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Quelques premières impressions sur la situation actuelle en Grèce dix jours après les élections…

vendredi 27 février 2015, par Orestis

Comment fixer dans la temporalité d’un texte une situation si liquide ?

Paralysie, attente (des premières actions après les paroles, par exemple), peur (de récupération, entre autres), envie (de revendication, et tellement plus)… plus de sensations que de faits pour le moment. La première partie du jeu est finie, le bloc « pro-mesures-d’austérité » a jeté ses atouts, c’est à Syriza [1] de distribuer maintenant. Mais pour le moment le jeu reste strictement fermé, on n’a un aperçu que sur quelques détails superficiels, de l’ordre de la gestuelle et de l’expression.

Premier geste du premier ministre (A. Tsipras) le lendemain des élections : déposer des roses au monument des quatre cents résistants exécutés par les nazis. Monument à haute valeur symbolique pour la gauche du pays, et notamment pour le PC, dernier bastion du stalinisme parmi les PC d’Europe. Un PC qui n’a jamais voulu définir Syriza comme parti appartenant à la gauche. D’ailleurs la veille, dans son discours victorieux de la nuit des élections, Tsipras n’a fait aucune mention à des notions comme « la gauche ». Pas une seule fois n’a été prononcé le mot « camarades » (dans son discours, on était tous ses « ami•e•s »). Pas un seul poing levé non plus, si ce n’est une fermeture toute molle et gênée de sa main entre deux salutations, comme s’il saluait de loin quelqu’un qu’il aurait préféré éviter.

Petit détail important, Syriza ne joue pas au poker mais à la belote, et il doit trouver son partenaire pour faire le jeu. Et pourquoi avoir choisi un parti profondément nationaliste, les Grecs indépendants (ANEL), comme partenaire ? Tout d’abord parce qu’ils n’avaient pas vraiment le choix : n’ayant pas eu la majorité absolue au Parlement, une coalition était nécessaire, et la liste des prétendants bien mince [2]. Mais aussi parce que Syriza veut jouer le rôle du gouvernement de tous les Grecs. L’unité et la fierté nationale (la base de tout nationalisme) avec un maquillage progressiste, de gauche. Pour certains, ce gouvernement de coalition est la représentation parfaite des « indignés » durant l’occupation de la place Syntagma en 2011. À l’époque, il y avait deux rassemblements assez distincts. D’un côté celui de la partie basse de la place, les gens du « mouvement », dont Syriza, essayaient de manière collective de protester ou de s’organiser face à la crise. Un genre de séance de psychothérapie collective, qui n’a peut être pas abouti à quelque chose de concret, mais qui a fait du bien quand même. De l’autre, celui de la partie haute, des manifestants, dont ANEL, avec des drapeaux grecs, se réunissaient devant le Parlement pour insulter les flics et les politiciens. Ambiance « l’équipe nationale va à la finale de la Coupe du monde, tout le monde est sorti pour célébrer la victoire, mais l’équipe se fait défoncer, du coup les manifestants ont la rage ». Séances de psychothérapie individuelles, ponctuées par des tentatives de fafs d’y visibiliser leur présence. Tentatives mises en échec par les gens de la partie basse de la place.

Enfin, si Syriza a choisi ANEL c’est aussi parce qu’un homme de gauche à la tête du ministère de la Défense, qui commande l’armée grecque, c’est difficile à imaginer. En effet, on ne peut pas faire l’impasse du récent passé de la Grèce et de sa dictature des colonels [3] soutenue par des corps militaire et policiers politisés à l’extrême droite encore aujourd’hui. Si on ajoute à cela la tension et la polarisation sociale actuelle, remise au goût du jour depuis la crise, et alimentée autant par Syriza que par Nouvelle Démocratie, à coups de références à la guerre civile de 1946-1949 [4], on comprend facilement qu’il y a des équilibres cruciaux à maintenir.

D’ailleurs, pendant que le premier ministre déposait des roses sur le monument des communistes, le premier geste du ministre de la Défense (président d’ANEL), c’était de visiter Imia. Ne cherchez pas sur Wikipedia plus d’info sur Imia, vous n’en trouverez pas. Il s’agit d’un rocher tout sec dans le trou du cul de la mer Égée, qui, en 1996, a failli être l’excuse d’une guerre entre la Grèce et la Turquie, quand des soldats turcs ont débarqué et ont mis un drapeau turc dessus. La commémoration de ces événements sert de rassemblement national pour les néonazis d’Aube dorée, réunissant parfois plus de dix mille personnes. C’est ce rocher inhabité et inhabitable que le président d’ANEL a décidé de visiter pour son premier jour dans le gouvernement. Des roses pour les communistes, des roses pour les nationalistes, du symbolisme chewing-gum pour la grande famille grecque.

En tout cas, pour le moment ANEL et Syriza ont l’air de bien s’entendre… au moins au niveau du style. Veste en cuir avec petite bordure en fourrure pour le ministre de la Défense, à la Tom Cruise dans Top Gun. Veste noire, chemise noire et moto pour le ministre de l’Économie, style flambeur de casino, à la Tom Cruise dans La Couleur de l’argent. Voila que le star-système nous sert encore une fois de repère rassurant dans une époque si tourmentée. Une époque où se succèdent coalition de gauche et droite « modérée » (Pasok et Nouvelle Démocratie) prenant des mesures extrêmes, et coalition de gauche et de droite extrême, prenant, quant à elle, des mesures modérées, ou plutôt des mesures qui modèrent les passions, ce qui revient à dire, qui réinstaurent la paix sociale.

Cela dit, ça fait du bien quand même de voir des têtes un peu plus sympas parmi les gens qui sont censés (qu’on le veuille ou non) nous représenter. Le père de tel copine ministre de je ne sais pas quoi… le père de tel anarchiste (condamné pour braquage de banque) ministre aussi. Le porte-parole du gouvernement, pote de potes de l’époque des luttes étudiantes… Le ministre de l’Éducation, célèbre marxiste et prof de fac, dont la moitié du milieu antiautoritaire a suivi les cours. Ministre qui, d’ailleurs, pour l’anecdote, a appelé les députés du PC « camarades » dans son premier discours parlementaire.

Et c’est ce sourire de soulagement, s’échappant à mesure qu’on essaye de le cacher, qui instaure le plus grand trouble. Certes, on est contre l’autorité, contre les gouvernements, on ne peut pas être content de la victoire de Syriza. Mais putain ! Comment ça fait du bien de voir les têtes de tous les fachos néolibéraux qui étaient au gouvernement avant se faire gouverner par des gauchistes ! L’ex-ministre de la Santé avait dit avant les élections : « Ce que nos grands-parents ont gagné avec les armes, on ne va jamais le rendre », en se référant à la guerre civile grecque et à la victoire du bloc anticommuniste. Cette comparaison des communistes de 1946-1949 avec Syriza doit faire se retourner plus d’un dans sa tombe, et provoquer quelques AVC au siège du PC. PC, qui, fidèle à sa doctrine stalinienne, se préoccupe plus de se démarquer de Syriza que de critiquer la droite. N’empêche, c’est vrai que, même au niveau des déclarations, le PS (Pasok) des années 1980 était beaucoup plus radical que Syriza. Et la comparaison de Syriza avec le NPA ou même avec Podemos en Espagne en dit plus long sur la gauche européenne que sur Syriza lui-même.

Mais encore plus que Syriza ou la gauche, c’est la démocratie parlementaire qui a gagné. Quand on voit le lendemain du jour ou Syriza a dit officiellement non à la Troïka, un journal ultraconservateur/orthodoxe mettre à la une un photomontage de Tsipras en « Che », accompagnée du titre « Même s’il fait la moitié de ce qu’il a dit, il sera premier ministre pour toute sa vie » ! Quand on entend des gens qui ont voté pour Aube dorée (pas forcement des fafs, sûrement des cons) se sentir fiers en tant que Grecs, grâce à ce gouvernement ! Quand on voit huit Grecs sur dix avoir un avis positif sur les déclarations programmatiques de Syriza ! Et surtout, quand on voit la même place où les gens se rassemblaient pour exprimer leur colère contre tous les partis politiques, et certains pour s’organiser, aujourd’hui pleine de gens venus soutenir le gouvernement, c’est sûr que notre sourire de soulagement s’efface…

Pourtant, ce sourire troublant, ce sentiment de confusion, est bien là. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas nier qu’on a quand même gagné quelque chose. S’il n’y avait pas eu pendant quelques années un mouvement fort et radical, pas seulement dans sa manière de manifester sa colère dans la gueule des flics, des politiciens, des riches et de leurs symboles, mais aussi dans la radicalité de sa concrétisation dans le quotidien, avec des assemblées de quartiers, des syndicats combatifs et autogérés, et toute autre communauté de lutte qui a surgi un peu partout dans le pays pendant ces années — en gros, si on n’était pas là —, il n’y a aucun doute que Syriza n’aurait jamais gagné les élections. Mais cette idée, on peut la formuler différemment : si on n’était pas là, le « bloc pro-austerité » n’aurait jamais perdu les élections. C’est un peu mieux, n’est-ce pas ? C’est comme si on disait qu’on a gagné la bataille contre le « bloc pro-austerité », qu’on a réussi à les faire partir. Eux qui, dans cette période et cette partie du globe, était notre ennemi le plus concret. Eux qui, si jamais on se permettait de fantasmer qu’on marchait vers la révolution, auraient été notre premier obstacle.

Il y a un joli texte de David Graeber, anthropologue anarchiste américain, intitulé « Le choc de la victoire » (ici pour les anglophones), qui parle, en quelques mots, de trois étapes dans les luttes. Une première étape de revendication concrète, comme par exemple la fermeture d’une usine nucléaire. Une deuxième, qui serait l’annulation de tout projet nucléaire à venir. Et une troisième qui serait la révolution sociale, l’abolition du capital et de l’État. À la première étape on gagne rarement, parce que ça impliquerait que le pouvoir reconnaisse sa défaite. Par contre, si on regarde la deuxième étape, dit Graeber, on a pas mal de victoires à notre actif ! Mais le problème reste qu’on ne sait pas comment gérer ce genre de victoires. Du coup, d’habitude, le mouvement s’autodilue dans les marais du pessimisme et des disputes.

Pour en revenir à la Grèce, certes, on n’a pas gagné la première étape de la lutte, on ne les a pas fait fuir en hélicoptère, comme en Argentine ou en Tunisie. Ils étaient trop bien préparés pour ça, on n’avait plus l’effet de surprise. Et on n’a pas non plus aboli l’État ni le capital, mais ça on le savait d’avance. Il n’empêche que si on n’a pas gagné la guerre, on a gagné une bataille : la deuxième étape de la lutte. On les a fait partir, on les a empêchés de continuer leurs plans, au moins pour le moment. Mais maintenant c’est le moment crucial où il faut s’adapter pour faire face à un nouvel ennemi : un gouvernement de gauche. Maintenant qu’il semble qu’on va pouvoir respirer un tout petit peu mieux, ou du moins, qu’on va passer moins de temps devant les comicos pour faire sortir nos camarades ; maintenant que la menace de la récupération nous oblige à concrétiser nos propositions, il nous faut passer de l’opposition à la proposition. Et là-dessus, il faut l’avouer, on n’a jamais été trop fort.

Si une chose reste claire parmi tout ce trouble, c’est qu’on n’a pas fini de lutter. Mais de toute façon, pour ceux qui ne croient pas au paradis sur terre, la lutte ne se finit jamais…

En essayant de voir derrière tous ces drapeaux plastiques rouges qui flottent,
Athènes, 16 février 2015,
sister-o

Notes

[1Syriza, créé en 2004, qui peut se traduire en français par « Coalition de la gauche radicale », est une coalition de plusieurs partis et groupes politiques gauchistes, allant des staliniens aux écolos en passant par les maos-trotskos et les communistes modérés, version PCF. La création de Syriza est connectée directement aux prémices du mouvement antiglobalisation qui s’oppose aux restructurations néolibérales de l’État social. Dans la scène politique grecque, il a toujours représenté la gauche pro-Union européenne, une gauche intello sans ancrage dans le monde du travail et les syndicats. C’est aux élections de 2012 qu’il émergea comme le principal parti d’opposition contre la mise en œuvre des politiques d’austérité. Jusqu’à ce qu’il gagne les élections, Syriza reste toujours le cul entre deux chaises, d’un côté à essayer de s’infiltrer dans le mouvement (se réappropriant souvent le discours et les pratiques du milieu radical) et de l’autre à essayer d’être une force fiable sur la scène politique. L’ajustement graduel de Syriza à la realpolitik montre qu’après avoir élagué la plupart de ses positions considérées comme inacceptables du point de vue de la stratégie capitaliste dominante néolibérale de la zone euro et en ne conservant que les moins nocives comme celles concernant la prétendue « économie sociale », Syriza pouvait se présenter comme un « nouveau » manager plutôt compétent de l’État capitaliste.

[2Le PC n’aurait jamais accepté de participer à un gouvernement de coalition avec Syriza. Le PS et Nouvelle Démocratie (droite à la UMP) sont pro-austérité. La Rivière (parti néo-bobo arrivé quatrième aux élections), trop apolitique et du coup trop imprévisible pour être un partenaire gouvernementale fiable. Quant à Aube doré, avoir un parti néonazi au gouvernement, ça la foutrait un peu mal, déjà qu’il est arrivé troisième aux élections.

[31967 : Un important mouvement social agite la société grecque, avec comme revendication principale le respect de la Constitution, l’arrêt des fraudes électorale et de la chasse aux communistes. Alors que les élections de juin promettaient la victoire de la gauche, un groupuscule de colonels inconnus, soutenus par les Américains, double les plans de coup d’État du roi et de ses généraux et renverse le gouvernement de droite. Ils instaurent une dictature qui dure sept ans.

[4L’histoire de la guerre civile grecque est trop complexe pour la condenser dans une note de bas de page. En quelques mots : en 1945, les communistes sont la principale force de libération en Grèce. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils « contrôlent » les trois cinquièmes du territoire et sont soutenus par la grande majorité de la population. Mais d’après les accords de Yalta, la Grèce est censée être sous la sphère d’influence anglaise. Un gouvernement de coalition est mis en place, composé principalement de membres de l’ex-gouvernement grec réfugié en Égypte et de quelques résistants communistes. Pour éradiquer la menace rouge sur sa sphère d’influence, Churchill pousse à la guerre civile en incitant le gouvernement à désarmer les communistes sans désarmer les collabos qui étaient la force principale organisée hormis les communistes. S’ensuit une guerre civile qui dure de 1946 à 1949. À l’issue de celle-ci, les communistes sont chassés, déportés dans des îles-camps, exclus de la société civile. Le Parti communiste restera illégal jusqu’à la chute de la dictature des colonels et la société grecque fortement divisée jusqu’à l’arrivée au pouvoir du PS (Pasok) dans les années 1980.

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