — d’apporter quelque chose de nouveau, de personnel. Cependant le rapprochement toujours plus effectif entre la science et la technique amoindrit cette ouverture, ce qui produit une forme « moderne » de tragédie.

Le progrès, qui nous est très cher, s’inscrit dans cette projection vers un futur idéalisé, la conduite du changement, l’innovation, etc. sont donc logiquement des credo très en vogue dans les entreprises. Mais, puisque tout le monde n’est pas chercheur, et que travailler fatigue, comme nous l’a fait envisager le poète Pavese, gageons que l’idée de faire considérer le travail comme espace personnel de création aura pu sembler pertinent à certains.

Un vieux maître

« Tableau ». Siège social de Veolia

Avant de nous intéresser aux plaisirs de la création, voyons un peu dans quel cadre celle-ci va se déployer et, puisque le cercle nous semble en dessiner les contours, voici quelques envolées lyriques piquées à l’Encyclopædia Universalis :

« Le cercle est une figure qui exerce une réelle fascination sur l’imagination humaine. Ce fait ne peut être réduit à une simple dimension subjective ; il reflète tout autant une dimension objective, constituant ainsi l’un des archétypes les plus universels.

C’est à travers la révélation de sa forme que Parménide a fondé la métaphysique occidentale, en s’appuyant sur l’intuition d’une identité de l’être et du connaître. De fait, le symbole du cercle semble avoir partout joué le rôle d’un support de méditation pour les rapports de l’apparaître, du connaître et de l’être. C’est ainsi que les grandes oppositions catégoriales, à commencer par celles liées à l’espace et au temps, ont été mises en ordre sur des schèmes circulaires (rose des vents, calendriers, zodiaque, etc.)… »

Si l’on croise divers commentaires sur la symbolique du cercle afin de tenter d’en faire une synthèse (absolument partielle) : le cercle est une forme naturelle (à la différence du carré par exemple, que l’on ne trouve pas dans la nature), les deux grands luminaires qui rythment le temps cyclique des saisons ne sont pas les moindres de ses représentants. Le cercle symbolise la perfection, l’univers, la beauté parfaite. Il est le tout, le fini et l’infini. Son centre symbolise à la fois le départ, le début et le point d’arrivée. Ce point est symbole de stabilité et d’éternité, il est lié à la circonférence qui, elle, représente le mouvement, le changement, les transformations.

Il apparaît que cette forme aurait une dimension symbolique universelle, et ce quelles que soient les croyances ou religions. Dans les traditions religieuses d’Orient comme d’Occident, le cercle symbolise l’unité du Cosmos, l’intelligence infinie du divin, l’esprit humain en contemplation ou en méditation devant la révélation. Shiva-Nataraja, par exemple, est souvent représentée dansant dans un cercle de flammes. Les moines bouddhistes sri-lankais peints bien avant notre ère, les visages du Christ et des saints chrétiens sont représentés sur fond de cercles d’or ou d’auréoles. Enfin, chez nous, pour ne prendre que cet exemple, l’anneau symbolise l’alliance — chère à Veolia —, soit l’union, le mariage, etc.

Maîtres du temps

Le cercle est donc symbole de beauté parfaite, le tout, le fini et l’infini, etc. C’est aussi, comme on l’a vu, une forme donnée au temps — le calendrier maya, par exemple, est figuré par un cercle — et plus particulièrement aux cycles, mais aussi, plus récemment, aux horloges et aux montres. Cependant, ce qui, dans nos contrées, se nomme la roue du temps appartient au bouddhisme tibétain. Le symbole qui nous sert à figurer le temps est la flèche, flèche du temps qui correspond à une orientation vers le futur. Wikipédia nous en dit, entre autres, ceci : « Temps physique : en étudiant la chute des corps, Galilée fut le premier à considérer le temps comme une grandeur quantifiable qui permettait de relier mathématiquement les expériences (…). La première figuration du temps fut une ligne (puis une ligne orientée dans un seul sens, ou flèche du temps) composée d’une suite d’instants infinitésimaux (…). L’expression flèche du temps est introduite en 1927 par Eddington pour décrire le fait que le temps nous semble s’écouler toujours dans la même direction.

Temps « historique » linéaire

(…). Le temps linéaire (appelé aussi temps vectoriel) symbolisé par cette flèche s’oppose au temps cyclique… »

Malgré cette apparente opposition, quelque chose du temps ancestral du cycle des saisons semble avoir, « récemment » (années 1980 en France), remis quelques pendules à l’heure : une roue. Initialement enseignée dans les entreprises sous le nom de roue de Deming, cet inconnu ayant été oublié depuis, la roue en question n’est plus connue que sous le nom de PDCA pour : Plan/Do/Check/Act. La chose est arrivée en entreprise avec l’introduction des toutes premières « démarches qualité ».

Comme vous allez le constater, les flèches (toujours courbes) qui suivent le cercle principal — voire le remplacent — indiquent que cette roue figure un cycle temporel.

PDCA ou roue de Deming
PDCA en version plus sophistiquée :
quelque chose d’une planète
(la planète, on y revient)

PDCA revisité par la qualité totale, soit des années après son introduction initiale :

Vous aviez compris le PDCA, mais là, ce n’est plus un simple cycle,
c’est un processus simplifié… Il va vous falloir faire une formation.
(Il nous sourit ?)

Tout cela est à votre portée, suffit d’être un peu magicien.

Un petit dernier pour la route :

En suivant le cours de l’histoire, passons à présent au mode projet :

PDCA aménagé projet
Avec flèche du temps (linéaire)
« Top project management »
Le projet, c’est de la relation (l’air de se courir au train)
(Au bout du cycle, au bout des comptes, le deuil se gère)

Chef de projet transformé en divinité hindouisante :

Après la qualité et le projet, arrive le développement durable (DD) :

(PDCA sauce projet)
ONU, donc la Terre est au centre

(PDCA simplifié)
Forme people

Trinité du recyclage

C’est du DD, donc la Terre arrive en force (elle est entre nos mains) :

Trinité
Yin et yang revisités
Berceau plein de care
Prière ?

Terre répliquée
(trinité en nœuds borroméens) :

Version pour grands enfants
Version pour grands tout court

Pour conclure cette série, voici venue l’heure du génome des matériaux :

PDCA rendu à sa plus simple expression : les flèches temporelles ont disparu !?
(Le cœur du cercle est, lui aussi, un nœud borroméen.)

Ouf, les flèches étaient au cœur du système, cette image étant une reprise du centre de la précédente. Tiens, ce nœud borroméen porte justement un nom très DD, serait-ce l’effet du hasard ? Allez savoir ? Passons… de l’écosystème de l’innovation, à l’informatique de la biodiversité :

(Crane de singe ?)

Nœud borroméen avec centre circulaire
Sans doute lui faut-il ce cœur stable, les flèches sont à double sens !
Avec elles, BDI assure une ligature du système.

Inutile de dire que des centaines, des milliers, voire des centaines de milliers d’images de ce type pourraient compléter le tableau.

Quelle maîtrise ?

Les flèches en cercle du PDCA symbolisent, comme on l’a vu, un temps cyclique. Mais, j’y pense à l’instant, et vous soumets prudemment cette question : se pourrait-il que ce cycle ne soit qu’une symbolisation du renouvellement continu de la plus-value ?

Le cycle du PDCA a installé l’imagerie d’une « perfection » temporelle. Il est entrebâillé sur le futur : l’infime ouverture se trouve entre l’« Act » final du cycle et le « Plan », lequel inaugure un nouveau tour de manège. Ce futur est, d’une part, « sécurisé », presque garanti — on ne fait pas un nouveau tour de manège sans avoir préalablement ajusté le passé pour planifier au mieux l’avenir —, d’autre part ce futur est en mouvement perpétuel, c’est une évolution éternelle vers le progrès, l’amélioration continue.

Maîtriser le futur, voilà qui semble déjà « extraordinaire », mais, alors qu’au centre du cercle il n’y avait d’abord rien, voilà qu’au point central, réputé être le symbole de la stabilité et de l’éternité, arrive la Terre. Quelle plus belle image de l’unité ?

La Terre nous est devenue UNE, physiquement. Rallier, par son image ou son nom, le tout de son « contenu » à cette unité, semble avoir encore quelques belles lunes à nous proposer : développer des politiques de bonne et « open » gouvernance mondiale, récupérer les « religions » de la Terre en tant que telles, appuyer ses discours sur l’arrivée prochaine de l’apocalypse terrestre, etc.

Si l’on s’en tient à l’imagerie et à ses évolutions, cet objet unique qu’est la Terre est, de plus, extraordinaire : il semble pouvoir muter. En son centre, quelques démultiplications borroméennes opèrent des mélanges de genre entre les bios divers (éco, logique) et le technologique. De son côté la circonférence (les flèches) peut se transformer en mains, et la Terre devenir flèches. Le naturel et le temps opèrent ainsi de doux mélanges auxquels se joint le mystère. En effet, ces phénomènes sont symbolisés par une forme quelconque de trinité ou de yin et yang, soit des principes divins, la trinité étant sans conteste le plus divin de tous puisque, au sein des monothéismes, ce phénomène est réputé être le plus mystérieux et insondable. (En ce qui concerne les nœuds borroméens, l’article de Wikipédia est très synthétique et donne des pistes intéressantes.)

Par ailleurs, le cycle s’accorde fort bien avec l’idée que l’on se fait du temps et de la philosophie bouddhiste, laquelle est de plus en plus présente, sous forme d’ersatz, en particulier dans de nombreuses formations au développement personnel.

Une « religion » englobe toutes les autres, l’ordre gentil et souriant du bien, avec sa dynamique puissante de récupération de tout ce qui concourt à l’alimenter.

La parousie ?

Dieu Ra bouton au sommet d’un cercle d’ADN

La parousie ?

Prix du héros de l’environnement décerné à Malena Ernman par WWF Suède (octobre 2017).

Conclusion expresse : avec la « religion » du bien-être terrestre et ses doux mélanges, en particulier avec le bouddhisme, soit les enseignements d’un être plus naturellement humain encore que le Christ, la superbe du vieux Dieu chrétien en prend un coup. Qui s’en plaindra ? La « religion » actuelle est moins paternaliste, moins virile que le christianisme. Plus strictement humaine que lui, elle s’appuie sur nos seules capacités et compétences, et, véritable machine à recycler, elle fait synthèse de toute les belles histoires édifiantes.

Moins virile !?

En entreprise, les cercles vus jusqu’ici servent avant tout à figurer des processus de travail, ce qui reste assez abstrait, et parfois lointain dans le quotidien du boulot des petites mains. Un précepte en revanche fait, lui, l’objet d’un martelage absolument démocratisé, c’est l’objectif.

« Objectif » : qui répond à un objet. Qui relève de la réalité et non de l’interprétation. En entreprise, l’objectif est un concept avant tout issu de l’art de la guerre. Lui aussi est symbolisé par un cercle, une cible, et une flèche, bien linéaire cette fois.

Ici, l’objectif c’est la flèche qui se dirige vers des cibles, les deux termes sont distincts :

Tout en un :

La cible symbolise l’objet auquel on veut aboutir dans le futur, le trajet de la flèche symbolise les actions à mettre en œuvre pour y parvenir (soit le plan d’action, indissociable de l’objectif), la flèche plantée (toujours) au centre, symbolise la réussite immanquable.

L’objectif figure l’action nouée au temps linéaire atteignant son but.

La réussite est garantie par l’anticipation et la maîtrise planifiée du temps.

Devenu banal et quotidien — « notre objectif c’est que les enfants réussissent leur scolarité » —, l’objectif loge en maître au cœur des organisations, quelles qu’elles soient. Il se décline depuis le haut — les politiques et stratégies — jusque vers chacun des acteurs — directions, services, etc. — qui en reçoit sa quote-part, et la démultiplie à son tour jusqu’aux subordonnés.

Les objectifs s’agencent entre eux en se démultipliant sous forme d’arborescence...

... ou de pyramide.

Le principe de déclinaison des objectifs (des stratégies aux tactiques, des moyens à la programmation) est issu de l’art de la guerre. Dans un article nommé « Les stratégies en théorie », un chapitre intitulé « Les pyramides des stratégies » nous dit : « Pour Clausewitz, “la tactique est la théorie relative à l’usage des forces armées dans l’engagement, la stratégie est la théorie relative à l’usage des engagements au service de la guerre”. C’est un système de poupées russes s’emboîtant les unes dans les autres : la stratégie est l’englobant, la tactique est l’englobé, un moyen pour une fin, celle de l’englobant, l’englobant ultime étant naturellement la finalité politique. » Dans ce même article, on peut lire également ceci : « Toute stratégie ne peut donc être qu’évolution permanente, contrairement à la programmation ou à la planification, figées par nature. Toute stratégie subit les règles fondamentales clairement exprimées par Clausewitz : les “lois de l’action réciproque” (…). Dans ce “duel à vaste échelle” (Clausewitz), on voit dès lors la place fondamentale que revêt la liberté, la sienne et celle de l’Autre, le maréchal Foch évoquant “la liberté de l’ennemi comme condition inéluctable de la guerre” et insistant sur l’absolue nécessité de conserver la sienne, “toute dialectique de lutte revenant à un conflit pour la liberté d’action” selon Beaufre (1963). La stratégie est un raisonnement en vue de l’action, l’interdiction de celle-ci conduisant à la fin de l’action stratégique : l’essence de la stratégie place ainsi au sommet des principes celui de “liberté d’action”, d’ailleurs reconnu comme essentiel par toutes les cultures stratégiques. » [2]

À partir de quoi on peut constater que la notion temporelle d’« évolution permanente » se superpose parfaitement ici avec le concept d’actions réciproques — « duel à vaste échelle » —, duquel découlent les nécessités d’une liberté elle aussi réciproque (ce que l’on nomme aussi la libre concurrence). Ce qui pourrait fournir une explication complémentaire à celle de la plus-value s’agissant de la symbolique d’un cycle en rotation permanente, une rotation qui pose la relation comme guerrière.

Cette « liberté d’action » ne concerne que l’étage des stratégies — soit le sommet de la pyramide hiérarchique —, les tactiques étant « un moyen pour une fin » et l’étage de la programmation un état « figé par nature ». Or, dans les organisations, ce qui se traduit par des objectifs est bel et bien décliné depuis les stratégies vers les tactiques, des tactiques vers les moyens, des moyens vers la programmation. Les sous-objectifs, quel que soit leur niveau, peuvent ainsi être considérés comme un ensemble d’actions contraintes.

Dans les organisations, les objectifs communs prennent la forme d’un projet social ou de service, par exemple. Les objectifs individuels sont à la fois une quote-part éventuelle des objectifs stratégiques déclinés et ceux, plus individualisés, liés aux routines et aux compétences ou incompétences de chacun… Il semble que plus une structure, un « collectif », un individu au travail ne soient « guidé » ou corseté par des objectifs, donc par un principe d’action. Ces actions sont en fait figées dans des structures hiérarchisées, par ailleurs, elles s’inscrivent dans une logique de libre concurrence que ces mêmes structures hiérarchisées régulent.

Correspondant au but à atteindre, les objectifs sont avant tout des phrases qu’il faut formuler. De leur objet dépendra l’octroi de financements, de moyens alloués, de promesses ou d’obligations faites aux salariés. L’aberration du concept est particulièrement visible au niveau de la recherche scientifique : de façon à obtenir les subsides nécessaires à la poursuite de l’activité de leur labo, les chercheurs se doivent à présent de produire des énoncés qui définissent, par avance, ce qu’ils vont trouver !

Malgré la multitude de ces phrases qui sont affichées dans les couloirs d’entreprises, de documents dans lesquels des objectifs de service ou individuels sont formulés, on peut constater que cette notion reste abstraite pour bon nombre de personnes. Pourtant, elle est abordée dans d’innombrables formations : management, conduite de projet, de réunions, d’entretiens d’évaluation, etc. Malgré son martelage, malgré le recours récurrent à la symbolique des flèches et des cibles, cette notion reste floue dans les esprits, car se projeter dans le futur… ma foi, tout est possible : ce peut être une espérance, ce que l’on imagine que l’on devrait vouloir, l’angoisse de ne pas y parvenir, une orientation générale, une action concrète, une étape intermédiaire, et tant d’autres choses encore.

Mais au fait, à quoi peut donc faire « rêver » l’image d’une flèche fichée dans une cible ?

À Mars, dieu de la guerre et symbole du masculin ?

À Cupidon ?

Planté au cœur d’espérances humaines des plus profondes (parfois troubles et un peu ingouvernables), l’objectif symbolise la perspective de jouir de l’objet désiré (de le prévoir en tout cas, de l’anticiper, ce qui peut parfois, malheureusement, occasionner quelques pannes !).

(hors imagerie officielle)
« Système de gestion de la qualité »

Rendre la notion d’objectif opérationnelle nécessite une certaine méthode, celle-ci est rébarbative à acquérir. En effet, au-delà du but à atteindre qu’il faut savoir identifier, on a bien souvent le sentiment de s’y perdre et d’avoir à couper les cheveux en quatre lorsqu’il s’agit de chercher les bons mots, les verbes actifs qui permettent de formuler ces maîtresses phrases. Ce qui n’empêche pas de s’y pencher avec soin, car de nombreuses obligations, mais également de nombreuses promesses sont attachées à l’idée d’une bonne maîtrise des objectifs, et qui sont puissantes : rêver que le futur est à notre portée, gagner en reconnaissance, en pouvoir de contrôler les autres. (C’est la partie carotte de la stimulation, cf « Plancher des vaches III ».)

Si l’objectif est la chose désirée, ce désir a un coût, celui des engagements pris, des contrôles rendus « objectifs » grâce à la mesure des indicateurs — respect du timing du plan d’action, des moyens, des coûts, des critères qualité —, engagements qui vont se transformer en contrat à partir duquel seront évalués et éventuellement récompensés les acteurs. (C’est la partie bâton — ou renfort éventuel de carottes — de la stimulation.)

Conclusion expresse : l’objectif est un trait de puissance. C’est l’art de la performance, sa forme symbolique semble promettre une virilité démocratiquement partagée.

Avec les objectif déclinés, par la démultiplication de l’objectif maître (ou « majeur ») en sous-objectifs imbriqués, l’éclate s’inscrit dans un cadre à la fois hiérarchisé, collectif et contrôlé.

Poussée de l’avant par une projection « dans » le futur, l’objectif est un point de rencontre entre l’espérance et la contrainte.

Crise… d’infantilisme ?

Figurés par des flèches linéaires, les objectifs servent à rationaliser les actions strictement humaines. Maîtrise temporelle des actions et des finalités, l’objectif « garantit » l’efficacité.

Figuré par des flèches courbes, le cycle est inspiré du mouvement naturel, apparemment éternel, du renouvellement des saisons. Utilisés pour symboliser des processus humains, biologiques ou « technologisés », les cycles visent l’amélioration continue.

Soit, un zest de toute-puissance allié à une pincée de déni de la finitude.

Cela dit, vous l’aurez vérifié ici, le temps est bien toujours au futur — ouf ! —, mais un futur permanent… quasi quotidien.

Succession de bulles dont il faut calculer et mesurer les probabilités d’advenue ou d’éclatement, ce futur « maîtrisé » fait fi des révolutions et autres catastrophes qui faisaient rupture dans le temps linéaire version « old school ». L’ère est au temps cyclique sécurisé, soit à la seule éventualité de la survenue de crises, ce qui, nul ne le contestera, est infiniment plus rassurant.

Si néanmoins vous faites partie des grincheux que le calcul ou la mesure rendent un brin obsessionnels, mille remèdes s’offrent à vous, à commencer par les secours du sport. Et justement, un prestataire sportif propose actuellement ses services sous la forme de deux affiches : l’une offre de « se vider la tête », l’autre d’« atteindre des sommets ».

Information voyageurs

Suite à un encombrement des lignes (et des lignes, devenues pages et pages) la station PDV4 est fermée jusqu’à nouvel ordre, date à laquelle vous la retrouverez ouverte exactement là où vous l’avez laissée. Veuillez nous excuser pour le gène occasionné.

(Dans le « Plancher des vaches IV|II » on s’intéressera à un maître emblématique de notre temps : le projet. Puis on investiguera quelques éclatements, avant de mettre un point final à cette excursion en « technontologie ».)

Natalie

Notes

[1Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, éditions Calmann-Lévy, 1958.

[2Vincent Desportes, « La stratégie en théories », Politique étrangère, 2014.

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