« Ils sont entrés chez moi, mais j’ai eu le temps de détaler, par derrière. » Valentín esquisse un sourire. Il y a trois mois environ, 150 individus, armés jusqu’aux dents et se présentant comme membres de la Familia, le cartel le plus important du Michoacán, ont envahi le village de Coire. Ils n’ont pas caché leurs intentions : ils venaient pour tuer Valentín. Car le jeune homme, après s’être activement opposé il y a quelques années au programme gouvernemental Procede [1], destiné à privatiser les terres collectives des populations indigènes, avait été l’un des plus fervents partisans du soutien aux habitants de la communauté voisine d’Ostula, lorsque ceux-ci ont décidé, en juin 2009, de récupérer le millier d’hectares de terres volées dans les années 1960 par les « petits propriétaires » du bourg de La Placita. Les pistoleros n’ont donc pas pu mettre la main sur Valentín. Ils se sont contentés de menacer ses trois enfants (trois, six et huit ans) avec leurs fusils d’assaut, « on va flinguer ton père », et ont emmené son jeune frère. Ils l’ont torturé pour essayer de lui soutirer des informations, puis l’ont relâché au bout de deux jours.
Nous avons finalement pu rencontrer les comuneros d’Ostula. Quatorze mois après la récupération, et l’installation de plusieurs dizaines de jeunes couples sur les terrenos comunales, le bilan est lourd. Treize hommes tués, et quatre levantados, enlevés sans espoir de les retrouver vivants.
Peu à peu, nous saisissons mieux d’autres données du conflit. La plage d’Ostula (rebaptisée Xayakalan) servait depuis des années au débarquement de mystérieux chargements, en provenance de Colombie ou d’Amérique centrale. « Tout le monde dans la communauté savait que le trafic était protégé par les militaires. » Pas seulement parce que le casernement de la Marine se trouve là, trop près pour que les allées et venues puissent lui échapper. « Souvent, les soldats descendaient sur la plage, pour surveiller les opérations, afin que les colis ne se perdent pas. »
À côté de Valentín, le regard franc et décidé, deux commandants de la garde communale d’Ostula. Celle-ci a été créée par les habitants des villages, lassés de subir agressions et assassinats sans que les coupables ne soient inquiétés. Ils savaient que la récupération de Xayakalan ne se ferait pas sans heurts. Ils ont donc renoué avec les anciennes coutumes de l’autodéfense indigène. Et cette police-là n’est pas une force étrangère à la population, brutale et corrompue, au service des leaders politiques, des trafiquants et gros propriétaires. Elle est formée et contrôlée par les habitants de la communauté indigène.
C’est d’ailleurs ce qui inquiète les autorités. Voilà pourquoi, quelques jours avant l’opération des pistoleros contre Coire, un millier de soldats et de policiers sont entrés dans les maisons, à la recherche d’armes, sans même un mandat de perquisition. Ils ont emmené deux des membres de la police communautaire, prétendant les avoir arrêtés lors d’un contrôle routier.
La complicité entre militaires et pistoleros est on ne peut plus claire. Les uns désarment la population, les autres enlèvent et assassinent. Mais les médias aux ordres retiendront une tout autre version : les indigènes se livrent au trafic, et tous ces morts sont victimes de règlements de comptes. Il faut donc militariser la zone, la pacifier [2] et la livrer au développement. Comme par hasard, la région est riche en ressources minières, la construction d’un port est en projet. De plus, les paysages sont splendides. L’immense plage vierge, bordée de hauts cocotiers, attend déjà les grues et les bétonnières.
Mais, nous l’avons déjà écrit, ces hommes et ces femmes rudes et solidaires, indigènes nahuas du Pacifique, ne sont pas à vendre. Pour eux, se séparer de la terre qui nourrit les corps, conserve la mémoire des villages, abrite les âmes des ancêtres et garantit l’avenir des enfants, c’est accepter une vie au rabais.
Quand ils ont décidé de reprendre leurs terres, les comuneros d’Ostula, Coire et Pomaro savaient qu’ils commettaient une folie. Francisco de Asís Manuel, le président des biens communaux, le leur avait répété. C’était juste avant son enlèvement.
Aujourd’hui, essayant de briser l’épais silence médiatique, la communauté indigène de Santa María Ostula réclame le retour de ses membres séquestrés, la vérité et la justice sur les assassinats, le démantèlement des groupes paramilitaires du narco, le châtiment des fonctionnaires gouvernementaux qui les protègent, le respect de l’intégrité de ses terres communales, le respect de sa police communautaire et sa garde communale.
Avec ceux du Chiapas, de l’Oaxaca, du Guerrero, du Chihuahua et d’ailleurs, avec les ejidatarios de San Salvador Atenco, les Nahuas de la côte Pacifique du Michoacán nous disent que l’humanité peut rester digne et libre.
Jean-Pierre Petit-Gras