Le Chiapas, terre de contraste où la beauté côtoie l’horreur, où l’espoir fraye avec le plus indécent des désespoirs. Ici, tout y est, peut-être, plus intense qu’ailleurs. La lumière du ciel, la lutte des femmes, la brutalité des hommes, la bêtise des puissants et la cupidité des faibles d’esprit. Une terre dont on ne sort pas indemne et parfois, il y a comme un besoin de se trouver un havre de paix, un lieu pour se ressourcer. Et oublier que, dehors, le monde fulmine de mille colères.
À San Cristóbal de Las Casas, il existe un tel endroit, le marché indigène où l’on peut trouver tout ce qu’on veut, et même ce dont on a absolument aucun besoin. Un lieu incontournable, vibrant de vie et lorsque le moral flanche un peu, il suffit d’y aller faire un petit tour pour recharger ses batteries. Une autothérapie qui ne coûte presque rien. Juste quelques pesitos.
Au premier abord, la ville semble s’être vendue aux touristes. Estampillée ville coloniale de caractère. La rue Real de Guadalupe est une rue comme toutes les artères commerciales du monde. Sans âme. Des bars à vin, des boutiques de créateurs d’artisanats ethniques, des restaurants végétariens, des vendeurs de café équitable et une pâtisserie, française forcément ! Quelques cartes postales du sous-commandant Marcos, des poupées zapatistes pour tous ceux qui viennent faire un pseudo-pèlerinage révolutionnaire. Sur le trottoir, des jeunes Européens paient leur voyage en vendant trois babioles. Pendant ce temps, des petits Indiens proposent des chewing-gums et autres confiseries. Leurs mères, plus loin, bradent des blouses et bracelets bon marché. Deux mondes qui s’entrecroisent, sans chercher d’autres rapports que vendre aux touristes. Et les touristes qui vendent aux touristes. Ça pourrait être cocasse, c’est juste un peu désespérant…
Mais il suffit de remonter derrière la cathédrale, traverser un nouvel andador comme ils appellent ce genre de zone. Passer devant des dizaines de boutiques de téléphones et de fringues à la mode. Éviter tous les vendeurs de rue qui sautent sur le touriste comme la mouche sur le miel. Il y aurait bien une autre expression mais bon…
Plus loin, un petit tour par le marché d’artisanat. Ici, on retrouve le touriste, désœuvré ou excité selon l’envie du moment, qui veut absolument ramener de jolis souvenirs, typiques ou ethniques selon ses goûts. L’important, c’est de marchander le prix qu’il s’est fixé selon des critères qui n’appartiennent qu’à lui. Des objets qui se retrouvent d’un stand à l’autre. Presque à saturation. Sans autre intérêt que d’être colorés et très bon marché. Et pas sûr qu’ils soient tous Hecho en México...
Et que dire de ce touriste, une perche à selfie au bout de son bras, se filmant dans les allées du marché. On aurait presque envie de faire des bruitages à la Nicolas Hulot dans « Ushuaïa ». Ou de le bousculer sans faire exprès et oups… renverser son portable qui tomberait dans une vieille flaque d’eau boueuse. Vraiment désolé. Vraiment…
Puis, déboucher sur une rue étroite où piétons, vendeurs à la sauvette et automobilistes tentent le tout pour le tout pour passer. Évidemment, les voitures ont un argument de poids et le piéton ne peut que s’écraser contre le mur ou risquer de piétiner les vendeurs sur le minuscule trottoir.
Déjà, l’ambiance change, la couleur de peau s’inverse proportionnellement à l’intérêt touristique du lieu. Comme une frontière invisible. Au bout de cette rue, enfin le marché tant attendu. Et là, c’est comme la cour des miracles. Ça grouille de monde. Très peu de touristes si ce n’est les mêmes Européens désargentés de la Real de Guadalupe ou les internationaux qui résident à l’année et qui ne peuvent se permettre de manger comme en Europe. Les vendeurs de DVD rivalisent de bruits, à celui qui mettra le son le plus fort. Des bouts de films américains qui pétaradent avec la plus sirupeuse des rancheras mexicaines. Parfois, une pop anglaise vient s’infiltrer dans votre tête pour y rester toute la journée. Et quand ce n’est pas des stands de CD, c’est des stands de casquettes ou de chaussettes. Ça doit être à la mode d’en changer sinon on ne comprend pas bien pourquoi il y a une telle profusion.
À l’entrée du marché, de vieilles Indiennes en habits traditionnels au sol vendent des monceaux de laine noire pour faire des jupes ou des tuniques pour hommes. Un gars sur son vélo à plate-forme propose des cacahuètes ou des jus d’oranges pressés. Un autre sous un petit parasol aux couleurs de Coca-Cola expose toutes sortes de crèmes, pommades, vitamines et autres médicaments à base de plantes. Contre les douleurs de dos. Contre la calvitie. Pour fortifier l’organisme. Purifier ses reins. Nettoyer les yeux rouges. Récurer ses cors de pieds. Il y a aussi un vaste choix de produits à base de marijuana. À but thérapeutique seulement. Et on ne sait jamais, il y a même de la crème à base de bave d’escargot. Pour rester éternellement jeune. À même la rue ; des « médicaments » pour chaque parcelle de son corps. Médecine ou charlatanisme selon ses croyances.
Au milieu de toute cette fourmilière, des minibus se fraient un chemin à coups de klaxon et d’interjections plus ou moins courtoises du chauffeur. Et c’est à ce moment-là précis qu’on se retrouve la tête coincée dans le baffle du stand de musique. À s’en faire exploser le tympan. Derrière soi, une énorme femme qui veut absolument passer et vous écrase contre elle avec toute la détermination d’une matrone qui n’a pas que ça à faire, lambiner derrière una güera. Parfois, des échanges d’amabilités se passent avec un motard convulsif ou quiconque s’interpose entre elle et son but ultime, revenir chez elle pour faire la comida. C’est drôle le plus souvent sauf que, vu qu’on a perdu une partie de son audition au stand précédent, on n’entend pas très bien les réparties les plus saillantes.
Sur l’esplanade principale, sous des parasols colorés, les vendeurs de fruits et légumes. Dans des petits paniers tressés, posés sur des nappes de plastique rouge, des courgettes, des pommes de terre, des concombres, des tomates vertes, des oignons en pagaille. Des tresses d’ails sur le côté. Des piments, chile, qui ont l’air tout doux mais dont il faut certainement se méfier. C’est joliment présenté, ça éclate de couleurs et de vie. Mais aussi des petites pyramides d’oranges. D’autres de citrons. Des bananes de toutes les tailles, verte ou jaune au choix. Et tous ces fruits exotiques dont on rêve sous nos tristes latitudes : mangues, papayes et d’autres dont on ne connaît pas le nom mais qu’on déguste avec passion. Tous plus succulents les uns que les autres. Et aussi ordinaires que notre pauvre pomme à nous. Et l’avocat, dont on n’ose même pas vous dire à quel point ils ont la saveur de l’extase. Le goût du Mexique. Tout simplement.
Beaucoup de femmes, des Indiennes de tout âge, les enfants collés sur le flanc, parlent la langue de leurs ancêtres ; le tsotsil, le tseltal. L’espagnol n’est là que pour signifier un prix. La langue du commerce. Certaines sont à même le sol pour vendre frijoles, tortillas, presque la sainte trinité de la comida mexicana. Le riz sera acheté à la tienda du coin, malgré qu’il soit un des aliments de base, il n’est quasiment pas cultivé dans le pays. La magie de la mondialisation…
Dans l’allée centrale, un homme à la jambe amputée bien visible tend une coupelle aux passants pressés et indifférents. Plus loin, une aveugle chante des chansons religieuses, sa fille, de douze ans environ, dans ses jupes a le regard pénétrant de celles qui veulent être ailleurs. Sa voix est belle au milieu du chaos mais son bol reste désespérément vide. La fille ne faisant aucun geste pour attirer l’aumône. Elle semble loin de cette comédie de la misère.
Sur le haut de la rue, des hommes aux charrettes à bras attendent le chaland. D’autre jouent aux cartes en sirotant un soda bien connu. Des cireurs de chaussures essaient de profiter de leur inactivité pour ferrer un client. Des femmes des poules à la main interpellent tous ceux qui passent à leur portée. Certains s’arrêtent, tâtent la bête, caressent les plumes. Et quand les poules auront des dents, c’est sûr, ils vérifieront aussi. Ça marchande, ça propose un prix, ça décline d’un hochement de tête offensé. Une valse d’hésitation pour finalement parvenir à un compromis. Les billets finissent dans le soutien-gorge de la vendeuse. En un tour de main. Ni vu ni connu !
Mais, il est temps de rentrer dans le cœur du marché. Un entrepôt immense, sombre, contraste saisissant avec la luminosité extérieure. L’odeur aussi est prégnante, mélange de viande molle, suspendue à des barres de fer sur des tables carrelées. De poisson séché qui ne sait plus de quand il date. Les crevettes dans des vieux paniers en osier qui ne sont plus de la première jeunesse et le poisson, posé sur la glace regrette son lointain Pacifique. Des boules de fromage qui s’émince en lamelle et qui n’a pas plus de goût qu’une mozzarella de supermarché. Ici, un bureaucrate de Bruxelles s’arracherait les cheveux, se roulerait par terre en voyant l’hygiène plus que rudimentaire du lieu. Et le pauvre vegan qui se perdrait ici pourrait y perdre tout autant sa raison. Ou faire une crise de nerfs au pied de la Vierge de la Guadalupe qui saurait le consoler. Elle, la mère de toutes les causes perdues.
Au sol, des flaques d’eau gluantes qui s’immiscent dans vos pauvres doigts de pieds. Pauvre touriste qui vient au marché en va-nu-pieds. Tu as l’air malin là non ? Bon en même temps, il suffit de monter une volée de marches pour débarquer dans le royaume des chaussures, des tennis, des sandales. Toutes fermées. On comprend mieux pourquoi ! En voyage, on apprend à s’adapter, il n’y a pas de doute.
On s’enfonce dans le marché. Ça devient un véritable dédale, un labyrinthe d’objets hétéroclites qui va de la voiture pour enfant en plastique rutilant, aux piles, aux caleçons multicolores, aux soutiens-gorge de toutes les tailles. Les vendeurs jouent sur leur téléphone. Facebook, le meilleur remède contre les mornes après-midi sans client. D’autres, cachés derrière leurs marchandises, tentent des mini-siestes. On tourne à droite pour retrouver le dehors mais c’est un autre dédale qui s’annonce. Des poulets morts depuis longtemps se font découper en morceaux par des femmes aux longs couteaux. Presque menaçantes mais dès qu’elles t’aperçoivent, elles te lancent un sourire et tu serais presque prête à leur acheter leur bout de viande. Mais tu te souviens à temps que tu n’as pas de four dans la maison où tu vis. Bon, là, on en est sûre, à gauche au fond, c’est la sortie. Perdu ! On revient en arrière. On repasse devant le poulet, toujours aussi raide mort. On a presque envie de faire un signe de croix. On prend à droite et là, on est perdue. Au milieu des culottes et des chargeurs de portable. A priori, on n’était pas encore passée par là. Mais bon comme tous se ressemble dans cette semi-obscurité…
Ah, les comedores ! On va pouvoir manger un morceau. C’est sûr qu’avec toute la bouffe qu’on vient de croiser, ça donne faim… À peine l’idée nous effleure qu’on est pris d’assaut par deux-trois femmes qui vous agitent un menu sous les yeux, vous jettent des mots à la figure comme des imprécations « carne asada, chile relleno, albondigas ». Sans vraiment acquiescer ni à l’une ni à l’autre, on se retrouve à une table avec une assiette devant soi. Sans oser regarder celle qu’on n’a pas vraiment refusée. Mais elles sont déjà sur le dos d’une nouvelle proie. Qui se retrouve, en un éclair, assis à l’autre comedor. Chacune son tour. Comme une danse bien rodée entre elles. Un service express aussi efficace que Pizza Hut !
On traverse une allée dédiée aux féculents de toutes sortes dans des grands sacs de jute : frijoles rouges, noirs, violets, lentilles, pois chiches. Des sacs de maïs en grain de toutes les couleurs. Un arc-en-ciel à la sauce mexicaine. Et des poudres de toutes sortes, sûrement des piments. Comme un lointain cousinage avec les stands d’épices d’Ali Baba. Sans les odeurs et sans les quarante voleurs.
On reprend une allée et on fonce droit devant, et presque malgré soi on se retrouve en plein soleil. Éblouis et chancelants comme si on revenait de vingt mille lieues sous les mers. Un véritable voyage au milieu d’un monde de plastique, de textiles, de fruits et de légumes où l’humain est à peine toléré. Juste là, pour acheter, ou pour vendre. Parfois, il peut changer de rôle. Un monde en soi. Une immersion dans un monde indien, intemporel. Un monde pour soi.
Enfin, on retrouve la rue. Le bruit nous reprend par surprise. En pleine puissance. Notre faculté d’oubli est étonnante comme si nous venions de passer plusieurs heures à l’intérieur. Comme un sentiment de faille spatio-temporelle. Mais à retrouver tout ce ramdam, on est presque tenté de se réfugier à nouveau dans le silence, tout relatif, du marché couvert. S’envelopper de la nuitée des étals pour échapper, encore une fois, à la matrone qui vous fonce dessus avec ses sacs plastiques. Encore une. Ce n’est pas la même, bien sûr ! Juste une sœur, une voisine mais l’intention est la même. Passez coûte que coûte ! Comme si une armée de bonnes femmes vous attendaient pour vous passer sur le corps. Et cette musique qui n’en finit pas. Et ces basses qui prennent insidieusement possession de votre corps. Au point de défaillir ou presque. Une overdose de ce marché qui murmure ces mille bruits.
Tout ce tintamarre vous fatigue soudain. Vos sacs pèsent. Plus qu’une envie. Prendre ses jambes à son cou. Retrouver sa petite chambre tout en sachant que dès le lendemain on y retournera. Avec joie et bonne humeur. Parce que c’est vivant. Parce que c’est un condensé de l’âme du Mexique. Pauvre et généreux. Sombre et lumineux. Foisonnant et misérable. Un endroit que l’on aime. Malgré ses défauts. Et peut-être justement à cause d’eux. Presque une attraction fatale. Un véritable coup de cœur, pour ce Chiapas aux mille facettes.
San Cristóbal de Las Casas,
le 3 mars 2018,
Traba
Photographie : Patxi Beltzaiz.
De l’autre côté du Charco,
18 mars 2018.