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Rien de bien nouveau à Tataouine

samedi 24 juin 2017, par Moriel

Georges Darien raconte dans Biribi les terribles épreuves qu’il eut à subir, en tant que réfractaire et insoumis, au camp disciplinaire de l’armée française, le tristement célèbre « bat’ d’Af’ » de Tataouine. À l’époque coloniale, ce toponyme était passé dans la langue populaire, et désignait le bout du monde, de préférence inhospitalier. C’est aussi là que George Lucas, le réalisateur de Star Wars, fait évoluer ses héros dans les premiers épisodes de la série, censés habiter la planète Tatooine…

Les habitants de Tataouine sont aussi éloignés de la première réalité que de la fiction hollywoodienne. Ils connaissent les conditions de vie difficiles de ceux qui vivent à la périphérie d’une société en crise, elle-même considérée comme la périphérie du monde marchand et n’en récoltant que quelques miettes. Ennui, avenir bouché, galère mâtinée de rêveries consuméristes et de fantasmes d’ailleurs, d’au-delà de la mer, constituent le quotidien de cette jeunesse. Certains sont allés tenter leur chance ailleurs, suivant les traces de leurs pères : la production d’émigrés est une valeur sûre pour ces descendants de nomades sédentarisés il y a à peine un siècle. Située dans ce qu’en Tunisie on appelle le Sud prédésertique, environnée de rochers arides, sous un climat sec et étouffant une bonne partie de l’année, la ville, qui n’était jusqu’au début des années 1980 qu’une grosse bourgade, s’est transformée depuis en un centre administratif (ce qu’elle était déjà pour l’armée coloniale française du temps du protectorat). La proximité de la Libye, qui a connu, il y a quelques années, une certaine prospérité, a pu assurer par le passé un courant économique, en grande part informel, permettant le maintien à flot d’une bonne partie de la population. Depuis la chute de Kadhafi et l’état de quasi-guerre civile qui a suivi en Libye, cet apport s’est tari, laissant apparaître avec plus d’acuité les problèmes de misère, aggravés par un chômage endémique. Comme les régions de l’Ouest, Tataouine est resté depuis l’indépendance, en 1956, dans un état de sous-développement chronique pendant que les régions littorales attiraient l’essentiel des investissements et des projets de développement.

Services publics défaillants, sous-équipement, manque de structures sanitaires donnent aux habitants un sentiment d’abandon et nourrissent leur colère.

C’est dans ce contexte qu’un mouvement de protestation s’est développé au début du mois d’avril 2017, réclamant du travail et des retombées économiques locales auprès des compagnies exploitant le site pétrolifère voisin d’El-Kamour. Comme à Gafsa en 2008, où les jeunes diplômés chômeurs avaient défié pendant six mois le gouvernement et la police devant la compagnie nationale des phosphates, entraînant avec eux la population, les jeunes chômeurs de Tataouine, spontanément, sans organisation initiale établie, ont lancé et mené le mouvement contre les autorités locales et les exploitants pétroliers. Manifestations, sit-in dans le désert devant le champ de pétrole, blocage de la production de pétrole se sont succédé avec l’appui de la population, jusqu’à la manifestation du 22 mai, au cours de laquelle un jeune manifestant est mort, tué par la police, et deux autres ont été grièvement blessés, entraînant un légitime mouvement de colère de la population, qui a incendié les locaux de la police et de la gendarmerie.

Comme à chaque fois, à chaque mouvement populaire contre la misère, depuis 2011 et la chute du régime de Ben Ali (en énumérer la liste serait fastidieux...), les gouvernants ont répondu par le mépris, agitant le thème archi-éculé du complot politico-mafieux visant au renversement du régime, etc. Balivernes resservies ad nauseam, assorties du mépris dans lequel sont tenus les manifestants : aucune légitimité ne leur est accordée, et bien sûr on leur envoie la police et l’armée (laquelle ce coup-ci a préféré se tenir à distance), au prétexte d’assurer la sécurité et la sacro-sainte production. La presse de caniveau, qui représente l’essentiel de la presse tunisienne, a littéralement insulté les jeunes de Tataouine, à l’unisson avec les partis de l’ordre et de la matraque. Pour cette classe dirigeante et ses alliés, ce peuple ne compte pas, il s’agit d’ignorants et de saboteurs, qui ne savent pas attendre les fruits des politiques menées en vue du développement qui ne sauraient tarder à donner leurs effets : soixante ans qu’on entend ce refrain, qu’on serine à tout bout de champ cet appel à la sagesse, pendant que les bourgeois s’enrichissent encore et encore sur le dos du peuple. Très peu, voire pas du tout de mouvement de solidarité au-delà de la région : les Tunisiens sont comme tétanisés, sidérés, fatigués, en tout cas leurs cerveaux lavés par les médias poubelles aux ordres du capital. Le renversement du régime de Ben Ali n’a au final rien changé : les anciens apparatchiks, après un ravalement pseudo-démocratique de façade, ont repris les affaires en main. La grande cause qui occupe aujourd’hui la classe politique tunisienne, c’est le projet de loi dit de réconciliation, qui vise à mettre un terme aux poursuites engagées depuis 2011 contre les corrompus et les corrupteurs de l’ancien régime (et dont bon nombre sévissent toujours), une sorte d’amnistie générale ! Pour faire bonne mesure et diversion, quelques crapules qui jusqu’alors trafiquaient au vu et au su de tous ont été arrêtées, à grand renfort de publicité. Malgré cet épisode tragi-comique, les affaires continuent, business as usual.

Finalement, après deux mois de manifestations, de blocages et d’occupations, un accord a été signé, sous l’égide de la centrale syndicale UGTT, jouant comme d’habitude les bons offices et les extincteurs, promettant des emplois locaux et quelques retombées financières. Il n’y a pas grand-chose à en attendre, ici comme ailleurs les populations seront flouées, quelques meneurs repérés seront neutralisés : dorénavant, on les achète, on ne les emprisonne plus, ça sert à ça les révolutions…

Tataouine retournera dans l’oubli, les fantômes des « bat’ d’Af’ » continueront de la hanter. Une autre ville des confins de la Tunisie « inutile » se révoltera, on entendra les mêmes arguments, on tiendra les mêmes discours de mépris de classe.

Moriel
Juin 2017

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