Salut à tous,
Voilà déjà un mois que je traîne mes souliers par ici, dans la poussière
des manifestations, des marches ou celle des champs de bataille.
Tout va très vite et souvent, on n’est pas vraiment maître de son temps, qui défile rapidement.
La réalité mexicaine est toujours complexe et il faut toujours un peu de
temps et de recul pour saisir ce qu’il se passe vraiment et ce qui est en jeu.
En ce moment à Oaxaca, malgré l’apparition du froid, il y a des
manifestations quotidiennement et se maintient, malgré la pression venant de tous côtés, la barricade de Cinco Señores. Hier, sont réapparus en taule et salement amochés les deux jeunes de la barricade qui avaient été arrêtés la veille sur place. Leurs corps portent encore les marques des tortures subies et des nombreux impacts des balles en caoutchouc. Le gouvernement de l’État, avec l’aide de la Police fédérale préventive et de ses propres groupes de paramilitaires entame une véritable guerre de basse intensité (arrestations, tortures et passage à tabac systématiques, disparitions, fusillades... dix-sept morts jusqu’à présent) contre le mouvement de l’APPO et contre ceux qui forment une partie importante et radicale du mouvement, à savoir : les jeunes et les habitants des quartiers populaires. Les rapports ou les dénonciations des diverses organisations des droits de l’homme restent lettre morte. Les assassins et les hommes de main à la solde d’Ulises Ruiz agissent en totale impunité.
Il semble que la situation sur place n’évoluera guère jusqu’à la prise de fonction de Calderón (le futur président), le 1er décembre. La suite est à craindre... Celui-ci a déjà prévenu qu’il ne permettra pas que l’ordre soit troublé, qu’il appliquera toute la force de la loi et qu’il en coûtera des vies humaines...
En attendant, une grande marche est prévu samedi prochain (demain). Hier soir, une réunion entre colonos, barricadas et des représentants du conseil de l’APPO avait lieu à l’université, à deux pas de la barricade de "la Victoria" (dernière dénomination de la Barricade de Cinco Señores après "la Muerte"). Il s’agissait de discuter afin d’organiser la prochaine manifestation dans de bonnes conditions... Les conseillers de l’APPO ont fait part à la petite assemblée d’un dialogue avec les autorités (secrétaire d’État, commandant de la Police fédérale préventive...) qui eut lieu la nuit précédente. De nouveau, l’APPO, lors de ce dialogue avec les autorités, a réitéré ses exigences : liberté pour les prisonniers (60 ?), élimination des ordres d’appréhension (plus de 200), réapparition des disparus (une trentaine), changement des autorités de l’État, que cesse le brouillage intempestif de Radio Universidad et que, dans le même temps soit bloqué le signal de la radio pirate mapache qui soutient grossièrement le tyran et appelle au meurtre de certain membres de l’APPO. En fait, lors de ce dialogue avec les autorités, il fut surtout question de la marche de samedi. Les flics de la PFP ont proposé de se retirer du zócalo le temps d’un meeting pour le réoccuper ensuite et que, si tout se passe bien (s’il n’y a pas d’affrontement), ils envisageraient de se retirer définitivement. Donc, du point de vue de certains conseillers de l’APPO, il était surtout question d’organiser, de structurer, "¡Todo el poder al pueblo organisado !"... Tout le monde ne voyait pas les choses ainsi, et rapidement a été exprimé le fait qu’il n’y avait rien à attendre d’un pacte avec les flics, qu’ils pouvaient partir avant le samedi s’ils craignaient des affrontements, et que, s’ils quittent le zócalo, c’est surtout pour la bonnes marche des affaires des hôteliers qui, après avoir ardemment exigé l’entrée de la PFP, réclament maintenant qu’elle se retire du zócalo transformé en caserne depuis le début du mois. De plus, il est certain que la police ne se retirera pas définitivement d’Oaxaca mais se redéploiera dans les quartiers populaires de la périphérie.
D’une manière plus générale, il y eut pas mal d’interventions : notamment signalant que le mouvement est pacifique mais se défend et se défendra comme il se doit... Qu’il n’y avait que deux voies, celle du dialogue ou celle des armes, mais que le mouvement n’en possédant pas, alors logiquement s’imposait la voie du dialogue. Il y eut la proposition de récupérer des espaces publics, leur donner vie et alegria, des endroits pour se rencontrer, s’écouter et faire la fête... renforcer et reconstruire les barricades avec la même idée d’en faire des lieux de rencontres et de convivialité... de construire, dans les quartiers, l’autonomie... Toujours les mêmes parlaient de donner des structures aux colonies et aux barricades, de créer et coordonner des groupes d’autodéfense et d’inviter à une nouvelle réunion de colonos et de barricadas.
Des batailles avec la PFP, je garde le souvenir du courage certain des
jeunes en première ligne, des blessés, du feu, des pierres, de la rage,
des barricades qui s’improvisent à la hâte faite de bric et de broc, de
l’imagination et de l’esprit d’initiative des insurgés. Je me rappelle des gamins qui passaient dans la foule proposant des masques (certains cousus à la main) pour se protéger du gaz que les flics lançaient, des femmes passant avec des seaux remplis d’un mélange eau et vinaigre pour en atténuer les effets toxiques ou chargées de grandes bouteilles de Coca pour calmer les yeux aveuglés qui brûlent, de ces mères de famille, "amas de casa", qui apportent chaque jour dans de hautes marmites à manger sur les barricades. Milles souvenirs chaleureux. Et bien sûr je me souviens très bien de l’allégresse communicative de la rue après la victoire sur les flics ce 2 novembre à Cinco Señores.
Bon, il y a encore plein de chose à raconter... et malgré les vieilles
manières de faire de la politique d’un grand nombre des adhérents de
l’APPO, qui cherchent en premier lieu leur propre intérêt, celui de leur
parti ou de leur groupe, il y a du sang nouveau qui circule et beaucoup de lucidité sur toutes les manœuvres et autres tentatives de manipulation qui s’exercent et qui ne passent finalement pas. Il est certain qu’il faut encore un peu de temps avant de savoir vraiment qui de ces deux forces l’emportera vraiment dans l’APPO. Les communautés avec l’idée du "commander en obéissant", de la révocation des mandats allié à l’esprit rebelle et radical des jeunes et des colonos des quartiers populaires contre les "de gauche" qui se rêvent déjà au pouvoir... La suite des événements nous permettra rapidement de le savoir.
Bon, nous en somme là pour le moment et c’est déjà samedi... Nous nous préparons doucement afin de rejoindre la marche quand elle passera par l’entrée de la ville pour rejoindre le zócalo.
J’espère que de votre côté tout va bien.
Donnez donc des nouvelles.
À bientôt.
M., le 25 novembre 2006.
Le samedi 25 novembre, au 188e jour de conflit, la mégamarche est arrivée dans le centre-ville après 15 kilomètres dans les pattes, elle était bien différente des précédentes et paraissait plus grave, après avoir tenté d’encercler le zócalo et les rues adjacentes ou s’était concentrée et fortifiée la PFP (Programa Foxista conta la Pobreza). Il était l’heure de se restaurer et chacun est resté ainsi pendant une paire d’heures sur sa position dans une ambiance assez pesante... puis, malgré les appels à ne pas céder à la provocation, à rester pacifique et organisé, sans crier gare la bagarre a éclaté. Chacun était prêt et les masques et le vinaigre ont commencé à circuler, les flics barricadés nous balançaient de leurs positions des salves de grenades lacrymogènes et bien vite un brouillard gris s’est étendu sur tout le centre. Les insurgés malgré leur nombre, leurs équipements hétéroclites, leur détermination et leur courage, n’ont pas pu faire reculer les flics et, après quelques heures d’affrontements violents, les flics ont commencé à avancer en direction de Santo Domingo où les gens se dépêchaient de se faire des munitions de pierres de toutes tailles en démolissant le parvis de la cathédrale, dans les rues à côté, et des terrasses des maisons les pierres volaient en direction des flics, des jeunes derrière de grands boucliers (des portes) avançaient en ligne au plus près du contact avec les flics afin de lancer les cocktails Molotov et autres projectiles en étant sûrs d’atteindre leur cible. Des barricades improvisées se construisaient précipitamment, des incendies s’allumaient pendant que le soir tombait. À Santo Domingo, Flavio Sosa (un "leader" de l’APPO, complètement compromis au jeu politique, celui-là même qui en appelle au pape) exhortait les gens à cesser les combats, la réponse de la foule a été claire : "Tire-toi, fils de pute, ou commence à te battre !", "C’est le peuple qui commande !" Alors qu’il quittait la place, il déclara la situation incontrôlable aux journalistes présents...
L’offensive des flics se fit encore plus brutale à l’approche de Santo
Domingo. Au poste de secours improvisé du IAGO (la bibliothèque de Toledo) arrivaient de nombreux blessés ou intoxiqués en même temps que des gens inquiets et désespérés de ne pas retrouver des membres de leur famille.
Nous avons dû quitter Santo Domingo devant l’hallali des chiens et trouver refuge dans une maison à proximité. De là, nous pouvions observer la rue et apercevoir au loin, dans la nuit, de grandes colonnes de volutes éclairées par l’incendie des bâtiments au dessous.
Après un court répit, les flics ont repris leurs basses œuvres en ouvrant la chasse aux attroupements épars. De là où nous étions, nous avons pu observer d’assez près la sauvagerie sans limite de ces chiens : un jeune au volant d’une "pipa" (un camion-citerne qui transporte de l’eau) s’est retrouvé, à un carrefour, nez à nez avec les flics qui venaient d’une rue perpendiculaire. Il s’est enfermé dans le camion pour ne pas se faire défoncer la gueule, les flics ont tiré une cartouche de gaz à travers le pare-brise du camion qui s’est arrêté et ont poursuivi leur chemin. L’épaisse fumée sortait de tous les orifices de la cabine, les flics étaient partout dans la rue et personne n’a pu porter secours au chauffeur qui est resté, certainement inconscient, un bon quart d’heure dans cette chambre à gaz. Les flics, au retour, ont mis un masque à gaz, l’un d’eux a pris la place du chauffeur et ils sont repartis avec le camion et le jeune toujours dedans...
À ce stade, la répression de la manifestation a fait au moins une
quarantaine de blessés, plus de cent arrestations, pour l’instant nous ne connaissons pas le nombre exact de disparus (certainement plusieurs dizaines) et on parle de quatre morts. Les flics ont tiré des balles en caoutchouc et, par moment, à balles réelles. Une bonne partie de la nuit, des convois de la PFP ont sillonné les rue de la ville à la recherche d’irréductibles. Il y a de nombreux témoignages dans les journaux de ce matin, sans parler des nombreuses photos qui illustrent la cruauté et la sauvagerie répressive. De leur côté, les insurgés ont mis le feu au tribunal supérieur de la justice, aux bureaux des jugements fédéraux, au secrétariat du tourisme, à l’association des hôtels et motels, à l’entrée de l’hôtel de luxe Cuatro Caminos, une partie du théâtre Juárez a également souffert des flammes à cause de sa proximité avec un des bâtiments publics, sans parler des dizaines de véhicules qui illuminaient la nuit...
Aujourd’hui, dimanche, de bonne heure, en sortant de la maison où nous avions été hébergés pour la nuit, je suis retourné faire un petit tour du côté de Santo Domingo, où les équipes de la municipalité s’affairaient à effacer toutes traces des événements qui avaient eu lieu. Il me semble, vu les moyens déployés, que les autorités officielles ne permettront pas que les gens réoccupent l’endroit... à voir... J’ai voulu aller jusqu’à la grand-place du Llano, prendre quelques photos des bâtiments d’où je voyais, la veille, les hautes colonnes de fumée montées paisiblement vers le ciel en se rejoignant dans la nuit. Sur place, je suis tombé sur un convoi de la PFP qui descendait la rue, j’ai traversé le parc en admirant de loin la belle œuvre, un autre convoi montait en sens inverse... Je ne suis pas resté, je n’ai pas fait mes photos. J’ai continué mon chemin comme un touriste égaré en appréciant les rayons du soleil qui me chauffaient les os.
Cet après-midi pendant que j’écrivais ce petit récit, nous entendions le
survol d’un hélicoptère sur la ville...
À bientôt.
M, le 26 novembre 2006.