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Solidarité avec Rosa Nera
« Un air souffle et nous appelle
à sortir de la tempête de ce monde »

mercredi 10 février 2021, par Marios Panierakis

Note sur l’odeur gênante des roses ou pourquoi « je préfère (les) roses, mon amour, à la patrie ? »
(Je préfère les roses, Fernando Pessoa)

Parce que ces roses germent dans les fissures ! Dans les fissures de la normalité [1], dans les fissures d’un monde qui est dominé par l’argent.

Depuis seize ans, nous vivons un phénomène d’une rare beauté dans la ville de La Canée, en Grèce. Une « rose noire » [2] grimpe à travers les fissures de la ville à la recherche d’un soleil différent, d’une façon différente de vivre. Quelle chose simple ! Quelle chose révolutionnaire ! La recherche collective de divers modes de sociabilité, de différentes façons de se lier — de différentes manières de faire les choses — brise l’emprise de l’argent et ouvre un champ de possibilités pour notre vie. En même temps, elle souligne la nécessité de se débarrasser de la farce que nous vivons, elle souligne la possibilité de changer le monde.

Ça semble un fait simple. Mais ce mouvement de refus et de créativité enflamme nos espoirs — qui n’ont rien à voir avec l’espoir de l’État [3] — de vivre dans un monde d’égalité, de liberté, de solidarité (de soutien mutuel) et de dignité. Nos yeux brillent, chaque fois que nous rencontrons cette rose. Comme si nous tombions amoureux ! Encore et encore. Et à juste titre, l’odeur des roses a la capacité de parfumer un monde différent ou plutôt « un monde où tiennent de nombreux mondes » [4]. L’osmose de ces mondes ne nous montre qu’une image des mondes que nous pouvons créer. Oui ! Nous tombons amoureux et nous offrons à nos compañeras les sourires les plus généreux qui traversent le ciel de nos pensées, des sourires capables de briser la misère de la normalité.

« Ce qui se vend est à jeter.
La richesse, c’est ce que nous partageons. »

La création de ces mondes dans les fissures de la « normalité » nous conduit au conflit dialectique avec cette notion. Une discussion que le monde de l’argent a déjà perdue. Il n’est donc pas étonnant qu’elle recoure à la violence. Nous continuerons à mettre des roses dans les canons de ses « armes ». En affirmant fièrement que nous n’avons pas notre place dans leur « normalité », nous ne tenons pas dans leurs définitions.

Arrachez haineusement les roses ! Le luxe de l’hôtel [5] qui grimpera sur les ruines de la mémoire vous rappellera votre pauvreté. Il rappellera (au moins) à toute une ville l’apothéose du monde de l’argent. L’apothéose d’un monde de noms sans contenu.

Le squat a été pendant de nombreux mois menacé d’évacuation. Le premier ultimatum a expiré la veille du 6 décembre, date à laquelle Alexandros Grigoropoulos [6] a été assassiné par la police. L’expérience de décembre 2008 s’est gravée en nous, elle a établi, elle a déterminé nos choix au cours de la vie. Nous ne laisserons aucun Korkoneas [7] nous enlever la vie.

Malheureusement, le 5 septembre 2020, le gouvernement a expulsé le squat sur ordre de l’entreprise (annoncé un mois avant l’évacuation). Cinq septembre 2020. Nous vivons l’un des événements les plus tristes de notre vie. Les serviteurs de l’argent récoltent la plus belle rose de la ville. Et peut-être que cette amputation marque la perte de nos désirs. Et peut-être que cette amputation violente fait pleurer nos yeux et se briser nos corps — fragiles comme ils sont. Cependant, un « air souffle et nous appelle à sortir de la tempête de ce monde » [8]. Et nous n’avons pas oublié que « les fleurs, comme l’espoir, se cultivent » [9]. Cette danse de la tristesse avec l’espoir se poursuit dans ma ville près de cinq mois après l’évacuation, à l’ère du coronavirus.

Alors appliquons l’un des slogans les plus emblématiques du soulèvement de décembre 2008 : « Varkiza, c’est fini » [10]. Seulement nous savons maintenant que nos « armes » ne sont pas égales (symétriques) aux leurs. Nos « armes » sont les relations sociales que nous « élaborons » collectivement en marge de l’argent et de l’État. Des relations sociales qui reflètent les autres mondes que nous pouvons créer.

« Ils ont tout fait pour m’enterrer,
mais ils ont oublié que j’étais une petite graine. »

C’est cette fermentation qui nous invite à récupérer les verbes [11]. Les verbes qui ont été déplacés vers un monde de noms dénués de sens. Elle nous invite à reprendre le fil de l’espoir qui nous permet de récupérer ce sentiment de ses utilisations institutionnelles et de fertiliser notre στΟΡΓΗ [12] dans une direction émancipatrice.

Marios Panierakis
Envoyé par l’auteur [13],
février 2021.

Tout pour tous, rien pour nous

Autres vidéos de Rosa Nera

Traduit de l’espagnol (Mexique)
par Joani Hocquenghem
Texte d’origine :
Comunizar

Notes

[1La notion de normalité est utilisée par le gouvernement grec pour imposer la doctrine d’ordre et sécurité.

[2« Rosa Nera » est le nom du squat de la ville de La Canée, en Crète.

[3Le mot espoir a été utilisé par Syriza, le parti de gauche, dans sa campagne pour prendre le pouvoir. Pourtant, la gauche institutionnelle rompt sa relation avec le peuple et met en œuvre des politiques néolibérales.

[4Les slogans des zapatistes ont résonné à maintes reprises à Rosa Nera. Non seulement les slogans des zapatistes, mais aussi l’activité quotidienne et la solidarité que le squat a manifesté avec les zapatistes.

[5Le gouvernement grec a expulsé Rosa Nera pour construire un hôtel de plus, dans la ville de La Canée. Ce fait suscite les plus grandes manifestations dans la ville depuis la période des manifestations contre le FMI. Une vidéo juste de la première semaine des manifestations. Aujourd’hui, près de cinq mois plus tard, la lutte se poursuit.

[6Alexandros, lui aussi, avait seize ans. L’un des plus importants actes de solidarité est venu d’un groupe de musique qui a composé une chanson intitulée Seize ans, qui fait le rapprochement entre le meurtre d’Alexandros et l’expulsion de Rosa Nera.

[7Le nom du policier qui a assassiné Alexandros.

[8Tiré du poème Fantasia de Skaribas.

[9Las flores, como las esperanzas, se cultivan (sous-commandant Marcos).

[10Le Traité de Varkiza (février 1945) était l’accord entre les partisans grecs et le gouvernement pour déposer les armes.

[11En décembre 2008, Rosa Νera a créé et diffusé une affiche avec un poème d’Andréas Embiríkos Les Verbes.

[12Le mot rage (orgi) est courant dans les mouvements sociaux. Il exprime le sentiment de répugnance à l’égard d’un acte ou d’une politique. Cependant, le mot storgi est quelque chose de nouveau dans les luttes sociales. En grec, il a deux sens, d’une part, il comprend le mot orgi, la rage, la colère, l’opposition, le rejet. D’autre part (στοργή égale soin, tendresse, affection), il exprime des relations d’affectivité, des relations d’amour qui reflètent nos relations au sein des luttes. Cette introversion pose la question de l’organisation des mouvements sociaux [nous sommes plein·e·s de storgi]. Storgi est à l’intérieur de notre vie. Il traverse notre corps. Il a une double dimension. D’un côté, il refuse une situation, de l’autre, il exprime, au sein des collectifs, l’espoir de la façon dont nous voulons ce monde, de la façon dont nous voulons façonner les relations sociales. Ainsi, le storgi crée des relations ésotériques, il reflète notre lutte.

[13Merci beaucoup à mes compañer@s Maria, Gloria, Foteini et Aritz pour leurs commentaires sur les versions précédentes du texte.

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