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Récit

Naissance d’une mobilisation athénienne
L’assemblée ouverte de la colline de Strefi (I)

dimanche 14 mars 2021, par Luz Belirsiz

« Eh, franchement : même indépendamment de Strefi… Bien sûr il faut les empêcher de mettre leurs sales pognes sur la colline, mais le plus important, l’essentiel, ce qui fait foutrement du bien, c’est pas déjà juste de se retrouver, là ? Putain ça faisait deux ans que les assemblées étaient mortes, comment on a pu laisser faire ça ?! » Ces mots sont crachés avec rage alors que les 400 à 500 participants à l’assemblée du 30 janvier, après trois heures de discussion, ont amorcé le mouvement de dispersion, suscitant l’attention et le silence pour un instant supplémentaire dans le petit amphithéâtre de pierre situé sur le flanc ouest de la colline de Strefi, au centre d’Athènes. Le samedi précédent, la première de ces assemblées, convoquée par tracts et sur les réseaux sociaux, avait réuni quelque 200 personnes pour poser les premières bases de la mobilisation à venir.

Le contexte

Si cette lutte naissante s’inscrit dans une multitude de contextes et d’enjeux d’échelles diverses emboîtés comme des matouchka (les poupées russes), la chronologie de deux ans évoquée par le dernier orateur est celle d’un double coup de massue prolongé sur la vie sociale des habitants du quartier. D’un côté le « nettoyage » ou la « reconquête » d’Exarcheia [1], promesse du gouvernement de droite élu lors d’élections anticipées à l’été 2019, a conduit à de nombreuses expulsions de squat et au retour d’une présence policière quotidienne ostensible. Le durcissement policier contre le mouvement des occupations (très vif en Grèce, aiguillonné dans la dernière décennie par l’organisation de nombreuses solidarités avec les migrants et réfugiés) a eu beau concerner tout le pays [2], le goût en a été particulièrement amer pour un certains nombres d’Exarchiotes (prononcer [eksarkiot’]), se targuant (parfois exagérément) d’habiter le dernier quartier en lutte et sans flicaille du centre d’Athènes, et dont les réactions à l’invasion soudaine d’uniformes s’étaient faites plus timides et moins flamboyantes qu’attendu. Là-dessus sont arrivés en ordre dispersé depuis mars 2020 les diverses mesures, restrictions, confinements partiels et autre couvre-feux qui ont achevé de vider les rues et espaces publics de la gouailleuse et d’ordinaire remuante faune qui les peuplaient.

Lorsque, à la mi-janvier 2021, on apprend qu’un projet de réaménagement menace la colline, cela fait bientôt trois mois que le deuxième confinement a commencé. Concrètement, tavernes, bars, restaus, cinés, théâtres, facs, locaux associatifs, culturels, sportifs, etc. ont gardé portes closes ; les réunions sont limitées à neuf personnes, et avant 21 heures. Il faut de plus un motif « légitime » pour se trouver dehors, à n’importe quelle heure du jour — la nuit c’est désormais exclus (de motifs légitimes, l’État en a pondu six, sous forme de cases à cocher sur une attestation, ou de messages à envoyer depuis son mobile à chaque déplacement [3]… ceux qui n’ont pas la chance de compter parmi les compagnons d’un clébard apprivoisé ou les heureux parents divorcés — sic — doivent néanmoins se contenter de quatre, du jogging à la banque en passant par le travail et l’administration, chouette, nan ?). Les contrevenants risquent une amende de… 300 euros, oui ma bonne dame ! Comme partout mais peut-être plus qu’ailleurs la tolérance gouvernementale aux infractions a varié selon les milieux sociaux. Ainsi les croyants ont pu se rendre en masse aux messes et autres communions, dont l’Église orthodoxe est friande, sans être inquiétés, quand les gauchistes tentant eux aussi de célébrer leurs commémorations (l’anniversaire de la révolte de Polytechnique chaque 17 novembre — depuis 1974 —, celui de la mort d’Alexis Grigoropoulos — tué à quinze ans par la police en 2008, inaugurant de longues semaines émeutières, chaque 6 décembre) se sont vu généreusement distribuer amendes et autres gaz lacrymo.

C’est dans ce contexte plus que morose, sur fond d’amère et prolongée déception suite à ce qu’une certaine coutume locale nomme « la trahison de Syriza [4] » (2015), ayant débouché presque logiquement, avant la fin de son mandat, sur un retour de la droite, agrémenté d’une « crise sanitaire » qui promet de déboucher à très court terme sur une précarisation massive, qu’a été rendu public, début janvier, le vote par le conseil municipal d’Athènes (lui aussi passé clairement à droite en 2019 [5]) d’un nouveau projet d’aménagement urbain. Les médias de droite l’ont fanfaronné avec morgue : « Prodea » (une entreprise privée, ancienne filiale de la Banque nationale, propriétaire d’un vaste parc immobilier suite à de fumeuses transactions qui avaient fait scandale en leur temps) a offert à la municipalité, en guise d’étrennes de Noël, de réaliser gracieusement les « études de faisabilité » (estimées par elle à un million d’euros) d’un réaménagement de la colline de Strefi : une aubaine pour parachever à moindre coût la normalisation d’Exarcheia, elle-même part incontournable de la transition d’Athènes vers la modernité sécuritaire et touristique (ce ne sont pas exactement ces mots, mais c’est exactement l’idée).

Lofos Strefi

Strefi, c’est une petite colline de roches et de verdure au sommet d’Exarcheia, quelque 40 000 mètres carrés, bordée en sa périphérie par quelques installations ludiques ou sportives. Un vieux terrain de basket à ciel ouvert et un genre de salle de sport qui sert de local à Asteras, « l’équipe de foot autogérée » d’Exarcheia, borde le flanc nord. Le vaste toit de ce terrain couvert sert de terrasse de rendez-vous aux bandes de potes ou couples en goguette, qui viennent y papoter, siroter leur bière ou leur pétard, avec une vue imprenable sur un bout de la ville et un vaste coin de ciel. C’est aussi des petits sentiers et chemins pavés de pierres bordés de pins et d’eucalyptus, qui, de toutes parts, permettent d’atteindre, parcourant divers recoins, clairières et bosquets, le sommet rocheux. De là-haut on voit l’Acropole au loin et, derrière elle, le port du Pirée. C’est de leur côté que le soleil disparaît derrière la silhouette lointaine des chaînes montagneuses du Péloponnèse, au-delà de la mer. Inutile de dire que, vers cette heure-là, on y trouve un certain nombre de badauds, été comme hiver. Strefi c’est, aussi, comme la plupart des parcs et collines athéniens, le rendez-vous des amis des bêtes (les bienheureux propriétaires de clébards qui peuvent sortir à toute heure du jour ou de la nuit pour que se soulagent leurs compagnons canins, les âmes charitables qui viennent journellement nourrir les nombreux chats gardiens de la colline) et des cerfs-volants colorés pour la fin de carnaval. À la belle saison, ces dernières années, c’est aussi le lieu d’élection de certains vagabonds, campeurs sauvages et autres réfugiés qui plantent leurs tentes dans la verdure.

Le vote du conseil municipal actant (sans concertation préalable, il va sans dire) l’acceptation du « cadeau » de Prodea en vue du réaménagement de Lofos Strefi, bien qu’aucun plan précis n’ait encore été divulgué, à donc fait tiquer, puis bondir, un certain nombre d’habitants. En dépit des termes évasifs de l’offre, qui inclut la recherche active des partenaires privés qui voudront bien s’associer à la mise en œuvre du projet dont les études préliminaires accoucheront, la nature des transformations envisagées ne fait guère de doutes : grillages, caméras, gardiens, exploitation commerciale et touristique du site. Des projets similaires, à des stades déjà plus avancés, sont déjà en route en divers points de la ville. La colline boisée de Filopappou, face à l’Acropole, est elle aussi en ligne de mire.

L’assemblée

Lorsque je me rends pour la première fois à l’assemblée du samedi, c’est la deuxième. Le samedi c’est jour de marché dans la rue Kallidromiou, une longue rue étroite qui part de la colline du Lycabette à l’est (le plus haut sommet d’Athènes) et rejoint le Champ de Mars à l’ouest. Sur sa partie inférieure, elle longe Strefi en contrebas et permet de rejoindre la colline par une demi-douzaine des ruelles ou escaliers escarpés. Depuis le début du deuxième confinement, seul un commerçant sur deux est présent au marché, et le port du masque, bien sûr, en a transformé le visage. Mais il est vrai que depuis quelque semaines, à la faveur d’un hiver particulièrement doux et d’un ras-le-bol particulièrement partagé, les musiciens y ont refait leur apparition, et la jeunesse de tout âge l’a rendu à sa vocation de lieu de rendez-vous, sirotant café — à emporter — ou autres breuvages sur les marches et les trottoirs. Ce 30 janvier, au niveau du kiosque, peu avant l’assemblée (convoquée à 15 heures), quelques jeunes gens munis d’un mauvais mégaphone, d’une sono et de goûts musicaux discutables s’y font à peine remarquer. Je doute que grand monde, même en tendant l’oreille, comprenne que derrière les grésillements du mégaphone et la pulsation électronique d’une sorte de soul-pop mollassonne, c’est l’appel à une assemblée de lutte qu’ils relaient... D’ailleurs, lorsqu’en faisant nos courses on a demandé à l’ami revendeur qui se présente comme « antiautoritaire » s’il était au courant pour Strefi, il a opiné du chef négativement, pas entendu parler. Au moment de se mettre en branle vers la colline, nous ne sommes pas nombreux à entamer l’ascension. Je me dis que ce n’est guère prometteur…

En arrivant au petit théâtre on ne peut pas dire qu’il y ait foule. Le traditionnel quart d’heure de retard méditerranéen s’étire en demi-heure, puis bientôt en heure sans grande émulation. Les gens continuent néanmoins à arriver, petit à petit, on croise quelques connaissances. Puis deux des lanceurs d’appel installent une petite table pliante en bas des gradins de pierre et prennent l’initiative de lancer la discussion. De la semaine précédente étaient restées en suspens deux questions pratiques : la rédaction d’un texte émanant de l’assemblée (ou plutôt de deux textes : un tract court et un texte explicatif un peu plus étoffé) et l’organisation d’une première manif devant la mairie pour le lundi. Le jeune homme à crête bouclée blonde et polo moulant flashy qui opère spontanément comme modérateur : quelqu’un a quelque chose à dire ? Son comparse, brun bien coiffé, survêt’ sportif et baskets, également la vingtaine, interrompt brièvement les premiers orateurs et requiert quelqu’un pour faire la traduction en anglais au cas où. Une jeune femme se propose, un petit groupe se forme autour d’elle.

À ce moment-là on est déjà finalement très nombreux, les marches de l’amphithéâtre sont pleines, et un nombre similaire de participants se tiennent debout de l’autre côté de l’hémicycle. Les prises de paroles, brèves, commencent à se succéder. Une institutrice de l’école qui se trouve à proximité immédiate de Strefi, coté nord-est, dit combien ce coin de verdure est précieux pour les enfants, encore plus depuis le confinement. Quotidiennement c’est le bol d’air qui permet aux mômes d’enlever leurs masques, de respirer, de se défouler. Il faut informer et impliquer les autres écoles du quartier, dit-elle, et mobiliser les parents d’élèves. Un homme annonce qu’est lancée également, à partir de la semaine prochaine, une assemblée des enfants, chaque samedi à 13 heures, ramenez vos mioches ! Une jeune femme est venue au nom de l’assemblée de Kolonos (un quartier voisin), pour dire qu’ils sont solidaires. Un papa chevelu vient dire la même chose au nom du « parc Navarinou » (un petit quadrilatère du centre d’Exarcheia sauvé de haute lutte du devenir-parking qui lui était promis et transformé en « parc autogéré »). Leur équipe a fait une affiche (jolie, avec un jeu de mot intraduisible en français, « Lofos Strefi tourne son regard vers toi ») dont il apporte une centaine d’exemplaires. Une autre femme prend la parole en tant que membre d’« Initiative des habitants d’Exarcheia » (ils ont un petit local rue Kallidromiou et sont en partie à l’origine du premier appel). Un mec à la barbe de trois jours, clope au bec et bière à la main, se présente comme membre de l’équipe de foot Asteras pour dire qu’eux aussi ils sont bien évidemment concernés et dans le coup.

Vers ce moment, un mauvais ronronnement de moteurs se fait entendre : les pandores à moto, en file indienne sur le petit chemin pavé qui passe près de l’amphithéâtre. Aboiements de nos comparses canins, minorité bruyante. La quinzaine de bécanes s’approche, chacune chevauchée de deux keufs. Petit moment d’incertitude : vont-ils venir nous interpeller, contrôler nos identités et nos attestations, foutre plusieurs centaines d’amendes ? Mais non, ils passent leur chemin, au ralenti, tout en tordant dangereusement le cou pour nous lorgner. Dans un sens, puis dans l’autre. Ils se garent en contrebas, visibles mais immobiles. Bon, on continue. Ils déguerpiront d’ailleurs avant nous.

Où en étions-nous ? Ah oui : ce serait bien de former des équipes de travail pour prémâcher un peu les propositions entre deux assemblées. Alors la manif de lundi ? Est-ce qu’on sera suffisamment nombreux ? Qu’est-ce qu’on fait si les flics décident de l’empêcher ? (La place devant la mairie est un véritable traquenard, il est très facile d’en bloquer les entrées ou d’y nasser les protestataires.) Quelques participants remettent en cause le choix du lieu et de l’heure de cette première manif : le rendez-vous à 16 heures exclut de fait les travailleurs, s’indigne un grand quinquagénaire longiligne. Pourquoi cibler en premier lieu la mairie, surtout alors qu’elle sera vide, n’avait-t-on pas parlé d’aller emmerder Prodea ? demande une autre. D’autres rappellent qu’en choisissant la date et l’heure on ne savait pas encore que le conseil municipal prévu se déroulerait en ligne. On leur concède que dans ces conditions c’est certes moins pertinent, mais on s’accorde aussi sur le fait que bon, il faut bien commencer par quelque part pour enclencher le processus, c’est symbolique, et ce n’est la première action d’une longue série d’autres dont les cibles seront plurielles.

Orateurs et oratrices se succèdent. Certains tiennent à rappeler les enjeux : si c’est actuellement la mairie de droite et Prodea qui sont aux commandes, la privatisation des espaces publics et la marchandisation de la ville sont un processus de longue haleine, et le projet qui est derrière dépasse largement la colline de Strefi ! Serait-on moins récalcitrants si le « cadeau » émanait d’une entreprise moins véreuse, ou s’il était porté par un gouvernement « de gauche » ? Et puis le capitalisme et la réappropriation de nos vies… ! Les « modérateurs », appuyés par les prises de parole d’autres participants, sans sécheresse, semblent suivre un principe implicite : évitons les discours politiques théoriques, gardons le cap sur les propositions, les objectifs pratiques et leur réalisation. Bref sondage : lundi, qui pourra en être ? Des mains se lèvent, clairement moins de la moitié des présents. Pas grave, on maintient. Ça discute un moment de l’organisation du rendez-vous, comment éviter, si on est peu nombreux, les amendes et les arrestations ? On vient séparément quinze minutes avant, dispersés, et on attend que le groupe qui tient la banderole la déploie à 16 heures précises pour se rassembler promptement autour d’eux. Et on reste pas stationnaires, dit un ancien, on marche énergiquement… Vous faites quoi là ? Exercice physique (en référence à la case numéro 6 des attestations). Sourires. Et après ? Un autre homme s’énerve un peu qu’on soit si timorés : on sera nombreux, dit-il, d’ailleurs il y aura quelques conseillers municipaux avec nous, ils attaqueront pas. On fait notre rassemblement, puis on part en manif, on va pas se laisser intimider, merde ! Le soleil commence à décliner, dernière discussion en vitesse : qu’est-ce qu’on écrit sur la banderole principale ? Strefi… « au Peuple ? »… ou « ouvert pour tous et toutes » ? Le deuxième l’emporte, de toute façon il est trop tard pour se disputer le mou. Chacun peut venir avec ses propres panneaux bien sûr, mais ça serait bien que ça reste en lien avec Strefi ! (Quelqu’un le précise parce qu’un participant a exprimé l’idée d’en profiter pour manifester en même temps sa solidarité avec Koufodinas [6]). Et on décide in extremis que de la mairie on marchera ensuite vers la place Omonia et on reviendra jusqu’à Exarcheia en mode manif tous ensemble.

On se quitte, passant en ordre dispersé du côté de la petite table pliante, qui pour laisser son mail sur la liste, qui une pièce dans la caisse commune, qui pour prendre une affiche. Je me sens… revigorée ! Et assez admirative : les Athéniens m’ont l’air foutrement familiers de la pratique des assemblées, comme des poissons dans l’eau… Les prises de parole ont été nombreuses, bien réparties entre les genres et les générations (pas beaucoup de mômes mais l’un de ceux qui étaient là, lorsque une oratrice suggérait qu’un bon moyen d’éviter les attaques violentes de la police était d’aller manifester en famille, avec ses rejetons, s’est levé pour s’exclamer avec enthousiasme : « Moi, je suis un enfant ! »), la plupart du temps brèves, pragmatiques et bien senties, complémentaires entre elles, et habiles à éviter l’engouffrement dans les sujets potentiellement diviseurs et insolubles… Et je ressors, après ma première assemblée, avec l’impression magique d’une détermination et d’une intelligence collective déjà installées.

Entre cette assemblée et la suivante, les mesures de confinement se sont encore durcies pour l’Attique (département où se trouve Athènes) : refermeture des petites boutiques et retour au « click away », mais surtout abaissement du couvre-feu à 18 heures en week-end, et menace d’interdiction totale des marchés du samedi. Néanmoins, le 6 février, le marché, rue Kallidromiou, est en place. En même temps que notre assemblée a lieu sur la place Syntagma une première manifestation contre les mesures. À 15 heures, comme la fois précédente, les gens arrivent peu à peu. Les deux jeunes « modérateurs » de la dernière assemblée mettent en branle la discussion un peu plus tôt, en commençant par demander deux volontaires pour prendre des notes et distribuer la parole, car il faut que ça tourne. Un binôme, féminin cette fois, s’y colle. On commence par faire le bilan de la manif du lundi, considérée comme un succès : 200 à 300 personnes devant la mairie, et pas d’intervention policière jusqu’à Exarcheia (de retour au quartier cependant, un petit groupe d’une vingtaine, le dernier à se disperser, s’est fait contrôler, sans conséquences, mais confirmant qu’on a toujours intérêt à être en nombre). Une des deux volontaires à l’animation de l’assemblée du jour suggère qu’on ne s’attarde pas sur ce qui s’est passé mais qu’on embraye sur ce qui est à venir, avec theseis et protaseis (« prises de position et propositions »).

Un premier orateur propose qu’on écrive rapidement des textes courts et qu’on aille faire du porte-à-porte dans le quartier. Il en profite pour insister sur le fait qu’à son humble avis, même si le projet d’aménagement n’en est qu’à un stade préliminaire et qu’une équipe se charge d’emblée d’opposer des recours juridiques, il ne faut rien en attendre d’autre qu’un éventuel gain de temps. Organisons-nous donc d’ores et déjà pour résister concrètement au projet comme s’il était acté. Une seconde oratrice propose qu’on cible l’entreprise (Prodea) pour la prochaine action : il faut commencer dès maintenant à leur mettre un peu la pression, qu’ils s’aperçoivent rapidement que le pari « faire du fric avec Strefi » peut s’avérer perdant, que, du fait des oppositions, non seulement ils ne vont pas gagner d’argent mais surtout ils risquent d’en perdre. De l’avis d’une autre, il ne faut pas non plus relâcher la pression sur Bakoyiannis (le maire) : suite à la manif de lundi, sa seule réponse a consisté à qualifier l’opposition au projet de « paléolithique ». N’oublions pas que sa conception du « progrès », pour Athènes, s’inscrit dans le projet de réaménagement du Trigone [7], dont Strefi n’est qu’une prolongation. Plusieurs rebondiront sur le thème : ne pas focaliser sur la figure de Bakoyiannis, son mandat ne représente qu’une accélération de ce qui a commencé depuis des décennies. Ce n’est pas seulement non plus la question de la privatisation et du tourisme : c’est la volonté étatique et policière d’entrer partout ; le même enjeu concerne les espaces publics et les universités, depuis la dictature et même la guerre civile [8]. Un autre : on pourrait refaire ce qui a été fait il y a une dizaine d’années, ramasser les poubelles qui traînent un peu partout sur la colline et aller les déverser devant la mairie. Et puis plus largement : reprendre en main nous-mêmes un peu l’état de Strefi, c’est vrai qu’il laisse à désirer, réparer les lumières autour du terrain de basket, nettoyer un peu les installations du petit parc de jeu… Quelques-uns font la moue, sans entrer plus avant dans la question, mais cette proposition contient en germe une des divergences qui commenceront à s’exprimer plus ouvertement lors des prochaines assemblées.

Régulièrement, les chiens s’expriment eux aussi, les prises de parole sont ponctuées tantôt par une étincelle canine d’hostilité soudaine contre un congénère ou un humain qui ne lui revient pas, tantôt par une petite course-poursuite fraternelle, tantôt par une tentative d’accouplement impudique. Tiens, surprise ! Une jeune femme prend la parole, prévenant qu’elle va parler en anglais (son accent anglo-saxon est parfait, sûr qu’elle n’est pas française !) : elle évoque la bataille de la Plaine, à Marseille, en un discours assez grandiloquent à propos de la nécessaire fraternisation de toutes les ZAD du monde et des stratégies de luttes inventées dans ce brother-urban-fight dont on pourrait s’inspirer. Elle laisse un petit tas de brochures pendant qu’une autre la traduit. Une autre jeune femme plaide pour qu’on investisse complètement Strefi, y compris les maisons vides qui la bordent et la petite « cantina » abandonnée, qu’on en fasse des lieux de lutte, de rencontre, des cuisines collectives, tout ce dont on a besoin, et envie, en tant qu’habitants ! Elle plaide aussi pour qu’on ne se disperse pas à 18 heures selon les nouvelles injonctions, qu’au contraire on parte tous en manif sauvage, non mais ! (L’enthousiaste appel ne sera cependant pas suivi d’effets.) Un jeune homme parle au nom de l’assemblée des étudiants en lutte [9], il invite à une action visant à réinstaurer la liberté de circulation à l’université Polytechnique, pour qu’elle puisse redevenir le haut lieu d’émulation politique qu’elle était encore il y a peu : rendez-vous jeudi à 17 heures. Et les équipes de travail ? Ce serait bien qu’une équipe d’ingénieurs et architectes émanant de l’assemblée produise par avance une « contre-étude » : répertorier ce qui nécessiterait d’être en effet d’être réparé (un robinet ici, un muret là-bas, quelques dalles d’un escalier à resceller, basta), la remettre à la mairie et la rendre publique avant que l’étude de Prodea n’ait pu voir le jour. Puis recueillir des signatures dans le quartier. Autre idée : alterner les actions de type symbolique (manifs, etc.) vers l’extérieur et les actions sur Strefi, réinvestir collectivement la colline pour des concerts, des spectacles, des projections, des discussions… C’est vrai qu’il ne s’y passe plus grand-chose en comparaison avec les glorieuses décennies et années passées (ici, petit échange de souvenirs mémorables de vieux combattants).

Une autre des prochaines actions pourrait être, un dimanche, un rendez-vous ici avec les collectifs d’habitants, assemblées et opposants d’autres quartiers en résistance contre des projets similaires, faire front commun. Quelques-uns insistent : il faut absolument créer les équipes pour que les bases des propositions puissent être travaillées et concrétisées dans la semaine, et décidées rapidement à la prochaine assemblée ! De l’avis d’une participante, on doit faire attention, en tant qu’assemblée, car sans le vouloir on est en train d’exclure au moins deux catégories de personnes : les migrants et les personnes âgées ou physiquement fragiles qui peinent à monter les côtes ou les escaliers. Sur le premier point, elle se propose d’animer une équipe de traduction, pour les textes qu’on va produire, afin qu’ils puissent être accessibles en arabe et en persan (et à défaut au moins en anglais). La même propose que la prochaine action soit une cantine collective ici même, à prix libre, pour allier solidarité et financement de la lutte. Pourquoi pas lors de l’assemblée samedi prochain ? Personne ne rebondit. Un homme aux cheveux grisonnants en profite pour faire remarquer qu’il ne trouve pas sérieux que la majorité des participants ne porte son masque que sur le bord de l’oreille (lui-même a gardé le sien, ce qui étouffe un peu sa voix, mais on distingue nettement le mot « responsabilité » ; une petite minorité repositionne son masque sur son nez). Aïe, l’heure a filé, et nous n’avons décidé d’aucune action pour cette semaine, une semaine sans action, c’est une semaine perdue ! déplore une femme. Notre priorité est d’élaborer texte, tracts et affiches pour élargir la mobilisation, notre prochaine action pourrait simplement consister à se retrouver pour distribuer et coller dans tout le voisinage, dit le jeune homme à crête blonde. Il rappelle que, de Londres à Madrid, les assemblées d’habitants ont commencé par du porte-à-porte à l’initiative d’une petite minorité. Et puis il faut absolument décider ce qu’on fait si lors d’une prochaine assemblée, ils décident de poster des flics aux points d’entrée de la colline pour en bloquer l’accès. On ne les a pas vus aujourd’hui mais ça peut arriver n’importe quand ! Un quinquagénaire aguerri l’a d’ailleurs rappelé vivement lors de la discussion sur les cibles de la mobilisation : municipalité, entreprise, investisseurs, propriétaires, nous devons faire feu de tout bois ! Et il est absolument certain que, demain ou après-demain, nous aurons à faire à la « main militaire de la mairie » (c’est l’expression qu’il emploie). Il faut s’y tenir prêts.

La semaine suivante, l’assemblée du 13 février est la première morose. Déjà, il fait gris, froid et humide, et il pluviote. Nous sommes deux fois moins nombreux qu’aux précédentes. Une dame a pris l’initiative de commencer et semble s’être lancée dans un petit monologue, elle regrette que les gens parlent beaucoup d’actions collectives mais n’investissent pas la colline à titre personnel, elle vient y faire son tour chaque jour et la trouve assez déserte, et assez sale. Pourquoi ne pas rouvrir l’ancienne cantina qui est en train de tomber en ruines ? Quelqu’un lui répond avec mauvaise humeur que ça a déjà été proposé. Un autre demande à tous qu’est-ce qu’on fait en cas de mauvais temps ? Il nous faut un coin à l’abri. Un autre s’énerve : ça ne peut pas se passer comme ça en dialogues et prises de paroles impromptues, il faut un ou deux modérateurs. Deux jeunes femmes s’y collent, dont l’une visiblement sans enthousiasme, elle parle très bas et on peine à l’entendre. Elles proposent (c’est la première fois) de faire un ordre du jour. On sent une nette baisse d’énergie. Insatisfactions et divergences s’expriment avec moins d’attention à ménager les diverses sensibilités, parfois avec agressivité. Déjà, plusieurs déplorent qu’on a été infoutus de véritablement constituer et rendre fonctionnelles les fameuses équipes de travail. Ça fait trois semaines et on n’a toujours pas d’écrits, c’est décourageant ! Un jeune homme issu d’un collectif d’habitants intitulé « Assemblée populaire d’Exarcheia » a bien, sur son mobile, lu d’une voix monocorde un texte élaboré par eux, celui-ci n’a pas suscité d’enthousiasme. Ok, lui a-t-on répondu, mais quid du texte issu de la première assemblée, déjà amendé par quelques participants ? Ce serait une base se travail plus légitime pour produire un texte collectif à distribuer largement. Ce qui n’empêche pas chacun, bien sûr, de produire et diffuser ses propres textes…

Derrière la question du texte, celle de son contenu et de son ton, commencent à affleurer les questions plus épineuses. Lors de cette assemblée pluvieuse jaillit le fameux : « C’est bien beau de s’opposer mais qu’est-ce qu’on propose ? » Pour certains, il faut quand-même reconnaître que l’état de Lofos Strefi n’est pas glorieux, et pas seulement sur le plan du ramassage des poubelles. La faune et la flore sont dans un état lamentable, les pentes s’affaissent… et puis on ne peut pas fermer les yeux sur le fait que la colline sert aussi de repaire à des dealers et autres drogués (ici, l’emploi d’un mot méprisant, qu’on pourrait traduire par « loques humaines », suscite de vives réactions contre l’orateur, auquel il est demandé de surveiller son langage…). Un autre prône le dialogue constructif avec la mairie plutôt que l’opposition stérile… d’ailleurs, dit-il, on a des conseillers municipaux qui ont déposé une motion. Quelques regards atterrés et entendus : Qui « on » ? On lui enjoint d’être clair et de préciser d’où il parle. « On » c’est des membres d’un parti de gauche, Mera 25, le parti de Varoufakis [10]. Personne ne s’engouffre cependant dans la brèche. Mais certains, dont une des jeunes femmes s’étant dévouée pour animer l’assemblée du jour, rétorquent que pour leur part, ils aiment assez Strefi telle qu’elle est. Empêcher la mairie et le privé de mettre la main dessus, n’est-ce pas un objectif suffisant ? En filigrane de cette première divergence s’en tapissent plusieurs autres : il y en a qui semblent pencher pour une « autogestion » de la colline (rassemblons-nous, soignons les plantes, taillons les arbres, nettoyons, réparons les escaliers qui se cassent la gueule, changeons les ampoules des lampadaires…). Ce n’est pas l’avis majoritaire, ce que résument plusieurs prises de parole sur le mode : « Putain, on paye quand-même des impôts locaux exorbitants, on va pas en plus se payer le boulot ! » ou « Il y a des jeunes qui se retrouvent et laissent derrière eux leurs canettes de bière, soit, c’est la vie des parcs dans toutes les villes du monde, et les mairies ont des budgets pour ramasser derrière, là n’est pas notre problème ! »

Il y a grosso modo consensus sur le fait que la mairie a volontairement laissé se dégrader la colline, que la stratégie d’abandon, consistant à laisser s’installer délinquance et petite criminalité pour justifier ensuite une reprise en main autoritaire, est routinière. (Le « nettoyage politique » d’Exarcheia a en partie été réalisé au nom de la lutte contre les mafias et le commerce illicite, notamment de drogue, en dépit d’une tentative de répression du deal par des groupes anars locaux, allant jusqu’à organiser des rondes de sécurité, mais c’est une autre histoire.) En revanche, les positions issues de ce constat sont diverses : veut-on réclamer de la mairie qu’elle fasse son boulot, ou ne voulons-nous rien réclamer du tout ? Dans le premier cas, réclame-t-on seulement que la mairie entretienne la colline ? Ou attend-on des améliorations, des travaux d’une certaine envergure, et donc oui un certain « réaménagement », mais concerté ? Moues dubitatives. Une oratrice agacée permet de sortir momentanément du dilemme : en combinaison avec l’équipe d’architectes et de cartographes, on va élaborer un questionnaire et le faire circuler dans le quartier : que souhaitons-nous pour la colline ? De là émergera, peut-être, un consensus suffisant pour pouvoir présenter nos désidératas d’habitants et usagers. Mais ce n’est pas à nous, en tant qu’assemblée de lutte, de décider d’un quelconque schéma d’entretien ou d’aménagement ! Concentrons-nous, que diable, sur les prochaines actions de résistance et l’élargissement de la mobilisation !

La pluie commence à se faire plus drue, le froid et la lassitude aussi. Les plus jeunes des participants arrivent à arracher quelques décisions avant dispersion : plusieurs équipes (prochaines actions, questionnaire, je n’arrive pas à saisir s’il y en a d’autres) vont se réunir dans la semaine, tentative vaine de fixer d’ores et déjà les jours et lieux de rendez-vous, ceux qui veulent en être n’ont qu’à laisser leur adresse mail sur l’une des feuilles humides là sur la table, avant qu’elles prennent trop la flotte. Et le texte, qu’une jeune femme s’est proposée de reprendre, va circuler sur la liste générale : que tous ceux qui veulent y apporter des modifications les indiquent par retour de mail (mais sous formes de propositions, hein ! Pas juste « ce paragraphe est nul »), elle essaiera d’intégrer ce qui fait consensus, et pour le reste, on le mettra en discussion en priorité samedi prochain. Le but : accoucher d’une version finale en début d’assemblée, que quelqu’un parte en imprimer trois milliers, et au lieu de se disperser à la fin on part en distribution collective. D’accord ? Personne ne s’oppose. Mmmmhh. Ça paraît pas très réaliste. Ma première impression, attribuant aux Athéniens une admirable maturité en matière de pratique des assemblées et d’organisation de la lutte (relents d’orientalisme philhellène inconscient ?) s’est quelque peu émoussée. Là ça a ressemblé davantage à ce qui m’était familier : pénible, laborieux, brouillon. Les Grecs ne sont donc pas plus que nous des Olympiens de la démocratie directe !

Pour l’assemblée du 20 février, le soleil est de retour, et ça se ressent nettement. Néanmoins la semaine écoulée a été assez chargée en événements. En début de semaine, le site d’un journal pro-gouvernement a consacré un article à un fait divers, « Agression et vol sur la colline de Strefi ». Il y est question de quatre agresseurs et d’un chien ayant dépouillé un jeune homme de vingt ans de son portable et de son portefeuille, après que celui-ci eut refusé de leur acheter de la drogue. Le lien de l’article circule sur la liste de l’assemblée, accompagné de ce commentaire : il faut s’attendre à une série d’articles de ce genre dans les prochaines semaines, la campagne médiatique a commencé. En milieu de semaine, le véritable hiver est tombé sur Athènes, comme ça lui arrive rarement. Une neige épaisse a paralysé le centre-ville pendant deux jours. Beaucoup de pauvres vieux arbres natifs, bâtis comme d’éternels estivants, ont ployé sous le poids des tonnes d’eau amassées dans les flocons de poudreuse ; de nombreuses branches ont cédé. En fin de semaine, c’est cette fois un cadavre qui a été retrouvé à Strefi. Peu de détails, mystère : l’homme avait soixante-dix ans, on ignore les raisons de sa mort, la presse ne s’étale pas. Pour la mobilisation naissante, ce hasard de géographie et de calendrier n’était pas très judicieux de la part du destin ! M’enfin…

Avec le ciel bleu, c’est aussi le monde qui est revenu plus nombreux et plus motivé. On dégage les grandes branches de pin et d’eucalyptus éparses sur la place de l’amphithéâtre. Deux femmes décidées introduisent sans tarder la discussion : l’équipe « actions » s’est réunie et a peaufiné une proposition pour dimanche prochain. Et puis on doit se mettre d’accord sur le texte. Autre chose ? Oui, une annonce : l’assemblée des enfants et celle du petit lofos du quartier mitoyen de Gyzi appellent à une action de solidarité, demain à midi, sur leur colline : pique-nique, information, radio et préliminaires de la préparation d’un futur film réalisé par les mômes sur le sujet, venez nombreux et avec votre progéniture. Par quoi on commence : le texte, ou l’action de dimanche en huit ? Unanimité : l’action ! L’action ! Une fille porte-parole de l’équipe résume : il s’agit de venir en nombre, avec banderoles et pancartes, pour entourer symboliquement la colline. Le message : on est là, on veille, on est déterminés, vous ne passerez pas ! Concrètement : se donner rendez-vous en six points différents, se répartir tout autour de Strefi dans les rues adjacentes, rester là minimum une demi-heure, prévenir la presse amie, faire des images (il est question d’un camarade possesseur d’un drone qui prendra des vues aériennes, permettant au passage de contourner le problème du floutage des visages des participants, personne ne semble tiquer). Et puis ensuite, on en profite pour investir la colline, festivement, ludiquement, artistiquement. Appel est donc lancé aux manieurs de guitare et bouzouki, de couleurs et pinceaux, aux camarades danseurs, théâtreux, acrobates... Après sondage (qui pourra en être si on le fait, disons, à midi ? une marée de mains se lève, c’est acté), quelques questions sur les détails du rendez-vous (délégués à l’équipe actions), sur l’attitude à adopter et un plan B en cas d’empêchement policier (repoussée, parce que merde, nous empêcher ? On va entourer la colline, une demi-heure, et s’il y a les flics ben on se soude les uns aux autres, faut se montrer un minimum déterminés les enfants, si on rebrousse chemin au premier obstacle, on aura l’air de quoi ? En tous les cas s’il doit y avoir un plan B, qu’on en laisse le débroussaillage à l’équipe actions et qu’on en garde la discussion pour samedi prochain).

On passe au texte. Grosso modo, résume la fille qui a pris en charge l’intégration des propositions de corrections, on a réussi à raccourcir le texte et à intégrer toutes les modifs qui nous sont parvenues. Il reste un hic, à discuter aujourd’hui : quelqu’un a proposé de supprimer le dernier paragraphe. Or le dernier paragraphe, après un texte exclusivement informatif, c’est le seul où il est question de nous : qui on est, pourquoi on refuse fermement ce projet. Si on l’enlève, pour elle, il manque clairement quelque chose. La femme qui est à l’origine de la proposition de retrait s’explique : elle est d’accord en substance avec son contenu, mais le texte est déjà très long, trop long pour un écrit qui vise à mobiliser le voisinage, et il lui a semblé illogique d’expliquer aux habitants d’Exarcheia ce qu’était Exarcheia. Sauf que c’est pas si simple : il y a une ambiguïté dans ce paragraphe, il n’est pas clair si la description et les principes énumérées sont censés caractériser le quartier dans son ensemble ou représenter les partis pris de l’assemblée. Distinction inepte dit la rédactrice, puisque c’est une l’assemblée qui émane des habitants. Oui mais je ne suis pas sûre, dit la partisane de la suppression, que tous les habitants ni même tous les participants à l’assemblée... Qu’on le lise ! réclame quelqu’un. Une jeune femme objecte : ça fait plus de deux semaines qu’il circule par mail. Ceux qui le voulaient avaient tout loisir de lire et proposer des alternatives, si on commence à discuter un paragraphe à 300 personnes, on n’aura pas de texte avant Noël prochain !! Mais plusieurs veulent savoir ici et maintenant de quoi il retourne : qu’on le lise ! Lecture à voix haute du paragraphe incriminé, donc. Il affirme et revendique, longuement il est vrai, une série de principes : volonté d’auto-organisation, horizontalité, lutte, résistance, solidarité, rejet de la mainmise étatique, de la présence policière et de la touristification. Le langage en est clairement militant, trop lourdement aux yeux de certains, qui trouvent cela inutile (voire rédhibitoire) dans un texte qui vise à informer. La rédactrice le défend bec et ongles : elle ne cherche pas à mobiliser les personnes qui seraient en désaccord avec ces principes, elle trouve que c’est une erreur politique d’infléchir son discours et sa pensée pour rejoindre la logique de ceux qui ne s’y reconnaissent pas. Ça ne l’intéresse nullement d’avoir à ses côtés le propriétaire qui cherche à tirer profit de la gentrification pour augmenter le prix de ses locations ou ceux et celle des habitants qui réclament plus de policiers pour protéger leurs enfants. Elle va jusqu’à dire que quelqu’un qui aurait un problème avec ce paragraphe n’aurait pas sa place ici. Hum. On touche un point sensible : l’identité politique du quartier.

À l’image de celui-ci, finalement très hétérogène malgré une réputation gauchiste et anar fortement médiatisée [11], l’assemblée regroupe jusqu’à présent des militants et des habitants lambda. Certains de ceux-ci, sans être en désaccord foncier avec les premiers, peuvent trouver pénible l’insistance permanente sur cette identité contestataire, ne pas s’y reconnaître, ou en être revenus, préférant un langage plus simple, plus consensuel, moins idéologique. La jeune femme qui avait proposé de s’inspirer de la bataille de la Plaine à Marseille deux semaines plus tôt s’exprime longuement, toujours en anglais : pour elle, les caractéristiques du quartier décrites dans le paragraphe existent bel et bien, et les habitants d’Exarcheia ne devraient pas en avoir honte mais les affirmer haut et fort. Elle sort son portable pour lire un extrait du discours d’un ministre, qui a récemment encore stigmatisé avec mépris ce qui se passe ici, qualifiant l’activisme politique de névrose obsessionnelle [12]. Il faut lui répondre en réaffirmant cette identité qui, loin d’être pathologique, est tout à l’honneur d’Exarcheia !

Pas de réponses directes. Plusieurs mines indécises, une certaine gêne. Plusieurs déplorent la longueur du texte, sans que soit très net s’ils plaident ainsi pour la suppression du paragraphe en question. Une femme revient au cœur du sujet : elle n’a pas de problème avec le contenu en soi, mais le paragraphe est « terastio » (énorme, terrible, imposant). Il fait presque une demi-page, ne pourrait-on pas en garder l’essentiel et l’alléger un peu ? Sur un ton qui paraît timide, un homme entreprend de dire que la question est plus compliquée qu’il n’y paraît. Va-t-on facilement tomber d’accord sur « ce qui est essentiel » ? Le problème est que ce texte énonce des caractéristiques sans que l’on soit sûrs qu’elles sont partagées, et qu’il présente comme homogène et sans problèmes un quartier, une assemblée et une situation qui ne le sont pas… Une autre participante propose de relire le paragraphe pour en discuter sur des phrases concrètes. Alors qu’elle est au milieu de sa lecture, comme un fait exprès, voilà le ronronnement des moteurs de la flicaille à moto ! Il ne manquait plus qu’eux. Même scène que quatre semaines plus tôt : ils passent sur le sentier pavé en contrebas en se tordant le cou pour nous lorgner, mais ne se dirigent pas vers nous. Une ou deux personnes les invectivent : « Dehors ! Dégagez ! » Le reste de l’assemblée les ignore, et quelques-uns font signe aux gueulards de se calmer : on bosse sur le texte, ne leur donnons pas de prétexte à intervenir. Un quadragénaire barbu hors de lui retourne alors ses invectives contre l’assemblée : « C’est quoi ça ? Si on peut même plus gueuler aux flics de dégager, je comprends pas ce qu’on fout ici, non mais on est quoi, vous êtes quoi, je… » Il est très en colère, ça dure quelques minutes. Ici ça devient confus, première scène de brouhaha et de gueulantes. Un ancien, qui pour plaider en faveur de « pas de provocations » semble avoir mis en avant son statut d’habitant et militant dans le quartier depuis quarante ans, se fait invectiver par des plus jeunes. Et alors ? Ton âge ou ton expérience te donnent-ils un supplément de légitimité ? Il se vexe et s’en va.

Les flics ayant poursuivi leur chemin sans s’arrêter, la tension retombe, on reprend le fil de la discussion. À ce fil s’en ajoutent d’autres, nouveaux, le tissage va s’avérer complexe. Un participant introduit la question de la relance d’un projet de station de métro à Exarcheia (rejeté par les habitants et repoussé aux calendes grecques sous un précédent gouvernement). Certains veulent concentrer la lutte sur Strefi et laisser de côté le thème du métro, pour d’autres les deux, partie d’un même projet global, sont indissociables. Un homme mûr, puis un jeunot, qui viennent à l’assemblée pour la première fois, remettent les pieds dans les deux gamelles : avez-vous déjà discuté de ce qu’on veut pour la colline, car c’est bien beau de critiquer, mais… ? Et : au fait, quid de l’autogestion, comment sont prises les décisions dans cette assemblée ? Heureusement, la lutte en étant à ses prémices, on a encore de longs et nombreux samedis devant nous. Pour l’heure, la femme qui avait proposé de supprimer le paragraphe propose à celle qui avait pris la rédaction en charge de se joindre à elle pour le retravailler et le simplifier. Le texte recirculera pendant trois jours, que ceux qui ont des objections/propositions le fasse jusqu’à mardi, ou se taisent à jamais. Mercredi on imprime : tract, texte et affiche pour l’action de dimanche. Jeudi et vendredi, des centaines d’exemplaires seront disponibles dans un local de la rue Kallidromiou, où l’équipe actions, toujours ouverte, se réunira. Rendez-vous entre 5 et 7 pour venir en chercher, coller, distribuer. N’oubliez pas de préparer vos pancartes. On pourra aussi en faire collectivement à l’assemblée de samedi prochain. Ah oui, au fait : on a promis à l’assemblée des enfants un peu du fric pour du matériel de peinture, il en faudra aussi pour les impressions, et pour la fresque à réaliser dimanche. Faudra qu’on fasse un point (et une équipe) « nerf de la guerre » !

Avec le crépuscule, peu avant l’heure du couvre-feu, voire un poil en retard cette fois, on se sépare pour rejoindre les autres dimensions de nos vies, pour ma part curieuse de la suite autant que confiante. Je demande à mon ami, comme chaque samedi désormais au retour de l’assemblée, des explications sur ce que je n’ai pas pu saisir de certaines interventions : ce serait bien d’écrire un texte sur ce qui se passe, non ?

27 février 2021,
Athènes,
Luz Belirsiz
(habitante d’une petite rue
au nord de la colline de Strefi)
avec l’aide de quelques amis du quartier

P-S : Nous hâtons un peu l’heure de la publication de ce récit, ayant le sentiment que l’enchaînement d’événements qui se succèdent à Athènes et en Grèce de manière accélérée depuis début mars pourrait avoir un lourd impact sur la suite de l’aventure de cette assemblée.

Notes

[1Quartier d’Athènes réputé « anar », parfois même appelé « commune rouge », logé en centre-ville, qualifié par certains visiteurs de « Louvre du tag », Exarcheia [Eksarkia] accueille l’emblématique et très politisée École polytechnique, de nombreuses librairies et il est vrai, depuis les années 1980, un certains nombre de locaux, bars, squats et groupuscules politiques estampillés libertaires et d’extrême gauche. Malgré une gentrification déjà bien avancée, le quartier a été dans les dernières années l’un de ceux où le mouvement de solidarité avec les migrants s’est organisé activement et visiblement.

[2L’expulsion du squat historique Rosa Nera à Hania en Crète, après seize ans d’occupation joyeuse, en a constitué un point d’orgue en septembre dernier.

[3Les Grecs, pas victimes de la fracture numérique pour un sou, ont préféré massivement l’attestation numérique à l’attestation papier que l’on remplit soi-même, fournissant ainsi gratuitement un ensemble de data forts utiles sur leurs faits et gestes, conduisant dès les premiers jours du confinement à un premier abaissement de l’heure du couvre-feu, passé de 23 heures à 21 heures, car l’agence gouvernementale recevait en soirée un message « 6 » (exercice physique) de dizaines de milliers d’Athéniens…

[4Coalition politique de gauche émergée dans les prolongements de la crise financière et de la révolte de 2008, portée au pouvoir par un large mouvement social rejetant la classe politique traditionnelle, en 2015, pour rétropédaler immédiatement sur ses engagements, cédant rapidement et malgré les résultats du référendum qu’elle avait organisé aux diktats de l’Union européenne et de la Troïka en matière de coupes budgétaires et d’austérité.

[5L’ancien maire d’Athènes, à la tête de la ville depuis 2011, avait été élu deux fois, sous étiquette indépendante, avec le soutien du Parti socialiste (Pasok, depuis effondré), des « démocrates de gauche ». Il est actuellement député d’un petit parti issu du Pasok décomposé.

[6Dimitris Koufodinas, membre de l’organisation d’extrême gauche « 17 Novembre », est incarcéré depuis septembre 2002 (il s’est rendu de son plein gré après le démantèlement de son groupe) pour sa participation à des actions de lutte armée depuis le milieu des années 1970, actions dont le père de l’actuel maire d’Athènes, Bakoyiannis, a justement été l’une des victimes. À l’heure de l’écriture de ces lignes, en grève de la faim depuis plus de cinquante jours en raison d’une sombre histoire de transfert auquel il a droit mais que l’administration pénitentiaire lui refuse, il se trouve dans un état critique, donnant lieu à de nombreuses manifestations de solidarité depuis plusieurs semaines (violemment réprimées).

[7Le « Trigone » dans le langage municipal, c’est un peu l’équivalent de « Grand Cœur de ville » à Montpellier, « Reconquista » à Marseille, « Grand Paris » à Paname ou « Plaine Commune » en Seine-Saint-Denis. Se référent à un grand triangle du centre historique incluant Thisseio (où se trouve l’Acropole), Syntagma (la place centrale, aux pieds du Parlement) et Omonia (place en perpétuel réaménagement qui se trouve juste à l’ouest d’Exarcheia et demeure, en comparaison des deux quartiers précités, pauvre et populaire), le Trigone est la zone géographique d’Athènes ciblée en priorité, à coup d’énormes budgets, par les projets de réaménagement visant à nettoyer, moderniser et rentabiliser l’ensemble des espaces concernés.

[8Depuis janvier, une mobilisation étudiante essaye de s’organiser. La dernière loi de réforme éducative discutée au Parlement (finalement votée le 10 février) met notamment fin à l’« inviolabilité des universités », empêchant la police d’y pénétrer sans demande du recteur. La guerre civile en Grèce, c’est celle qui suit directement la seconde guerre mondiale (1946-1949). La junte des colonels a dirigé la Grèce de 1967 à 1974.

[9La réforme des universités, plusieurs fois entamée sous des gouvernements précédents mais toujours jusqu’alors avortée, est actuellement à un stade avancé de discussion (cf. note précédente). Elle vise, outre la limitation de la durée des études et la mise en concurrence des facs publiques avec l’enseignement privé, à « sécuriser » les établissements, ouvrant la porte à la création d’un corps de police universitaire et aux dispositifs de vidéosurveillance, jusqu’à présent rejetés par la communauté universitaire grecque.

[10Ancien ministre de l’économie sous Syriza, qui a quitté la coalition pour former son propre parti, se voulant plus à gauche que Syriza. Mera 25 a quelques députés au Parlement grec, et à l’européen.

[11Il est d’ailleurs notable que jusqu’à présent personne ne se soit exprimé au nom de l’un des groupes rouge et noir qui occupent habituellement le terrain de l’activisme militant à Exarcheia, notamment à travers les affrontements sporadiques avec les flics (au temps pourtant pas si lointain qui semble être devenu « jadis »). Au moins deux ou trois groupes anars identifiés comme tels, entre lesquels règnent une certaine inimitié, ont pignon sur rue autour de la place Exarcheia : le groupe Alpha Kapa, auquel le bar/centre social « Nosotros » sert de base ; le groupe Vox, issu d’une scission avec le premier, dont le bar du même nom squatte un local propriété de la sécurité sociale à l’angle de la place, et plus ou moins lié avec le collectif activiste Rubiconas ; et le groupe qui accueille des migrants dans le squat de la rue Notara, plus ou moins médiatisé dans les milieux militants de France par l’activisme du Franco-Grec Youlountas. Aucun de leurs membres ne semble être venu aux assemblées de Strefi, ou du moins ils ne se sont pas signalés comme tels.

[12Lors de la session parlementaire du 18 février, le ministre des transports et de l’infrastructure a plaidé vigoureusement, face à l’opposition prévisible au projet de construction d’une station de métro souterraine sur la place Exarcheia, pour qu’« aucun quartier ne soit abandonné au semi-obscurantisme de la ghettoïsation et aux ténèbres de certaines obsessions idéologiques ».

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