« Le monde doit savoir ce qui est en train de se passer ici, il doit se rendre compte
que la destruction des forêts et des peuples indiens signifie sa propre destruction.
Pour ces raisons, nous ne voulons pas de Belo Monte. »
Le chef Raoni.« L’humanité va disparaître, non d’un coup, mais petit à petit,
elle est en train de disparaître. »
Un guérisseur tzeltal.« Vous nous avez fait vomir nos croyances, et maintenant vous voulez les connaître,
nous ne sommes pas des chiens pour manger notre vomi. »
Un homme de savoir de la région chol à un anthropologue.« Toutes les crises génèrent de la pauvreté. »
Un bureaucrate chargé de la politique sociale du gouvernement fédéral.
Le Mexique apparaît de plus en plus clairement comme un pays en guerre. L’ouverture du pays à l’activité capitaliste avec la signature du traité de libre commerce entre les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1992 s’accompagne d’une guerre de reconquête dans le plus pur style des guerres coloniales d’antan. Tenter d’appréhender la situation revient à préciser la signification et la place des différentes pièces qui constituent le puzzle mexicain : les projets capitalistes (mines, barrages, infrastructures, monocultures, exploitation des forêts et autres ressources naturelles), les cartels de la drogue, la guerre contre les narcos, la résistance et l’autodéfense des peuples indiens, j’ajouterai le Mouvement pour la paix avec justice et dignité du poète Javier Sicilia et la législation sur la sécurité nationale, plat de résistance du gouvernement Calderón avant la prochaine élection présidentielle en 2012. Tous ces éléments sont liés entre eux et offrent un certain éclairage sur l’actualité.
Disons tout de suite que les projets capitalistes sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire des projets dans la tête des marchands : une pensée, en l’occurrence la pensée des marchands, qui se veut effective. La pensée n’existe que si elle est effective et son effectivité consiste à diviser toujours plus du travail. Comme la marche se prouve en marchant, le pouvoir de la pensée séparée se prouve par l’exercice du pouvoir, c’est ce que font les grands marchands capitalistes, quitte à couler avec le bateau Planète Terre. Les mines, barrages, infrastructures, monocultures, exploitation des forêts et autres ressources naturelles ne sont que l’expression effective du pouvoir réel et ce pouvoir réel est celui de la pensée des marchands, de l’idée que se font les marchands de la richesse.
En Europe, nous avons, sauf heureuses exceptions, perdu le sens de la guerre et de la stratégie dans la mesure où nous n’avons plus de vie sociale propre à défendre. Nous avons remplacé l’intelligence stratégique par une intelligence dite théorique qui pédale le plus souvent dans le vide. Nous avons, depuis quelque temps, depuis l’assimilation du mouvement ouvrier par le capital, perdu de vue le rapport dialectique qui existe entre la pensée capitaliste et les autres formes de pensée ou vie sociale autre. Je parle de rapport dialectique dans le sens où la pensée capitaliste se renforce de la déchéance d’autres formes de pensée et où seule la résistance d’autres formes de pensée (dans le sens de vie sociale autonome reposant sur une autre idée de la richesse) peut mettre en péril le capitalisme. Le monde ouvrier était dès le départ un monde dépendant de l’activité capitaliste, un monde dont le sort était lié à celui du capital ; la résistance au capitalisme ne se trouvait pas dans le monde ouvrier en tant que tel mais dans la reconstruction dans les quartiers ouvriers d’une vie sociale qui cherchait à s’émanciper de l’emprise du capital, nuance !
Trop longtemps nous sommes restés sous l’influence de la pensée chrétienne, sans autre horizon théorique que le millénarisme, qui veut que le processus d’aliénation contienne en lui-même sa résolution, que sa fin annoncée corresponde à la fin de l’aliénation et au retour à la pensée non séparée, Alléluia ! Au Chiapas et sur les fronts de la guerre sociale (Ostula, Cherán, dans le Michoacán, dans l’Oaxaca et le Guerrero aussi), nous nous faisons une autre idée du rapport qui lie la pensée séparée à la pensée non séparée, nous le percevons comme un rapport entre un processus d’aliénation et la résistance à ce processus. Il ne s’agit pas tant d’éclaircir nos concepts (nous avons les concepts de notre expérience sociale), mais d’élargir le champ de notre expérience sociale à l’expérience de l’affrontement entre pensée séparée (la pensée - ô combien effective ! - des grands marchands capitalistes) et pensée non séparée, en sachant que le procès d’aliénation ne s’achèvera de lui-même qu’à partir du moment où il ne rencontrera plus de résistance, sous la forme d’une quelconque vie sociale plus ou moins autonome. D’un autre côté, toute vie sociale plus ou moins autonome, aussi quelconque soit-elle, met en péril, du fait de sa simple existence, le processus d’aliénation en cours.
Le trafic des stupéfiants ne contredit pas le capitalisme, c’est une activité marchande qui est une composante à part entière de l’activité marchande globale, sa prohibition par le pouvoir a plusieurs fonctions et avantages. La première de ses fonctions est morale et religieuse. Le capitalisme n’est pas seulement une activité, il est une pensée en activité, le protestantisme exprime la relation de foi qui lie l’individu à cette pensée qui le transcende, et cette foi s’est forgée sur l’irréductible combat entre le Bien et le Mal. Le trafic des stupéfiants est la part obscure et inquiétante de l’âme capitaliste avec laquelle tout bon capitaliste est amené à composer, Alléluia ! Sa deuxième fonction est de générer des profits considérables et occultes, c’est le capitalisme de l’illégalité qui s’en donne à cœur joie - Alléluia ! Alléluia ! - dans tous les domaines hors des pinailleries des pisse-froid de l’intérêt général. Enfin cet anathème jeté sur ce type de commerce permet de l’utiliser comme mécanisme de contrôle social et cela dans plusieurs directions. La plus élémentaire a été dénoncée dans un petit livre paru dans les années 1970 intitulé, si je me souviens bien, Les hommes se droguent, l’État se renforce. Une autre direction est, elle aussi, fort bien connue, c’est le rôle joué par les mafias dans le contrôle des quartiers, des régions, ou même de pays difficilement pénétrables par les forces de police traditionnelles, un contrôle de seconde main en quelque sorte. La troisième, que nous voyons apparaître au Mexique, est de fournir le prétexte à une militarisation d’un pays. Il est hors de question de légaliser un tel commerce comme il est hors de propos d’en terminer avec lui, les avantages de la prohibition sont bien trop importants.
Au Mexique, je pense que l’objectif de la guerre contre le narcotrafic est double : d’une part, il s’agit de mettre au pas les cartels de la drogue dont le pouvoir dans les régions risquait d’échapper au pouvoir réel. Il ne s’agit pas de les supprimer mais de mettre une borne à leur puissance. La classe des notables ou des bourgeois ou encore des hommes d’affaires qui est puissante dans les centres capitalistes, en Europe, aux États-Unis, au Canada, et qui pénètre les moindres petites villes de province est bien trop faible au Mexique pour limiter et contrôler le pouvoir des capos. Ceux-ci en viennent à occuper la place d’une bourgeoisie nationale qui, dans les pays avancés, constitue la fondation sur laquelle repose et s’érige la vie politique nationale qui a nom démocratie. « Ils ont leur propre code, lèvent des impôts et quelquefois s’emparent du quasi-monopole de la coercition sur leur territoire [1]. » Les États-Unis, qui ont tout intérêt à garder sous leur coupe une oligarchie au Mexique à la place d’une bourgeoisie nationale forte, sont amenés à mettre la main à la pâte pour, avec l’aide de l’État mexicain, réduire et contenir dans des limites acceptables le pouvoir de ces capos locaux. La corruption est telle que l’État central n’a d’autre ambition que de tenter de faire reconnaître son autorité (et à travers lui l’autorité de Washington) par ces « seigneurs de la guerre ». Qu’ils fassent allégeance !
D’autre part, et c’est là l’autre objectif, cette guerre « artificielle » contre les narcos est le prétexte tout trouvé pour militariser le Mexique. La stratégie mise en œuvre n’est pas sans rappeler la « doctrine du choc » révélée par la militante canadienne Naomi Klein [2], décrivant dans le détail la pratique de ce qu’elle appelle « le capitalisme du désastre », qui consiste à s’appuyer sur une catastrophe originelle (tsunami, ouragan, guerre, action terroriste...) pour impulser des mesures impopulaires, avec cependant une différence de taille : le cataclysme social est volontairement et artificiellement créé, c’est le coup de pied dans le nid des cartels. Plus de cinquante mille morts [3], une succession d’attentats meurtriers, le dernier en date, visant un casino à Monterrey, a fait plus de cinquante morts et, dans cette valse funèbre, nous ne savons plus qui massacre qui, guerre entre les cartels, guerre entre l’armée et les cartels, guerre des cartels contre les forces policières, dans ce déchaînement de violence meurtrière, les pertes « collatérales » sont énormes et c’est là le but visé. C’est une guerre occulte, mais nous sentons bien qu’il y a manipulation, certains faits affleurent parfois des profondeurs de l’iceberg : la vente de deux mille armes de fort calibre par l’ATF [4] aux cartels, l’envolée du nombre de casinos qui est passé de cent vingt au moment de la prise de pouvoir de Felipe Calderón à plus de mille aujourd’hui [5], la présence d’une équipe de vingt-quatre agents de la CIA, de la DEA et de militaires du Commandement Nord du Pentagone dans une base militaire mexicaine [6], le nouvel ambassadeur des États-Unis à Mexico venant directement de Kaboul où il avait un poste diplomatique important.
La guerre contre les cartels de la drogue constitue une stratégie du capital transnational et de Washington pour prendre le contrôle du pays. Et la mesure impopulaire que toute cette débauche de violence a pour objectif de faire accepter par l’opinion publique est la « loi sur la Sécurité nationale », dont le principe vient d’être accepté par le Parlement. Cette loi a pour but de donner les pleins pouvoirs à l’armée, qui pourra intervenir sur tout le territoire, passant par-dessus l’autonomie des États, des municipalités et des droits des personnes.
Un sale coup se prépare dans un futur proche, déjà apparaît au loin la véritable cible de cette guerre, ce qu’elle vise par-delà les narcos. Les cibles visées sont les peuples en résistance. Jusqu’à présent la guerre contre ce que les politiques appellent la délinquance organisée faisait ses ravages principalement dans les États situés au nord de Mexico. Pour des raisons géographiques (proximité des États-Unis) et sociales (tissu social déjà profondément déchiré par l’activité capitaliste) les États du Nord offrent peu de résistance à une dictature disfrazada de civil. Peu à peu, cette guerre s’étend en direction des États du Sud. La Marina, spécialiste en perquisitions sans mandat, enlèvements, tortures, assassinats et disparitions, vient d’établir son nouveau centre d’opérations à Veracruz. Le chaos ou, plus précisément la mise en place de la stratégie du chaos, suit de près les projets miniers et autres en cours d’exécution dans l’Oaxaca, le Guerrero et le Chiapas. À San Cristobal comme à Juchitán des bruits courent sur la présence des narcos, en particulier de los Zetas, et d’une guerre pour le contrôle des routes de la drogue et de la migration. Le cocktail et son mélange détonant sont en train de se mettre progressivement en place.
À cela s’ajoutent la recrudescence des groupes paramilitaires et leurs incessantes provocations des communautés. Les dernières agressions dirigées contre les communautés zapatistes sont préoccupantes. Le communiqué du Caracol de La Garrucha daté du 15 août 2011 montre qu’il s’agit clairement, ainsi que le signale le Réseau contre la répression et pour la solidarité, d’une stratégie mise en place par l’armée : « Des habitants de la commune autonome Francisco Villa ont été attaqués avec des armes à feu par des membres de l’organisation à caractère paramilitaire appelée ORCAO. La façon dont on a essayé d’encercler nos camarades zapatistes, alors qu’ils travaillaient leur terre, n’est pas sans évoquer des mouvements militaires ; ce qui nous amène à penser que l’on cherche à provoquer non pas un affrontement entre une organisation indigène civile et des bases d’appui zapatistes, mais bien un affrontement, selon une stratégie tout à fait militaire, entre groupes fortement armés et communautés zapatistes. L’usage qui est fait des armes à feu dénote clairement une tentative visant à intimider, et à provoquer, l’EZLN. Le silence entendu des trois niveaux de gouvernement, municipal, de l’État chiapanèque et fédéral, n’est pas dû à une ignorance des faits, mais bien à une attitude commune de complicité face à des actes criminels de contre-insurrection. »
C’est en ce Cœur des ténèbres qu’a surgi, le 15 avril 2011, le Mouvement pour la paix avec justice et dignité du poète Javier Sicilia, dont le fils venait d’être assassiné avec d’autres jeunes gens par des tueurs ; première réaction de la société face à la violence déchaînée par l’État et au mépris manifesté par celui-ci devant la douleur des proches. Ce mouvement est l’expression d’un ressentiment, d’un « ya basta », qui déborde largement les intérêts partisans, il est l’expression de la vox populi, de la douleur des gens du peuple face à l’indifférence des partis politiques et de l’État, ce qui n’est pas sans rappeler par quelques aspects un certain janvier 1994... Il pêche sans doute par une certaine naïveté, trouver de l’humain, « un corazón » sous la livrée des valets ou sous l’habit des maîtres. Cela dit, le Mouvement pour la paix en tant que mouvement civil n’avait logiquement, dans un premier temps du moins, d’autres alternatives que d’en appeler au gouvernement, la société civile se définissant par son rapport, fondé sur le droit constitutionnel, à l’État. L’autre alternative pour la société civile est de changer la Constitution, c’est-à-dire d’État. Le mouvement de Javier Sicilia est bien un mouvement civil mais il ne représente qu’une partie de la société civile mexicaine, l’autre, qui ne dit rien, consent ou est favorable à la politique menée par le gouvernement. Quoi qu’il en soit, le Mouvement pour la paix et la dignité, issu des profondeurs de la société mexicaine, représente une ouverture sur la société civile mexicaine pour les zapatistes.
Les zapatistes pouvaient se présenter au début dans leur volonté de négociations et de paix comme un mouvement civil, depuis sa rupture avec l’État, suite au non-respect des accords de San Andrés, ils ne forment plus un mouvement civil. Ont-ils pour autant retrouvé leur vocation originelle de société sans État ou encore de « société contre l’État » ? La question reste posée même si d’un point de vue purement stratégique, le mouvement zapatiste ne peut se permettre de se trouver isolé dans la société mexicaine. Et voilà que l’occasion s’offre enfin d’une rencontre prochaine entre un mouvement civil et les zapatistes. Ils ne vont pas la laisser passer quand des forces hostiles s’accumulent à l’horizon et se préparent à fondre sur le Sud-Est, où se trouvent deux forts bastions de la résistance des peuples : dans le Guerrero, l’organisation de la police et de la justice communautaire ; dans le Chiapas, les régions autonomes zapatistes.
Dans le Sud-Est mexicain, le 31 août 2011,
Georges Lapierre