la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Sierra Sur de Oaxaca

San Pedro Sosoltepec

samedi 24 février 2018, par Georges Lapierre

La piste qui mène au village de San Pedro Sosoltepec est parfois vertigineuse, surtout après Santa Lucía Mecaltepec, elle monte, à peine visible, au flanc escarpé de la montagne. Le jour, du haut de la redila qui nous emporte, le regard est attiré par le bas, par le vide que nous frôlons à tout instant dans un équilibre précaire ; la nuit, quand l’ombre nous enveloppe entièrement, le regard suit la pente abrupte de la montagne éclairée un court instant par les phares et se dirige spontanément vers le haut, vers le ciel étoilé qui apparaît alors dans toute sa splendeur. À 2 000 mètres d’altitude, les étoiles semblent, par un étrange phénomène d’optique se concentrer et se cristalliser sur la voie lactée, qui forme ainsi comme un récif de fleurs de corail dans la mer du ciel. Tout autour de cette barrière lumineuse, plus loin, au large de l’océan de la nuit, la chorégraphie des astres se fait plus souple et plus tranquille et pacifique. Quand, après quatre heures de descente, notre navire touche l’Isthme, le récif d’étoiles semble peu à peu se dilater et se diluer dans l’immensité du ciel nocturne comme une goutte de lait dans une tasse de café.

L’Assemblée du peuple chontal se réunit environ tous les deux mois. Ce vendredi 16 et ce samedi 17 février (2018), elle s’est réunie dans le village de San Pedro Sosoltepec. Sosoltepec est un village de la Sierra Sur à un peu plus de 1 700 mètres d’altitude. C’est un balcon niché dans un creux de la montagne et qui donne sur l’océan Pacifique. L’endroit forme comme un amphithéâtre, il est entouré de sommets couverts de forêts dont la végétation n’est pas sans rappeler celle des Alpes de Provence.

Depuis que le peuple chontal a eu vent en 2014 de l’existence de concessions minières sur son territoire, il a décidé de réagir et de s’organiser afin de défendre son lieu de vie face à des projets qui lui viennent d’un monde qui n’est pas le sien et qui n’ont pas son consentement, tout particulièrement des projets d’extraction minière. Depuis cette date, les délégués des biens communaux des villages qui se sentent concernés se sont réunis chaque fois dans des communautés d’accueil différentes afin de prendre des mesures juridiques appropriées pour la défense de leur environnement ainsi que différentes initiatives concernant la sécurité et la vigilance de leur territoire. En novembre 2015, les délégués présents à l’assemblée de San Matías Tepalcatepec ont décidé de former, au cours d’une prochaine rencontre, l’Assemblée du peuple chontal en défense de son territoire. Le 25 juin 2016 s’est créée, au cours d’un acte solennel, l’Assemblée du peuple chontal par les délégués de quatorze villages de la région et en présence de nombreux invités et témoins [1]. L’événement eut lieu à Santa Lucía Mecaltepec. Depuis cette date c’est donc l’Assemblée du peuple chontal qui se réunit régulièrement pour discuter de l’actualité, prendre les mesures qu’elle juge nécessaires pour la défense du territoire chontal et suivre l’évolution des affaires en cours.

La dernière assemblée à laquelle j’ai assisté eut lieu à Morro Mazatan le 6 décembre 2017, elle avait été suivie d’une rencontre plus large avec l’idée d’étendre cette dynamique d’organisation et de construction d’alliances qui la caractérise à d’autres communautés [2]. Ensuite, le 3 février 2018, une rencontre entre le peuple chontal et Marichuy, la porte-parole du Conseil indigène de gouvernement (CIG), s’est déroulée dans le village chontal de Santa María Zapotitlán ; ce fut un grand moment de liesse populaire avec musique des groupes de la région, danses, fleurs, repas commun et discours.

Discours de bienvenue :

María de Jesús Patricio te pedimos ponerte el guarache chontal y ser el pilar para articular con organizaciones con otras hermanas y hermanos de otros pueblos… ser la voz que haga sentir que los pueblos aquí seguimos estamos vivos y resistimos…
(María de Jesús Patricio, nous te demandons de chausser la sandale chontale et être le pilier qui nous relie aux organisations et aux frères et sœurs des autres peuples… être la voix qui fasse sentir que les peuples ici nous existons toujours, que nous sommes vivants et que nous résistons…)

Auquel va répondre celui de Marichuy :

Entonces consideramos que la única forma es organizarnos entre pueblos indígenas, no indígenas y organizaciones que luchan y se organizan ante toda esta destrucción que está pasando en nuestro planeta…
(Aussi nous considérons que l’unique solution est de nous organiser, entre peuples indigènes ou non indigènes et organisations qui luttent et s’organisent face à toute cette destruction qui a lieu sur notre planète…)

L’Assemblée du peuple chontal, qui fait désormais partie du Congrès national indigène (CNI), a désigné il y a déjà quelques mois un conseiller et une conseillère pour le Conseil indigène de gouvernement. Ils participent activement à la tournée de Marichuy à travers tout le Mexique.

La discussion a commencé le soir de notre arrivée par une analyse du contexte actuel marqué sur le plan national par la loi dite de Sécurité nationale, qui donne des pouvoirs extravagants, pour ne pas dire tous les pouvoirs, à l’armée, qui peut arrêter et interroger (entendre torturer) ceux qui lui semblent suspects sans que la justice puisse intervenir ; marqué aussi par la réforme de la loi concernant la biodiversité permettant l’exécution de projets miniers dans les zones protégées. Sur le plan régional, on note la mise en place des « zones économiques spéciales » qui libèrent les entreprises nationales et internationales des règles du droit constitutionnel qui protégeaient jusqu’à présent les populations, les peuples et les communautés de leur convoitise effrénée et de leurs abus. Enfin sur le plan local plusieurs projets préoccupent les populations en résistance, celui d’un train de marchandises (tren de carga) à Salina Cruz ; celui d’une route à Tlacolulita, porte d’entrée en direction de la concession minière sur le territoire chontal ; celui de la réforme scolaire (programa de cien) qui transfert les terres communales, concédées comme propriétés appartenant aux écoles, à l’entreprise privée.

Au cours de la discussion, le délégué du village de Chongos signale le vol systématique d’arbres de granadillo dans la région de la Basse Chontale (la Chontal Baja) par une entreprise de bois venue du Michoacán.

L’assassinat de Maria Guadalupe Campanur, jeune femme de trente-deux ans, qui a participé activement à la construction de l’autonomie de Cherán K’eri dans le Michoacán et qui s’était dédiée à la protection de la forêt, ainsi que l’embuscade au cours de laquelle furent assassinés trois personnes de l’organisation d’Oaxaca Codedi, travaillant dans la région côtière proche de la Chontale, ont été largement évoqués ainsi que l’impunité dont jouissent les groupes paramilitaires liés aux caciques et aux narcotrafiquants.

Dans un dernier temps, les délégués présents ont pris en compte le fait que la porte-parole du Conseil indigène de gouvernement n’aura pas le nombre de signatures requis pour être candidate à l’élection présidentielle. Ils déplorent ce constat et le peu d’investissement, pour ne pas dire l’indifférence, de la société civile mexicaine concernant le sort des populations indiennes [3]. Ils rappellent cependant que le but n’était pas de se présenter en tant que candidat à la présidence, mais bien d’inciter les gens à s’organiser et à trouver des solutions collectives à leurs problèmes, dus principalement à l’ingérence du capital dans leur vie.

Le lendemain arrivent les délégués qui n’étaient pas présents hier soir, la plupart viennent en redila, sorte de bétaillère tout terrain appartenant en général au village, beaucoup de jeunes sont chauffeurs, c’est une charge reconnue et qui demande, dans ces régions de montagnes et de pistes escarpées et souvent défoncées, avec des montées ou des descentes vertigineuses, une dextérité peu commune ; d’autres sont venus à pied par des sentiers à travers les monts et les gorges, de deux heures à huit heures de marche selon l’éloignement de leur village. Nous sommes nombreux, onze villages sont représentés, et la salle de l’agence municipale où nous nous tenions hier soir est trop petite ; l’Assemblée du peuple chontal en défense de son territoire va se tenir dehors, sur l’esplanade qui fait face à la mairie.

Nous commençons tôt le matin après une présentation rapide de tous les présents. C’est la coordination de l’assemblée formée par quatre délégués qui préside la réunion et qui règle le débat ; interviennent librement ceux qui ont quelque chose à dire sur le sujet traité, la prise de parole n’est pas limitée dans le temps. Aucun signe d’impatience, aucune interruption, aucune opposition brutale ; les discussions auxquelles j’ai assisté se sont toujours déroulées dans le plus grand respect mutuel, il est vrai qu’il ne s’agit pas d’un débat d’idées ni même d’opinions, nous n’avons pas affaire à des individus, mais à des délégués, qui ont derrière eux tout un village et qui doivent ensuite rendre compte des décisions prises à leur communauté ; en outre, l’objet des discussions est toujours concret, ce sont des faits ou des mesures à prendre, les avis peuvent parfois être partagés, mais un consensus se dégage toujours, je dirai, naturellement ; ou bien alors la partie est remise à la prochaine réunion. Un responsable ouvre solennellement l’assemblée et il la fermera tout aussi solennellement à la fin des débats.

Ce samedi 18 février, l’ordre du jour, modifiable au gré de l’assemblée, est particulièrement chargé. Seize points sont à traiter, ils vont de la défection d’un village, qui se pose des questions sur le bien-fondé de l’appartenance de l’assemblée au Congrès national indigène, à la date et au lieu de la prochaine réunion. Certains points vont être réglés (très) rapidement, d’autres prendront énormément de temps, du moins de mon point de vue d’Européen frigorifié par un vent du soir glacial qui s’était levé avec la tombée de la nuit (je n’étais pas le seul, mais sans doute le seul à ne pas être parfaitement impassible, enfin, presque le seul). Je me garderai bien de passer en revue tous les points ici de peur de prolonger inutilement et sous une forme ennuyeuse ce petit compte rendu.

Il s’agit de San Juan Alotepec, ce village se trouve, avec Santa María Zapotitlan, en plein dans la concession minière et il sera le premier affecté par la mine si celle-ci se réalise, il fut aussi l’un des premiers à réagir lorsque l’information a circulé. Sa défection est préoccupante pour plusieurs raisons, d’abord parce qu’il s’agit d’un village directement concerné et qui se trouvait jusqu’à présent sur le front de la résistance et de la lutte, en première ligne, si je puis dire ; ensuite parce qu’il n’est pas interdit d’y voir le travail souterrain des partis politiques et, avec les partis politiques, du parti favorable à l’exploitation minière. Cette défection serait le premier succès des « partisans du progrès » et rendrait en quelque sorte visible et manifeste l’existence d’un courant offensif bien décidé à soutenir et à imposer la mine. Il fut décidé qu’une délégation se rendrait prochainement à San Juan Alotepec afin d’éclaircir auprès de la communauté les objectifs de l’assemblée, bien définis lors de sa constitution, et tenter de mettre fin à ce qui apparaît au premier abord comme un malentendu. Les membres de cette délégation sont désignés et l’idée de faire de San Juan Alotepec le siège de la prochaine réunion dépendra du résultat de cette première entrevue.

Ensuite il fut question de visites jugées inopportunes dans certains villages sous des prétextes fallacieux, comme celle du groupe Amfer de Puebla, promoteur de santé, comme si la résistance et la fermeture des villages à toute initiative commanditée par l’État commençaient à éveiller l’inquiétude et la curiosité des instances dirigeantes. Face à l’insistance du pouvoir d’État à s’immiscer dans la vie collective et à imposer sa volonté (par l’intermédiaire par exemple de l’Institut national géographique), il fut recommandé de s’en remettre aux autorités communautaires, seules habilitées à répondre selon les souhaits de la collectivité (en général par un refus clair et net). Deux individus se sont aussi présentés dans des villages, ils conduisaient une voiture blanche et se disaient représentants d’une société d’assurance-vie pour les maîtres d’école, ils ont enlevé deux gamines à la sortie des classes, ils ont pu être arrêtés quand ils tentaient de sortir de la région, et les filles libérées. Cet événement a suscité beaucoup d’émoi et d’inquiétude dans les familles. Était-ce là le but de l’opération ? Peut-être devrions-nous consulter les manuels concernant la guerre dite de basse intensité ou guerre psychologique. Des mesures de sécurité concernant les garçons et les filles ainsi que les adolescents et adolescentes vont être prises.

Le conseiller et la conseillère ont aussi parlé et rendu compte de leur activité au sein du Conseil indigène de gouvernement et au cours de la tournée de la porte-parole du Conseil, Marichuy, dans l’État d’Oaxaca ; ils ont demandé à l’assemblée de les soutenir financièrement dans leurs déplacements, ce qui ne devrait pas présenter de difficultés. D’autres rencontres passées (rencontre des autorités agraires dans la ville de Mexico) ou à venir (rencontre internationale des femmes dans le Chiapas, à laquelle participera une délégation des femmes chontales) ont été discutées. Il ressort que l’Assemblée du peuple chontal commence à être connue et son organisation reconnue sur le plan national et peut-être, à travers le CIG, Marichuy et le CNI, sur le plan international.

Oaxaca, le 20 février 2018
Georges Lapierre

Notes

[3Comme si la société mexicaine se refusait à voir dans un retour à ses racines un projet d’avenir, à voir dans un retour aux fondements de la vie sociale une option pour son futur. Il ne s’agit pas d’avoir une vision passéiste du futur, mais bien de poser les fondements d’un autre monde, d’un monde qui contiendrait d’autres mondes. Comment engager le fer, comment engager la critique du monde occidental, chrétien et capitaliste ? Comment engager la critique de son universalisme, c’est-à-dire de son totalitarisme ? C’est bien sous cette forme que se définit notre engagement. Qu’avons-nous à opposer à l’universalisme du monde marchand ? Un autre universalisme ? Où trouver les fondements d’une vie autre ? Où prendre racines ?

La société mexicaine dite métisse est née d’un rejet des conditions de vie indiennes (pour différentes raisons, parfois opposées, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici) et d’un parti pris pour ce que représente le monde occidental, chrétien et marchand.

Au mieux les bonnes volontés vont chercher à réformer ce monde totalitaire, à le rendre moins inhumain ; au mieux les bonnes âmes vont chercher à intégrer le monde indien en déliquescence dans l’univers capitaliste et lui proposer des projets qui lui offriraient des conditions de vie meilleures. Je vois se développer autour de moi, au sein de la société civile oaxaqueña ou mexicaine ces deux options ou, plutôt, ces deux intentions ; ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions ? Ainsi le monde occidental chrétien et capitaliste est-il pavé de bonnes intentions.

Pourtant la ligne de partage des eaux, si elle n’est pas toujours consciente et visible, est nettement tracée pour définir la position de chacun.

Il se peut bien que les zapatistes soient à cheval sur cette ligne de partage des eaux et que leur décision tactique (ou stratégique ?) de participer à l’élection présidentielle apporte plus de confusion que d’éclaircissement, cependant ils se définissent comme peuples indiens en guerre contre le monde capitaliste (universaliste et totalitaire). En tant qu’Indien de Marseille et intégrant de la Sexta, je suis de leur côté, je ne peux être que de leur côté. En tant qu’individu je ne peux qu’aspirer à devenir un être social.

Les peuples indiens à travers leur vie sociale, à travers les fondements culturels sur lesquels repose leur forme d’organisation, nous offrent notre futur, à nous de nous en saisir. Nous n’avons rien à leur apporter et nous avons tout à réapprendre d’eux. C’est alors que le mot de solidarité prend tout son sens. (Ceci n’était qu’un aparté.)

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