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Pour Mamá Corral
(Contes pour remplacer les piqûres)

lundi 2 février 2009, par SCI Marcos

Janvier 2009.

Tôt le matin, la nouvelle arriva sans crier gare.

La nuit froide se fit encore plus froide et, à l’aube, nous nous découvrîmes comme avec un creux, c’était comme si quelque chose nous manquait, comme si nous avions perdu quelque chose de nous-mêmes.

L’aire géographique où il nous faut lutter, nous autres zapatistes, est très vaste. Sur les cartes elle porte le nom de « Mexique » et en parcourir tous les recoins est une tâche encore plus ample.

À la Sixième étape, nous arrivâmes à l’un de ses recoins les plus étranges, car malgré ce que la carte et le kilométrage parcouru indiquaient, l’histoire, ce réseau complexe de dates et de géographies, signalait quant à elle l’un de nos cœurs meurtris : Ciudad Juárez, Chihuahua.

Ciudad Juárez. Celle des jeunes ouvrières impunément assassinées. Assassinées parce qu’elles sont femmes, parce qu’elles sont jeunes, parce qu’elles sont travailleuses... Parce qu’elles sont. Celle de la digne rage des habitants de Lomas de Poleo, résistant aux attaques, aux pièges, aux calomnies, aux silences.

Celle de Mamá Corral.

Non, je ne vais pas vous relater son histoire. C’est à ceux qui pendant tout ce temps ont été et continuent à être à leur côté, luttant pour la présentation des disparu(e)s, de le faire.

Nous allâmes lui parler. Ce fut une réunion privée avec elle et avec d’autres proches de disparu(e)s. C’est ainsi qu’elle le souhaita et que nous le souhaitâmes. Cela se passa dans son salon, où nous nous entassâmes à quinze ou vingt personnes.

Doña Concepción García de Corral était la plus âgée... Et la plus forte.

Comme si tout ce temps passé à chercher son fils, José de Jesús, ne l’avait pas épuisée. Comme si ne pas lâcher prise pouvait lui permettre de voir plus loin.

Les compas proches des disparu(e)s parlèrent, et ce qu’ils nous dirent fut en substance : « Nous voulons savoir la vérité. »

Doña Concepción alla plus loin : « Si Dieu m’a donné autant d’années de vie c’est parce que José de Jesús est en vie et que je vais le retrouver. »

Non, je ne me souviens pas si telles furent ses paroles exactes, mais je crois bien que ce fut le sentiment exprimé. Ensuite ce fut mon tour.

Je ne dis pas grand-chose...

Ou alors tout fut dit...

Je ne me souviens pas, mais il me semble que je leur ai dit ce que j’aimerais que l’on dise à mes proches dans des circonstances similaires : que nous n’étions pas partis parce que nous ne les aimions pas, mais au contraire parce que nous les aimons, bien que d’une autre façon, d’une autre manière.

Ne me prenez pas trop au sérieux, mais je crois que c’est à ce moment-là que j’embrassai Doña Concepción García de Corral et lui dis à l’oreille : « Mamá Corral ».

Ensuite je partis.

Je pars toujours.

À nouveau zones géographiques et programmes recommencèrent à nous emmener et à nous ramener. Mais grâce à elles et à eux nous l’avions connue, elle.

Il me semble même qu’une fois nous lui dédiâmes un texte. Il doit encore traîner quelque part, je pense.

Peut-être le lui a-t-on lu. Peut-être a-t-elle souri. Peut-être a-t-elle entendu que nous lui disions : « Nous sommes ici et nous n’oublions pas. »

Et il se trouve que j’étais en train d’écrire des contes parce que quelqu’un était malade et qu’il fallait bien lui donner quelque chose comme remède, quand bien même à distance.

Et en plus parce que j’ai tout un tas de lettres de protestation. Certaines proviennent de supposées sociétés médicales me reprenant au sujet de mes déclarations contre les piqûres, d’autres sont de petites mères en colère parce qu’elles se sont retrouvées avec une seringue tout prête et que la victime s’est refusée à subir la torture, prétextant un hypothétique point d’un hypothétique programme national de lutte, qui apparemment interdisait la production, le trafic et la consommation d’injections. Résultat, pour résumer les faits, on me rend responsable des plus terribles épidémies et endémies.

Mensonges que ces lettres de protestation. Mais j’ai les oreilles qui bourdonnent, ce qui, d’après ce que disait ma mère, signifie que l’on jase à mon sujet.

Alors moi, sous la pression de la Lupita et de la Toñita, je me suis mis au travail, dans mon laboratoire, pour produire une médecine alternative à celle des piqûres. Et c’est ainsi qu’est né le premier de ces Contes pour remplacer les piqûres.

Pendant que j’attendais la décision des commandantes pour savoir si elles allaient ou non organiser une rencontre sportive et culturelle le 8 mars, la nouvelle de la mort de Mamá Corral, arriva au petit matin.

Cette nouvelle venait dans une lettre signée par le Comité des mères de disparus politiques de Chihuahua, qui se terminait ainsi : « Sous-commandant Marcos, recevez toute notre reconnaissance et nos condoléances. Mamá Corral est partie, mais elle est encore, et avec plus de force, à vos côtés et aux nôtres. Recevez une forte accolade et notre bénédiction. »

J’eus mal. Très mal.

Plus tard je relus ces lignes et je pensai qu’en effet oui, elle est bien à nos côtés et de notre côté. C’est pourquoi, avec votre permission, j’ai fait quelques modifications au premier des Contes pour remplacer les piqûres et je l’ai conté à Mamá Corral, à Helena et à toutes les petites mères, avec la douleur à fleur de peau, tel que je vais maintenant vous le transcrire.

I. Remède pour cœur meurtri
Conte de l’autre petite feuille

Il était une fois une petite feuille qui était au sommet d’un arbre, dans sa partie la plus haute. La petite feuille était bien contente parce qu’elle avait à l’entour beaucoup d’autres petites feuilles et elles chantaient si bien en chœur quand le vent les remuait. Et elle pouvait voir bien loin la petite feuille, toute la vallée et même les montagnes voisines.

Bien sûr, cela n’allait pas sans inconvénients car les petites feuilles étaient nombreuses, et les cancans allaient bon train. « Tu as vu comme une telle est copine avec telle autre », disaient-elles parfois. Et cela faisait beaucoup de remue-ménage parce que, une fois le ragot éventé, les autres répondaient : « Et regarde qui parle, ne passes-tu pas toi tout ton temps avec celle d’un peu plus loin là-bas ? » Il va de soi qu’elles se querellaient donc beaucoup ces petites feuilles. Il arrivait aussi que, par temps de pluie, les petites feuilles du sommet soient les premières mouillées et ne puissent s’écrier « comme il est agréable de regarder la pluie quand on est bien au sec ».

Mais il y avait des compensations, car, quand le soleil revenait, celles du dessus étaient les premières petites feuilles à sécher.

C’est ainsi que se trouvait la petite feuille de notre conte, dans ce va-et-vient de pluie et de soleil, quand tout à coup un vent fort l’arracha de la branche où elle vivait. La petite feuille commença à s’envoler, faisant des pirouettes, montant et descendant au gré des courants d’air.

« Que c’est chouette ! » dit la petite feuille qui était un peu fan de skate.

« Youpiiiiiii ! » cria-t-elle quand elle put faire une double pirouette tout près du toit d’une cahute. Puis une rafale d’air la rapprocha d’un nuage où un tracé multicolore disait : « Liberté et présentation des disparu(e)s politiques ».

Sur un autre on pouvait lire : « Ce qu’il y a de bien à tracer dans les nuages c’est que, ici, pas besoin de papier. »

Et c’est ainsi qu’allait de-ci de-là la petite feuille.

Mais il arriva que le vent s’en fut porter sa chanson ailleurs et la loi de la gravité s’appliqua alors dans toute sa rigueur, ramenant la petite feuille au sol, bien malgré elle. « Sacrés vents ! », se dit la petite feuille. « Et maintenant que vais-je faire ? »

La petite feuille voulait retourner au sommet de l’arbre. Même si elles étaient très cancanières, c’était quand même là que se trouvaient ses amies. Et quand bien même elle était la première mouillée par la pluie, elle était aussi la première à se réchauffer au soleil et puis elle pouvait voir très loin. Et quand bien même le vent la ferait à nouveau tomber, elle pourrait essayer de nouvelles pirouettes que déjà elle imaginait, et elle pensait même pouvoir tracer dans les nuages des lettres avec tout un tas de couleurs et avec des tailles très marrantes pour demander la liberté et la justice.

La petite feuille essaya de marcher, mais comme elle avait toujours été sur l’arbre accrochée à une branche, elle avait beau et beau faire, le truc de la marche ne prenait pas.

C’est alors qu’une petite fourmi passa tout près d’elle. La petite feuille la reconnut parce que c’était une petite fourmi qui avait été une fois en haut de l’arbre et elle lui avait même donné un petit coup de dent.

« Bonjour ! » salua la petite feuille. « Mais qui es-tu ? Est-ce que par hasard je te connais ? » lui répondit la petite fourmi qui, pour changer trimballait des bagages.

La petite feuille se présenta : « Je m’appelle Petite Feuille et je vis dans la partie la plus haute de l’arbre, mais je suis tombée et maintenant je voudrais bien retourner chez moi mais je ne sais comment faire. Est-ce que tu ne pourrais pas m’aider ? » La petite fourmi la regarda perplexe, puis elle regarda l’arbre, et à nouveau la petite feuille. Elle prit bien son temps à regarder, la petite fourmi.

Puis elle dit : « Elle est bien bonne celle-là, pourquoi devrais-je te charger et puis monter touuuut en haut de cet arbre au risque de me faire manger par les oiseaux ou par le tamanoir. Et d’ailleurs, même si nous arrivons au sommet, comment allons-nous pouvoir te recoller à la bonne branche ? »

La petite feuille, perplexe, regarda la petite fourmi, puis l’arbre. Elle prit tout son temps pour regarder, et c’était comme si elle avait déjà attrapé les manières de la petite fourmi.

Puis elle dit : « Il n’y a pas de problème, parce que nous pouvons aller acheter de la colle à la papeterie ou bien je peux m’accrocher très fort à la bonne branche. »

La petite fourmi écouta la petite feuille et resta là, à la regarder, et... Bon on ne va pas dire combien de temps elle passa à la regarder car sinon le conte va être trop long.

Alors la petite fourmi dit : « Allez va, t’as gagné, je vais t’emmener, mais avant il me faut aller voir ma commère pour lui demander du maïs parce que je n’en ai plus. Tu viens avec moi où tu m’attends ici jusqu’à mon retour ? »

La petite feuille pensa que, lorsque la petite fourmi se trouverait en compagnie de sa commère, elles allaient passer bien du temps à se regarder et que le conte allait se terminer sans qu’elle ait pu résoudre son problème, aussi lui répondit-elle : « Je viens avec toi ! Et en passant achetons la colle à la papeterie. »

Alors, la petite fourmi chargea la petite feuille sur son dos et commença à marcher en direction de la maison de sa commère.

Chemin faisant, la petite feuille regardait toutes ces choses qu’elle ne connaissait pas... ou qu’elle connaissait bien, mais vues du haut de l’arbre où elle vivait.

Et elle passa près de la petite pierre insoumise, celle qui voulait être nuage, et elle la vit très grande. Pendant qu’elle regardait la petite pierre insoumise faire des exercices pour perdre du poids, la petite feuille pensa : « Ça alors, c’est que de là haut on voit les choses bien autrement. » « Ou bien on ne les voit pas », dit la petite fourmi, qui en plus d’avoir du caractère pouvait écouter les pensées des autres.

« Oui, ou on ne les voit pas », se dit pensivement la petite feuille.

Elles continuèrent à marcher.

Bon, en fait c’est la petite fourmi qui marchait, parce que pour ce qui est de la petite feuille, elle se contentait quant à elle de regarder le monde, celui-là même qu’elle avait vu d’en haut, mais qui, vu d’en bas, lui apparaissait tout autre.

Et le monde, elle l’observa beaucoup la petite feuille.

Par exemple, elle regarda le Mal et le Mauvais vêtus en gouvernants, en entrepreneurs, en avions bombardant petites filles et petits garçons, en policiers frappant et assassinant des jeunes et faisant disparaître des militants sociaux, en hommes qui violentent des femmes, en persécuteurs des amours différentes, en racistes, en présentateurs de radio et de télévision, en journalistes, en analystes politiques, en commissaires de la pensée. Mais elle regarda aussi un scarabée casqué, qui fumait sa pipe et écrivait sur un ultra-mini-portable.

Et elle regarda la Lupita et la Toñita s’amusant avec des girafes qu’on leur avait offertes au Festival de la digne rage. Et elle regarda le Sup disant aux fillettes que ce n’étaient pas des girafes, mais des vaches à qui on avait étiré le cou parce qu’on voulait en faire du bouillon ; mais les vaches ne s’étaient pas laissé faire et elles avaient résisté, car c’étaient des vaches rebelles, et leur cou était resté étiré à cause de leur résistance, mais non ce n’étaient pas des girafes. Et elle vit que la Toñita et la Lupita rechignaient à croire le Sup et qu’elles lui montraient un livre sur les animaux pour qu’il vît que c’étaient bien des girafes et non des vaches à cou étiré. Et elle vit que le Sup leur répondait que ce n’était pas vrai, que ce livre avait été fait par ceux-là mêmes qui voulaient transformer les vaches en bouillon. Que c’était pour qu’on ne publie pas qu’ils avaient commis un délit, leur dit le Sup. Et elle vit que les fillettes avaient des seringues car, disaient-elles, le Sup était malade, et c’était à cause de cela qu’il disait des bêtises, et elles, elles allaient le soigner le Sup. Et elle vit le Sup courir et courir. Mais elle ne put voir si elles le rattrapèrent.

Et elle regarda le côté sombre de la lune, tandis que comme une Ombre, le guerrier la portait chargée sur un mecapal.

Et elle regarda Elias Contreras, de la commission d’enquête de l’EZLN, porter quelques fleurs sur la tombe de la Magdalena.

Et elle regarda le Vieil Antonio se rouler un cigarillo avec une feuille de maïs.

Et elle regarda des hommes et des femmes indigènes, qui n’étaient jamais allés à l’école, expliquer le monde à une chercheuse qui avait un doctorat en sciences sociales.

Et elle regarda les troupes zapatistes monter la tente de Radio Insurgée.

Et elle regarda Moy discutant avec les commissions agraires autonomes au sujet d’un problème de terres.

Et elle regarda un couple se toucher, complètement nus, et elle vit qu’il importait peu de savoir si le couple était femme et homme, ou homme et homme, ou femme et femme, ou autre et autre.

Et elle regarda quelqu’un tracer sur une paroi « Un mur sans graffiti, c’est comme un cornet sans glace », et elle vit le mur se transformer en drapeau.

Et elle vit que Personne se préparait à affronter Polyphème.

Et elle vit programmes et géographies marcher à la rencontre les uns des autres. C’est tout cela et bien d’autres choses encore que vit la petite feuille, mais ce sera pour d’autres contes.

Finalement elles arrivèrent chez la commère de la petite fourmi et, comme il fallait s’y attendre, la commère n’était pas là parce qu’elles n’avaient pas été assez rapides et qu’elle jouait un rôle dans un autre conte. Elles s’en furent donc à la papeterie acheter la colle.

Avec tout ce qu’elle avait vu, la petite feuille en avait oublié qu’elle venait acheter de la colle. C’est ainsi qu’elle dit à l’employé de la papeterie : « Je veux un cahier et quelques crayons de couleur très amusants. »

L’employé lui répondit : « Des crayons de couleur amusants ? Les crayons de couleur sont des crayons de couleur. »

S’en suivit toute une longue discussion au sujet de la capacité ou non qu’ont les choses inanimées d’avoir des sentiments, discussion que nous allons sauter pour éviter que le conte ne s’en aille par un autre chemin. Bon, finalement la petite feuille obtint ses crayons de couleur, son cahier et sa colle (car la petite fourmi lui rappela pourquoi elles étaient venues à la papeterie).

Ensuite elles arrivèrent toutes deux au pied de l’arbre.

Elles allaient commencer à grimper quand, patatras ! on sentit comme un tremblement de terre. Tout commença à craquer et comme à se rompre.

C’était comme si un casse-tête se démantibulait et que toutes ses pièces se mélangeaient.

La radio, la télévision et les journaux d’en haut ne dirent rien parce qu’ils s’étaient eux aussi démantibulés, et ce que l’on apprit fut ce que publièrent les moyens alternatifs de communication.

Parce qu’il se trouve qu’entre-temps les zapatistes avaient gagné la guerre contre l’oubli et que tout le monde s’en trouvait sens dessus dessous.

Et le soleil ne jaillissait plus à l’orient, mais bien au ponant. Et ce qui était en haut se retrouvait en bas, et ce qui était en bas se retrouvait en haut.

Et alors, pour aller jusqu’à la branche où vivait la petite feuille, il fallait maintenant descendre au lieu de monter jusqu’à la cime de l’arbre.

« Zut alors ! » dirent-elles en chœur, tout en commençant à se disputer. Et voilà que la petite feuille accusait la petite fourmi d’avoir trop tardé à vouloir tout regarder, et pendant ce temps les zapatistes étaient en train de gagner et de retourner le monde à l’envers.

« Pour que le monde soit enfin d’aplomb », dirent les zapatistes et, comme c’est déjà la coutume, personne ne les entendit.

Tan-tan.

Au revoir. Santé et patiente rage, Mamá Corral, patiente rage.

SupMarcos.
Mexico, janvier 2009.

Traduit par Ana M. Diaz (Montpellier)

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