L’École de la terre, dans sa version limousine, vient de clôturer sa semaine d’intenses cogitations intitulée « Désarchiver le passé ». On put entre autres y écouter Rocío Martinez, Jérôme Baschet, Pierre-Olivier Dittmar, Élise Haddad, Alèssi Dell’Umbria, Sophie Wahnich… On put également s’entendre et discuter sans crainte, boire et danser la bourrée, et tant d’autres choses encore.
Marie-France Houdart, qui est anthropologue et vit à demeure dans la région depuis quelques années, nous entretint — en altitudes boisées, puis, pour conclure, au pied d’une fontaine villageoise — des « Mémoires de l’eau et de la terre ». Sa géniale conférence (laquelle tenait de l’art des conteuses) nous remit en tête ceci : l’eau, miroir du ciel, est un haut lieu de pouvoirs et de légendes. Retour aux sources, manière de nous agiter les mémoires endormies, ou tentative de nous édifier ? Marie-France nous raconta une très ancienne histoire selon laquelle, au fond d’une fontaine vit une vieille. Le sol de sa maison s’enracine à la surface de l’eau car la vieille vit tête à l’envers, et, lorsqu’il lui arrive de grimper tout au fond, donc sur le toit, la vieille touche au ciel. Aussi le passant, qui pour quelque raison s’approcherait trop près du bord de la fontaine, risque rien moins que de se faire attraper par les pieds et de disparaître à tout jamais dans le décor inversé (équivalent de l’envers du décor ?)… Et voilà que, le soir même, une sorte d’illuminé me racontait la chose suivante : le Parlement européen de Bruxelles (double de celui de Strasbourg) est régulièrement attaqué par des goélands, lesquels se munissent de quelque caillou dans le bec, le lâchent sur l’aplat vitrée de la toiture, ce qui la fissure. Mais pourquoi diable des oiseaux s’en prendraient-ils au toit du Parlement européen ? Eh bien voilà, il semble que les goélands confondent cette surface réfléchissante avec celle d’un lac gelé, à partir de quoi ils tentent de la fracturer pour y attraper des poissons !
Mais succube, dans quel sens peut bien être orientée la tête de ces poissons-là ? Le simple fait de poser la question me précipite… Et, nous faudra-t-il, en définitive, nous fier à des goélands dévoreurs de poissons chimériques, voire nous enrôler, comme je le suggérais précédemment, dans les brigades de la LPO ? Les temps sont troubles n’est-ce pas, et il n’est sans doute pas vain de s’assurer que l’on choisit les bons amis. La question du jour serait donc celle-ci : vaut-il mieux renforcer les brigades du ciel ou prendre le parti de celles des eaux ?
Pour y voir plus clair recommençons, une fois encore, par le début, et empruntons pour ce faire le sens de l’évolution qui nous est cher : tout en nous commença par des bactéries, vint ensuite le genre limace, puis vint le temps des fameux poissons qui nous intéressent aujourd’hui, suivis de près par des tétrapodes, soit des lézards et autres serpents. Ceux-là furent les premiers à mettre pied à terre et, fait remarquable, les oiseaux sont eux-mêmes des descendants de ces inquiétantes bestioles. Or il semble que les oiseaux aient commencé, bien avant les miroirs du Parlement européen, à s’en prendre goulument à leurs ancêtres les poissons. Ce qui nous précipite dans un temps inversé, celui des règlements de comptes à destination des ascendants (soit, dans nos contrées, une vieille histoire s’il en est).
À ce stade, la question (largement empruntée aux foutoirs conceptuels de l’histoire, non tranchés définitivement lors de la semaine « Désarchiver le passé »), la question devient donc : faut-il suivre le sens de l’évolution ou revenir aux origines en mangeant tout au passage ? Et, quel est l’envers de cette question ? Quel peut être le sens de l’histoire selon la vieille qui vit la tête en bas ?
Mes amis, êtes-vous toujours là ? et vraiment, à quel saint temporel nous vouer ? Si vous avez des idées…
Un ami, heureusement, m’a fait remarquer pas plus tard que ce matin, que le saint commandeur des brigades du ciel se nomme Michel, plutôt que Michaël (nom que je lui avais donné précédemment). Ici, pour lui répondre, l’option d’une remontée dans le temps s’avère nécessaire malgré les risques : Michel nous vient du Nouveau Testament, tandis que Michaël nous vient, lui, de l’Ancien, soit Mîkhâ’êl en hébreu, nom qui veut dire « Qui est comme El » (nom de Dieu que l’on ne doit pas prononcer, au risque d’ouvrir quelque faille dans les miroirs ?). Et si ce Mîkhâ’êl, invoqué préalablement, nous bouchait enfin l’abîme des questions ad libitum : qu’y avait-il avant les bactéries, le ciel, la mer, et bien avant, la matière ? Quoi qu’il en soit, l’ami précieux déjà cité me fait remarquer que saint Michel fait partie de la famille des sauroctones [1], soit une lignée de saints littéralement tueurs de lézards… Saint Michel vint donc, sans aucun doute, terrasser les tétrapodes. Mais, direz-vous, si tel était le cas, nous ne serions plus ici pour en débattre ! Qu’à cela ne tienne, car c’est bien lui, saint Michel, qui au temps divin de la fin des temps — l’Apocalypse —, lui, le commandeur des brigades du ciel — les anges du bien —, qui terrassera le dragon de l’enfer. Dans ce temps futur, ce qu’il adviendra des poissons ? Ma foi, il semble que l’on n’en sache rien.
Flèche du temps progressiste, retour aux origines, futur parousiaque, ou, à la croisée des impossibles, futur antérieur… Jérôme Baschet nous entretint, lui, du présentisme (foutue temporalité de nos contrées f/actuelles). À partir de là, une actualisation semble bel et bien incontournable, aussi si je vous informe que, d’après ToutPratique.com, le retournement qui fait suite à mes précédentes digressions est en cours, jugez-en plutôt : des municipalités attaquent d’ores et déjà les goélands avec des drones. Mais, dans le même mouvement, des artistes ont, eux, procédé au retournement inverse en inventant « des mouettes électroniques (qui) prennent leur envol dans la Philharmonie de Paris pour évoquer le sort des migrants tandis que d’autres concerts ou installations sont liés à la ville, à la crise financière en Grèce ou inspirés des attaques terroristes en France. Des performances qui incitent à la réflexion et abolissent des frontières ».
Pour conclure, sachez qu’à l’École de la terre ni l’abolissement ni la performance ne furent décrétés en tant que tels, même le doux vocable de « projet » fut des plus rares, le mot « gestion » ne fut prononcé qu’une fois en tête à tête, et ce pour invoquer des problèmes de comptabilité ; en d’autres termes et thermes, nous baignâmes dans des temporalités bien différentes de celles évoquées plus haut… ainsi fûmes-nous, fort fréquemment, aussi heureux que des poissons dans l’eau.
Natalie