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Sous la montagne, les braises

lundi 9 mars 2020, par Petul

En vingt-quatre heures, ces images ont frappé le monde de stupeur. Le 1er janvier 1994, dans le sud-est du Mexique, pays réputé pour sa (toute relative) stabilité, des milliers de combattants indigènes réalisent une action à faire pâlir de jalousie toutes les guérillas latino-américaines : l’occupation de cinq villes de l’État du Chiapas dont son centre touristique, San Cristóbal de Las Casas (80 000 habitants environ à l’époque). Plusieurs semaines de guerre civile vont suivre avant l’établissement d’une fragile trêve.

Mais les questions qui hantent les esprits sont principalement que veut cette armée de gueux ? Et surtout d’où sortent-ils ? De quelle nuit ?

Une des premières phrases de leur manifeste lu sur les stations radio investies ou affiché sur les murs proclame : « Nous sommes le produit de cinq cents années de lutte. » Cette déclaration est signée EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) Front du Sud-Est, détail qui passera un peu trop vite à la trappe, l’EZLN signant tout simplement EZLN au bout de quelques jours.

S’il serait un peu vain et prétentieux d’affirmer que tout cela était pourtant prévisible, nous nous contenterons d’examiner le processus qui a amené à cette situation dans la dizaine d’années précédentes. Ou comment les braises qui couvaient sous la montagne et la forêt ont allumé l’incendie. Pour ce faire, nous utilisons tant quelques ouvrages fiables [1] que des témoignages et conversations tenues avec les concernés au cours de plusieurs années de cohabitation.

Quelques précisions au sujet de l’État du Chiapas. Historiquement habité de peuples mayas, envahi par les conquistadors espagnols et leurs supplétifs nahuas au début du XVIe siècle, ce territoire fut d’abord rattaché à la vice-royauté du Guatemala avant de rejoindre le Mexique par référendum en 1824, devenant ainsi le dernier et trente-deuxième État de la République. Administré en système de castes selon les origines ethniques, l’histoire du Chiapas colonial est une longue suite de soulèvements indigènes face à une classe possédante de métis se vivant comme des îlots de forteresses assiégées. Au début du capitalisme moderne, quelques familles (les Serrano, Corzo, Castellanos, Ruiz, etc.) possèdent la quasi-totalité des biens de l’État, on les appelle d’ailleurs « la famille chiapanèque ». Loin du centre administratif du pays, ces gros propriétaires d’immenses exploitations (café, banane, bétail…) fournissent également les cadres politiques et militaires. Au cours de la décennie de la révolution mexicaine (1911-1924), ces latifundistes fomentent une rébellion contre le pouvoir central poussant le cynisme jusqu’à se réclamer de Pancho Villa, qui est à l’autre bout du pays et ne les connaît pas, afin de pouvoir négocier en force un armistice laissant intacts leurs privilèges et leurs rangs.

Ce qui explique qu’à la fin du XXe siècle on trouve encore au Chiapas des fincas, avec des journaliers attachés par dettes à un domaine comprenant l’école du patron, l’église du patron, la prison du patron et, parfois même, la monnaie du patron. Ce qui a officiellement disparu du pays depuis 1917 !

Loin de représenter une masse informe d’exploités, les indigènes de l’État, représentant six importants groupes linguistiques, ont alterné résistance passive et active au cours des siècles.

Après la tragédie de 1968 [2], beaucoup d’activistes ou de militants décident de se « mettre au vert ». Les indigènes deviennent alors un enjeu tant pour les gauchistes que pour l’Église dans sa tendance « théologie de libération ». C’est d’ailleurs l’évêque de San Cristóbal, Samuel Ruiz, qui profite des fêtes de la commémoration de la fondation de sa ville, en 1974, pour organiser, sous son patronage, le premier congrès indigène. Cette immense assemblée générale de paysans qui ne se connaissaient pas mais réalisent qu’ils ont des revendications communes va avoir plusieurs conséquences : entre autre la création de la Quiptic ta Lecubtesel (en tseltal, Notre force vers la libération) syndicat paysan indépendant des structures officielles et l’arrivée, à la demande de l’évêque, des PP (du groupe Politique prolétarienne), militants maoïstes qui ont fait leur preuve dans le nord du pays afin d’organiser le prolétariat autochtone pour « lutter pour la prise du pouvoir et en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme » (résolution finale du congrès de 1974).

Cet activisme coïncide avec plusieurs événements. Depuis une décennie, un grand nombre de ces journaliers (peones) captifs des propriétés ont repris leur indépendance pour partir fonder des villages et s’établir comme paysans indépendants. Or, puisqu’il faut des terres pour mener à bien ce projet, le seul réservoir est la jungle qui couvre un quart de l’État : la forêt Lacandone. Des milliers de paysans défrichent des terrains établissant des hameaux dans la jungle, s’acclimatant à un milieu plus ou moins hostile sans droits ni titres. L’idée est de se faire régulariser un jour plus ou moins lointain par le secrétariat de la Réforme agraire placé devant le fait accompli. Cela s’accompagne de frictions plus ou moins violentes avec les gros éleveurs de bétail qui grignotent cette même jungle pour obtenir des pâturages.

En 1972, le ciel tombe sur la tête de ces colons tseltals, tojolabals, chols ou tsotsils sous forme d’un décret présidentiel accordant 614 000 hectares de la forêt uniquement à soixante-dix chefs de famille regroupés dans trois villages. Ces indigènes lacandons se réclament [3] des habitants originels de ce territoire et l’État mexicain juge donc équitable de leur rendre l’usufruit de cette terre et de ses ressources. Ce qui n’a rien d’humaniste ou de désintéressé. Car il semble que la forêt regorge de pétrole et il sera bien plus facile de traiter avec soixante-dix familles, par ailleurs copieusement évangélisées (deux des trois villages sont composés de témoins de Jéhovah), qu’avec une dizaine de milliers de squatteurs adeptes de la théologie de libération et en voie de politisation express. Désespérés, les paysans se tournent vers des actions de plus en plus radicales (manifestations, blocages, marches vers la capitale de l’État). Le syndicat Quiptic, après une crise qui a vu l’expulsion des conseillers maoïstes par leurs ouailles, celles-ci les accusant d’attitude colonialiste, s’est renforcé devenant, en 1983, Unión de uniones. Ces syndicalistes paysans doivent régulièrement faire face à la répression que ce soit par la prison ou des assassinats de la part des forces de l’ordre ou des porte-flingues des propriétaires, les sinistres gardes blancs. Finalement, à la suite d’une nouvelle crise interne, l’Unión de uniones devient, en 1988, l’ARIC (Association rurale d’intérêts collectif), puissant syndicat qui sous les coups de boutoir de la répression et de la corruption se scinde en ARIC officielle, reconnue par le pouvoir et dirigée par quelques-uns des ex-gauchistes précédemment expulsés, et en ARIC indépendante, aux méthodes plus teigneuses.

Un événement illustre parfaitement l’ambiance régnant dans la jungle : l’attaque du ranch Nueva Providencia du 9 juillet 1977. Polo Aguilar propriétaire du ranch, en guerre ouverte contre ses voisins indigènes, a fait appel à l’armée qui a détaché un groupe de onze soldats pour assurer sa protection. Exaspérés d’être pris pour cibles, les paysans, armés de fusils de chasse et de machettes attaquent le ranch et tuent non seulement le propriétaire mais aussi les onze militaires sans subir la moindre perte (« un miracle ! » commente un des présents). Au lieu de se venger, l’État délègue sur place rien moins que l’évêque Samuel Ruiz et un général afin de négocier la restitution des corps des soldats en échange d’une totale absence de répression. Car l’armée fédérale a bien d’autres chats à fouetter !

Depuis 1960, le Guatemala voisin est le théâtre d’une guerre civile sans merci qui laisse dix pour cent de sa population, formée elle aussi d’indigènes mayas, massacrée et des dizaines de milliers de réfugiés au Mexique. Ce conflit va durer jusqu’en 1996. Officiellement neutre et recevant les réfugiés guatémaltèques dans des conditions plus ou moins décentes, l’État mexicain a surtout une peur bleue que la guérilla voisine, l’URNG (Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque), ne tisse des complicités et ne fasse tache par-delà la frontière. Un des commandants historiques de la guérilla, Yon Sosa, est d’ailleurs tué en 1970 par l’armée fédérale sur le territoire du Chiapas. Pour l’affaire de Nueva Providencia, l’obsession de l’armée est donc de récupérer les cadavres de ses hommes non par souci d’une cérémonie ou d’une sépulture décente, mais pour pratiquer une autopsie qui déterminera s’ils ont été tués par de simples carabines de chasse, si courantes chez les paysans, ou par des armes de guerre supposant un groupe armé implanté sur place. En échange, non seulement les membres de l’ARIC ne sont pas poursuivis mais ils peuvent même conserver le matériel de militaires déclarés fourvoyés dans une affaire ne les concernant pas. Désormais, chaque renouvellement de bureau de l’ARIC sera marqué par la passation symbolique des fusils d’assaut des soldats tués, ce qui constitue un rite très amérindien et un symbole assez stupéfiant de la part d’un syndicat paysan. Fermons cette longue parenthèse en notant que bien des réfugiés de guerre du Guatemala ont été accueillis par les communautés paysannes de la forêt et que même si, par la suite, l’EZLN, soucieuse de rester dans un cadre mexicain, niera avoir eu des rapports avec l’URNG, elle revendiquera tout de même avoir exécuté, sur son territoire, des kaibiles, soldats d’élite guatémaltèques particulièrement sanguinaires qui passaient la frontière pour massacrer réfugiés ou guérilleros. D’autre part, deux organisations clandestines cohabitant sur le même terrain étant forcément amenées à se fréquenter, des zapatistes ont bénéficié de formation militaire (comme le camarade F., en explosif) de la part des guérilleros voisins, qui en échange jouissaient d’une base arrière protégée.

Une caste de possédants racistes pouvant commettre n’importe quel abus en toute impunité en s’appuyant sur des milices privées, une classe de paysans en colère rendus encore plus précarisés par un décret présidentiel, une armée sur les dents surveillant une frontière en guerre, une Église qui cherche à former des cadres indigènes pour mener à bien un projet de transformation sociale, un des taux de pauvreté et d’abandon parmi les plus élevés du pays, tel est le cadre où s’invite un nouvel acteur : un noyau de jeunes gens venus des métropoles pour implanter rien moins qu’une guérilla !

Les luttes sociales mexicaines ayant toujours été essentiellement marquées par la violence, le phénomène des guérillas est une constante de ce pays. Mais ce phénomène a été renforcé par les tueries urbaines de 1968 et de 1971 qui ont vu fleurir un grand nombre de groupes armés sur un terrain fertile qu’ils soient ruraux (Parti des pauvres, Association civique nationale, Groupe populaire guérillero) ou urbains (Ligue communiste 23 Septembre, Forces armées révolutionnaires, etc.). Dans les années 1970, que ce soit dans les montagnes ou dans les rues, l’État mexicain mène une guerre sans merci contre ces groupes assassinant plus de trois cents personnes et en faisant disparaître environ mille cinq cents, le tout en accueillant sur son sol la fine fleur des révolutionnaires latino-américains (et en se servant parfois d’eux pour combattre sa propre subversion, nous y reviendrons).

Les FLN (Forces de libération nationale) sont un groupe créé à Monterrey en 1969. Au contraire d’autres groupes de lutte armée, cette organisation est avant tout discrète, évitant si possible braquages et enlèvements pour se concentrer sur l’accumulation de forces à long terme. Ces jeunes urbains du Nord ayant eu des contacts avec des paysans chiapanèques, en 1972, ils achètent un ranch au Chiapas censé servir de base à l’implantation d’une guérilla rurale. Consacré officiellement à la culture du piment, cette ferme est investie par l’armée fédérale l’année suivante et la plupart des guérilleros, dont le leader, César Yañez, sont abattus. Après cet échec, il faudra dix ans à ces moines soldats de la révolution pour revenir implanter une cellule armée dans la région. Composée d’indigènes et de métis, ces combattants vont désormais s’enfoncer dans cette forêt Lacandone en ébullition pour tenter de se rapprocher des communautés paysannes en lutte.

La suite est amplement documentée et connue : après des années de galère et avoir dû abandonner sa vulgate marxiste-léniniste, le groupe de guérilla (dont le commandement est passé de Germán à Marcos) va passer d’une douzaine de membres en 1986 à des centaines, puis à des milliers de combattants ou agents de liaison au début des années 1990 suite à un processus d’absorption réciproque avec les communautés villageoises, devenant EZLN après quelques ajustements internes. Cette « armée » flambant neuve est, à la base, conçue comme une milice devant protéger la population contre les exactions des policiers, militaires ou gardes blancs. Les armes sont achetées au marché noir (à des ex-guérillas des pays voisins, à l’étranger ou à des membres des forces de l’ordre corrompus) par cotisations collectives des villageois, la consommation d’alcool et de drogue interdite (que ce soit par mesure d’économie, culturelle, la gnôle ayant toujours été une arme de destruction aux mains des colons contre les Amérindiens, ou par demande de villageoises pressées d’en finir avec la violence domestique). Les femmes sont enrôlées à égalité avec leurs camarades masculins, représentant petit à petit (par manque d’autre perspective sociale autant que par désir d’émancipation) un tiers des effectifs permanents. Héritiers de la culture de clandestinité des désormais défuntes FLN, l’EZLN ne pratique ni hold-up, ni extorsion de fonds, ni apparition publique. Elle est composée de trois types de membres : les insurgés (maquisards permanents), les miliciens (paysans en armes ayant reçu un entraînement) et les bases d’appui (civils).

Néanmoins cette organisation croissante ne va pas échapper longtemps aux radars de l’Église, des syndicalistes ou de l’armée fédérale.

Malgré ses intentions émancipatrices, l’évêché de San Cristóbal demeure fort jaloux du contrôle sur ses paroissiens. Un réseau serré de catéchistes (laïcs formés à administrer certains sacrements et à célébrer la messe) instruits religieusement et politiquement maille les communautés paysannes de la forêt et des hauts plateaux. Déjà, en 1980, pour contrecarrer l’influence des conseillers gauchistes métis sur le mouvement paysan, l’Église encourage la création d’un groupe semi-clandestin, Slohp (racine en tseltal) pour réorienter les paysans vers des revendications indigénistes. Évidemment, l’arrivée d’une guérilla est vécue comme l’intromission d’un éléphant au beau milieu de la porcelaine. Selon les sources gouvernementales, certains proches de l’évêque Samuel Ruiz auraient favorisé et aidé l’implantation de l’EZLN. Quelques faits nous permettent de penser que, au cours de ces décennies où les guérillas d’Amérique centrale (Salvador, Guatemala, etc.) sont mises en échec ou pour le moins bloquées, l’Église a surtout tenté de limiter la casse par tous les moyens. Par exemple en tentant désespérément de mettre sur pied un groupe armé clandestin censé contrecarrer les zapatistes. Ce qui va vite échouer : comme toute organisation politico-militaire, l’EZLN ne supporte ni la concurrence ni le fractionnisme et les quelques paysans tentés par l’expérience vont vite regagner le giron zapatiste. Lorsque les catéchistes, yeux et oreilles de l’évêché, s’enrôlent à leur tour dans la guérilla, l’amertume des autorités religieuses peut se résumer à cette phrase de Samuel Ruiz : « Ils montent un cheval déjà sellé. »

Un exemple, le camarade E., catéchiste et officier clandestin des milices, est convoqué, en 1992, devant ce qu’il faut bien nommer un tribunal ecclésiastique à la ville de Comitán afin de s’expliquer au sujet de rumeurs sur sa participation à la guérilla. Pressé de questions par un parterre de franciscains et dominicains lui faisant remarquer que la guerre n’a apporté que des malheurs dans les pays voisins et que le socialisme s’effondre à l’Est, E. se défend comme un beau diable et nie toute implication dans cette soi-disant guérilla dont il n’est même pas sûr qu’elle ne soit pas qu’une rumeur. Et s’il est bien un reproche qu’on ne peut faire à l’EZLN, c’est son intransigeance au sujet de la religion : c’est un mouvement strictement laïc et que chacun se débrouille avec sa foi ! Comme le résume le camarade B. : « Il y a chez nous une bonne part de catholiques, des protestants, des athées et même des gens qui ont des croyances qu’on a du mal à imaginer ! » Autre réponse d’un insurgé en 1994 à la question d’un journaliste : « D’abord on se libère et après on verra la théologie. »

En 1993, sentant se rapprocher la catastrophe, le remuant évêque tente une dernière manœuvre. Un jésuite ex-prêtre du Chiapas qui a été muté à l’autre bout du pays, à Chihuahua, accorde un entretien au magazine fort bien informé Proceso, dans lequel il fait allusion à une guérilla se développant dans la jungle, donnant des précisions assez gênantes. Il nous semble impossible que ce prêtre n’ait pas été autorisé à parler depuis San Cristóbal en une tentative désespérée de révéler le pot-aux-roses afin d’entraver l’action de l’EZLN. Pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, ce scoop est purement et simplement ignoré. Seul commentaire du gouverneur de l’État (et futur ministre de l’Intérieur) Patrocinio González : « Il n’y a pas de guérilla au Chiapas. »

Côté syndicalisme paysan, comme la plupart des paysans rejoignant les rebelles sont déjà encartés à l’ARIC ou à d’autres structures, l’EZLN va créer son propre syndicat, faux-nez qui lui permettra d’ouvrir des locaux, de faciliter les liaisons entre diverses régions et d’aguerrir ses militants en pratiques radicales (blocages, manifestations musclées, captures de policiers en préalable à la moindre négociation). En 1989 est donc montée l’ANCIEZ (Alliance nationale paysanne et indigène Emiliano Zapata), qui connaît un succès immédiat en adhésions. Elle forme des cadres zapatistes aux luttes en dehors de leurs territoires propres et leur donne une raison sociale pour intervenir dans tout le Mexique. Son secrétaire général est Frank, qui s’évanouit en clandestinité, comme tout l’appareil syndical, en 1993. Le fait d’armes le plus remarquable de l’ANCIEZ reste la manifestation du 12 octobre 1992, journée officielle de commémoration de la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb. Rebaptisée, du Canada à la Patagonie, « journée des cinq cents ans de résistance indigène », elle voit débouler sur la ville de San Cristóbal un contingent de dix mille Tsotsils, Tseltals, Tojolabals et Ch’ols, dont certains armés d’arcs et de flèches, défilant au pas quasi militaire qui détruisent la statue du conquistador local, Diego de Mazariegos, pour promener sa tête à travers les rues de cette cité où un indigène est encore censé céder le passage à un métis. Cette première occupation de l’antique Jovel (nom autochtone de la ville) constitue un clair avertissement pour la suite. Pour en avoir croisé en cette année 1992, socialement très agitée, on avait remarqué que les affiches de propagande de l’ANCIEZ faisaient la part belle à la représentation de paysans et paysannes armés et pas précisément d’arcs et de flèches !

Le Mexique est un État fédéral dans lequel le gouverneur de chaque État est une sorte de vice-roi. Chasse gardée du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) au pouvoir pendant soixante-dix ans, le Chiapas est une entité où ses gouverneurs ont du mal à terminer leurs mandats, que ce soit pour cause de scandales, dérapages ou purges internes au parti. Il est d’ailleurs un proverbe qui affirme que le véritable maître de l’État est le général commandant cette Septième Région militaire frontalière. Formé par les « bérets verts » US de Fort Braggs, diplômé en « guerre irrégulière et psychologique », ancien combattant contre les guérillas paysannes du Guerrero, le général Mario Renan Castillo Fernández n’est assurément pas là par le hasard des affectations. Avant d’être nommé chef suprême en 1995, il seconde le général Godinez Bravo, dirigeant la Septième Région.

Comme on l’a vu avec l’épisode de 1977, les fédéraux craignent par-dessus tout l’implantation d’une guérilla sur ce débouché vers l’Amérique centrale. Ils sont donc particulièrement attentifs à tout mouvement suspect et subversif de la zone. L’armée va avoir tout naturellement à faire avec ce nouveau protagoniste qu’est l’EZLN.

Ainsi, quelques mois avant l’insurrection, le 22 mai 1993, une colonne d’une centaine de soldats se dirige droit sur Las Calabazas, camp d’entraînement des maquisards de l’EZLN. Les insurgés ouvrent le feu sur les militaires dans l’après-midi, en tuant au moins deux. Du 23 au 31, plus de mille cinq cents fédéraux, appuyés par plusieurs hélicoptères, tentent d’encercler les rebelles, perdant à nouveau douze hommes, combattant un fantôme qui leur file entre les doigts. Le 1er juin, après avoir investi un campement zapatiste désormais vidé, l’armée se retire subitement. Il y a là une décision éminemment politique : le président mexicain, Carlos Salinas de Gortari, est en train d’achever son grand œuvre : la mise au point du TLC, traité de libre commerce entre le Mexique, les États-Unis et le Canada qui devra prendre effet au… 1er janvier 1994. En y mettant de gros moyens, l’armée fédérale aurait sans nul doute pu écraser les rebelles mais ça aurait impliqué de reconnaître avoir une guérilla sur son propre sol, ce qui aurait considérablement embarrassé les négociations avec le voisin du Nord. Déjà, les révisions exigées par ce même voisin à la Constitution mexicaine, comme la suppression du droit inaliénable aux terres communes, provoquent une vague de mécontentement dans tout le pays. Il s’agit donc de garder le plus possible secrète la présence des insurgés tout en prenant quelques mesures tactiques afin de les contenir. Un communiqué évoquant « un affrontement contre un groupe d’individus réalisant des activités présumées illégales » (prisonniers en fuite ? narcotrafiquants ?) suffira.

Quel est le bilan de cette première bataille ? Plus tard, l’EZLN ne reconnaîtra qu’une perte contre quatorze chez les fédéraux, la guérilla a été chassée du terrain tout en limitant les dégâts mais surtout, dans son camp, les militaires découvrent une reproduction, à l’échelle, de la place principale et de la caserne d’Ocosingo, ville située à la sortie de la forêt. Pas besoin d’être Sherlock Holmes pour deviner ce qui se trame.

Tout en maintenant une certaine discrétion, les fédéraux ratissent les vallées de la forêt et perquisitionnent les villages avec plus ou moins d’ardeur selon le bataillon et l’officier concerné. Plusieurs paysans sont séquestrés et, d’après les zapatistes eux-mêmes, les soldats passent plusieurs fois très près des dépôts de la guérilla. Heureusement, la plupart des troufions fédéraux, se sachant en territoire hostile, ne mettent guère de cœur à l’ouvrage. À part quelques unités d’élite, type parachutistes ou commandos, l’armée mexicaine est avant tout formée de paysans ruinés ayant trouvé là l’occasion de deux repas quotidiens et parfois mal traités par leurs officiers. On conçoit que ces militaires ne fassent guère de zèle. L’armée fédérale n’est d’ailleurs pas un bloc homogène, on constatera dès le début de la guerre du Chiapas qu’elle est parcourue de contradictions.

Quoi qu’il en soit, ce genre d’accrochage ne peut que pousser l’EZLN à passer à l’action avant d’être découverte et anéantie par un ennemi désormais sur ses gardes. Ce qui pose plusieurs problèmes. On l’a vu, les FLN sont à la base d’une organisation à visée nationale, or cette guérilla n’est devenue organisation de masse qu’au Chiapas. Il existe bien des cellules dans tout le pays et certaines seront actives au 1er janvier 1994, réalisant plusieurs sabotages, comme à Toluca, Mexico, Chihuahua, Veracruz… Mais le front dit du Sud-Est est le seul à pouvoir aligner des milliers de combattants fondus dans la population. Il semble bien que les cadres du Chiapas, Marcos en tête, aient pris le pouvoir sur d’autres chefs historiques de la guérilla, en particulier en 1992 lors de la réunion du Prado où ils alignent plus de cinq mille miliciens. Outre celle des manifestations tonitruantes de l’ANCIEZ, cette année 1992 est aussi celle de la consultation, au sein des communautés indigènes membres de l’EZLN, au sujet du déclenchement de la guerre. Des assemblées ont lieu dans tous les villages et le résultat en faveur de l’offensive a parfois pour conséquence, selon les majorités issues des communautés, l’expulsion des minoritaires, provoquant ainsi un déplacement interne de population dans la forêt. De même, les cultures sont disséminées afin d’être moins exposées aux ravages des fédéraux (napalm, défoliants) et pouvoir continuer à nourrir les villageois. Au Chiapas, l’organisation est désormais composée d’une direction militaire, formé de deux « sous-commandants » (Marcos et Pedro) et de majors, dirigeant les insurgés par régions, et d’une direction civile, le CCRI (Comité clandestin révolutionnaire indigène), formé de « commandants » élus par une zone de villages.

Tous les acteurs du drame sont donc en place fin 1993, la pièce n’a plus qu’à se jouer.

Quelques précisions quant à son premier acte. Dans les derniers jours de décembre 1993, la mobilisation est intense, les communications sont progressivement coupées avec la forêt, les véhicules de transport réquisitionnés par les rebelles qui confisquent au passage d’importants stocks de dynamite aux prospecteurs pétroliers présents sur la zone.

Bien entendu, cette agitation n’échappe pas aux militaires et ceux-ci se fortifient sur leurs positions en attente du choc qu’ils savent désormais imminent. Il semble bien que l’armée ait poussé son souci de discrétion jusqu’à omettre de prévenir les forces de l’ordre civiles. Les policiers se retrouvent donc en première ligne dans les villes attaquées par l’EZLN, y subissant de sévères pertes. Tout en provoquant un drame majeur : le sous-commandant Pedro est tué au cours de l’attaque du commissariat de Las Margaritas, laissant ses troupes sous le choc. Celles-ci se contentent de cerner la ville voisine de Comitán sans l’occuper. La direction des opérations revient désormais au seul Marcos qui, à cette heure, se trouve sur les hauts plateaux, occupant San Cristóbal avec les troupes de la major Ana María, devenant ainsi le porte-parole et « visage » (cagoulé) de la rébellion pour le monde entier.

La stratégie des fédéraux se révèle payante : malgré des jours de combats acharnés l’EZLN n’arrive pas à s’emparer du camp de Rancho Nuevo, siège de la 31e Région, situé à une quinzaine de kilomètres de San Cristóbal et est délogée d’Ocosingo après une bataille sanglante. Même si les rebelles parviennent à se replier dans la jungle, une partie de ceux qui sont restés cernés dans le marché ou se trouvent blessés à l’hôpital sont purement et simplement exécutés par les parachutistes lancés sur la ville. Ces actes déclenchent une protestation publique du général José Francisco Gallardo, officier promis à un brillant avenir, enfermé en forteresse fin 1993 et passible du conseil de guerre pour avoir protesté contre le comportement de l’armée fédérale.

Après douze jours de guerre, un fragile cessez-le-feu s’installe progressivement, même si les balles continuent de siffler dans divers recoins du Chiapas. Début février, les prisonniers zapatistes sont échangés contre le général ex-gouverneur de l’État et grand propriétaire Absalón Castellanos, et un premier round de négociation peut se mettre en place. Désormais, cette histoire se déroulera plus ou moins publiquement.

Petul

Notes

[1Vu le nombre de livres parus dès la première année du conflit, on peut dire que les zapatistes ont contribué à sauver l’édition mexicaine du marasme. Bien entendu, bon nombre de ces ouvrages sont emplis de lieux communs, ne font que reprendre la version officielle de l’EZLN ou sont, au contraire, des œuvres de désinformation gouvernementale. Nous considérons « fiables » des livres ayant une réelle profondeur historique, écrits par des protagonistes connaissant le terrain de longue date et surtout, dont les faits se recoupent avec les témoignages des camarades zapatistes même s’ils les formulent souvent autrement. Par conséquent, un ouvrage tout à fait défavorable aux rebelles peut se révéler précieux (citons en vrac : Una tierra para sembrar sueños, de Jan de Vos ; La rebelión indígena de México, de Carlos Montemayor ; La rebelión de las cañadas, soi-disant de Carlos Tello Díaz mais en fait écrit par les services de renseignement militaires ; ¡Zapata vive !, de Guiomar Rovira).

[2Révolte étudiante en pleine préparation des Jeux olympiques qui se conclut par une répression féroce, dont le massacre de Tlatelolco (à Mexico) le 2 octobre 1968.

[3À tort, semble-t-il. D’après la très complète étude de Jan de Vos, les Lacandons originaux auraient été exterminés ou déportés vers les plantations du Guatemala au XVIIe siècle. Les dénommés « Lacandons » seraient un groupe de premiers « réfugiés » dans la jungle s’étant adaptés au mode de vie des précédents.

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