[bleu violet]Luis Bredlow[/bleu violet] est mort le 8 septembre 2017, à l’âge de seulement cinquante-neuf ans, dans un hôpital de Terrassa, près de Barcelone, des suites d’un cancer contre lequel il luttait depuis six mois. Avec lui s’est éteint un esprit brillant et profond, qui a contribué autant à la critique sociale qu’à l’étude de la philosophie classique et antique.
Il était né le 3 août 1958, avec le prénom de Lutz, dans la ville allemande d’Augsbourg. Il était le fils unique de parents aux origines slaves. Il fréquenta ensuite les écoles de Cologne, où je fis sa connaissance en 1976. Influencé par le climat post-68, il commença très jeune à s’intéresser au marxisme et à l’anarchisme, à la recherche autant d’une critique sociale radicale, loin des dogmes du gauchisme ambiant, que d’une pratique radicale de vie antibourgeoise. Sa précocité intellectuelle, son sérieux, son érudition et sa capacité d’écriture frappèrent alors même des gens aux idées différentes des siennes et certains de ses professeurs. Il pouvait à dix-huit ans écrire de véritables essais, mais aussi vivre en hippie sur des plages grecques. Il était une des très rares personnes qui connaissaient à cette époque-là en Allemagne les idées situationnistes. Avec deux ou trois autres (dont le futur éditeur Klaus Bittermann), il publia entre 1978 et 1981 la revue Ausschreitungen. Le style brillant, mais difficile, la verve polémique, notamment contre toute la gauche, même celle qui passait pour la plus radicale, les références aux « mystérieuses » théories situationnistes, l’appel à une subjectivité radicale et la critique du militantisme faisaient de cette revue confidentielle un objet fascinant à mes yeux, presque ésotérique, inquiétant pour ma bonne conscience de gauchiste d’alors. Le style de communication assez dur, même dans les relations personnelles, caractéristique des pro-situs, me déconcertait, mais était en vérité contraire au caractère de Luis. Tout en étant implacable dans son exigence de rigueur intellectuelle, il était généralement d’une patience « socratique » dans sa disponibilité à discuter avec tout le monde.
Tisser des liens entre les participants d’un « courant subversif international » qu’il appelait de ses vœux lui apportait de nombreux contacts dans d’autres pays. N’ayant jamais aimé l’Allemagne, il fut heureux de s’installer progressivement à Barcelone au début des années 1980. Il ne devait plus quitter cette ville, qu’il aimait beaucoup, surtout dans ses aspects populaires ; il fit de l’espagnol sa langue principale et voyagea de moins en moins.
Dans les premiers temps, il y rompit plus nettement encore avec les modes de vie communément admis, payant ses choix d’une certaine gêne matérielle — sans jamais cesser ses lectures, écritures et traductions. Après quelques années, il reprit des études dans les universités de Barcelone, d’abord de sociologie, ensuite de philosophie, vivant de travaux de traduction, notamment pour les éditions Anagrama. Se passionnant peu à peu pour la philosophie classique, il se tourna finalement vers la philosophie antique. Profitant du grec qu’il avait appris au lycée en Allemagne, il se spécialisa dans l’étude des présocratiques, et notamment de Parménide (sujet de sa thèse de doctorat) et de Gorgias. En s’approchant de la philologie, il publia différentes éditions critiques des œuvres de ces auteurs ainsi que des essais dans des revues spécialisées et devint une autorité dans ce domaine. Il publia également la première traduction espagnole moderne des Vies des philosophes de Diogène Laërce et des introductions à la pensée de Platon et de Kant qui témoignent de son attention croissante pour l’ontologie et la métaphysique. La revue culturelle Mania, fondée en 1995 avec quelques collègues d’études et dont il était le maître d’œuvre, était également remarquable. Cette revue publia aussi bien des traductions que des articles originaux et fit connaître au public hispanophone des auteurs importants. Luis contribua également à Archipiélago et à d’autres revues avec des essais d’une critique sociale souvent fondée sur des observations, teintées d’ironie, de la vie moderne. Certains ont été republiés par Julián Lacalle aux éditions Pepitas de Calabaza (Logroño) dans le recueil Ensayos de herejía (Essais d’hérésie). Une autre anthologie plus vaste est d’ailleurs annoncée par le même éditeur. Cependant, Luis désirait toujours écrire un ouvrage beaucoup plus vaste de critique sociale, dont ces essais ne sont enfin que des fragments — qui sont malheureusement tout ce qui en subsiste. Ces quinze dernières années ne lui ont pas permis de mener son projet à terme, son attention étant de plus en plus accaparée par ses études de philosophie et les exigences de son enseignement universitaire. Aussi étranger que fût Luis à toute attitude académique et à tout intérêt pour une « carrière », il gravit peu à peu les échelons de l’université de Barcelone. Il se plaisait beaucoup à donner ses cours qu’il préparait soigneusement et suivait également plusieurs thèses de doctorat.
Luis a vécu les vingt dernières années avec Felicidad, professeure de biologie, qui lui communiquait sa sérénité et sut adoucir les aspérités de son caractère. Luis était très attaché à son style de vie quotidienne, qui s’harmonisait souvent assez peu avec la vie de ses contemporains. Il était très sceptique vis-à-vis des technologies nouvelles, indifférent au confort matériel, mais exigeant quant à son autonomie personnelle. Méfiant à l’égard de toute pratique « militante » et supportant mal toute contrainte extérieure, il se sentait à son aise à son bureau, écrivant à la main, avec ses inséparables pipes, sa thermos de thé et son chat. Il n’étudiait pas seulement la philosophie grecque, mais il pouvait faire penser à un sage présocratique ou à Diogène.
Son existence studieuse, presque monacale, était cependant tempérée par son amour de la bonne chère et du vin, ses longues promenades et un fort sens de l’humour — il savait trouver des bons mots inoubliables. Tout en étant de tempérament solitaire et fuyant toute mondanité ou vie sociale superficielle, il pouvait se donner fortement aux amis, parmi eux Diego Camacho ([bleu violet]Abel Paz[/bleu violet]) dont il avait traduit le Durruti en allemand.
Luis pratiquait la poésie — quand il était jeune, en allemand, et ensuite plus amplement en espagnol, publiant deux volumes.
Très important était pour Luis le rapport avec Agustín García Calvo, grand connaisseur de la philosophie antique, traducteur, poète et critique du capitalisme, tout comme Luis lui-même. C’était probablement la personne vivante que Luis admirait le plus et dont il avait promu la publication des écrits à l’étranger.
Tout en ayant été, à mon humble avis, un des esprits majeurs de notre époque, Bredlow est peu connu du grand public, et même du public de la critique sociale. Cela est dû en premier lieu au fait qu’il n’a jamais publié de livre « véritable », mais seulement des essais, souvent dans des revues confidentielles. Pourquoi n’est-il pas allé jusqu’au bout de ce qu’il pouvait donner ? D’abord, parce que, esprit curieux et en même temps perfectionniste, il était de ceux qui pensent devoir étudier un sujet à fond avant de se prononcer et qui trouvent ensuite immanquablement ne pas l’avoir encore assez étudié. Ainsi, des études énormes (à seize ans, il avait compilé en une centaine de pages une chronologie de l’histoire universelle avec cartes) n’aboutissaient parfois à aucun écrit accompli. S’y ajoutait la diversité de ses intérêts, qui, à part les champs déjà mentionnés, incluaient aussi la logique et la mathématique, la littérature et l’étude des langues. Les traductions alimentaires d’abord, et les travaux universitaires ensuite, lui prirent également beaucoup de temps. Ensuite, un sain scepticisme l’empêchait d’adhérer trop nettement à des théories déjà existantes. Attiré au fil des ans par l’anarchisme, le marxisme critique, les idées situationnistes et post-situationnistes (il s’intéressait d’ailleurs beaucoup aux œuvres de Giorgio Cesarano, qu’il avait traduites), Georges Bataille, la critique de la valeur, la critique anti-industrielle, il garda toujours son indépendance. Étranger à toute vanité personnelle et à toute considération de l’activité critique comme manière de s’imposer, fût-ce dans des milieux restreints, il renonça à toute autopromotion. Il donnait des conférences de critique sociale quand on les lui proposait et discutait avec ferveur, mais ne recherchait pas la notoriété.
11 septembre 2017
Anselm Jappe