Depuis la route Panamericana, une fois franchi le barrage tenu par une douzaine de membres de la police communautaire, on suit un chemin de terre, à travers les plantations de tamariniers. Arrivés sur un plateau étroit, où s’éparpillent les vastes cabanes préparées pour l’événement, on peut rester à contempler le spectacle qui s’offre aux yeux : le Pacifique en face, et de chaque côté, un peu plus près sur la gauche, des langues rocheuses, couronnées de grands arbres verts, plongent vers l’eau bleue. Comme un trait de vermillon, un sentier descend tout droit vers le couchant, et passe entre une haie de cocotiers, jusqu’à la plage, à 500 mètres à peine.
Pour qui a pu prendre connaissance des récents témoignages sur Atenco et le Chiapas, ou de ceux qui nous parviennent de l’Oaxaca ou de Tlahuac [1], une chose est claire. Une partie importante de la population mexicaine, et en premier lieu les indigènes [2], n’a toujours pas renoncé à un mode de vie, à une culture propre, basée sur le travail et l’utilisation respectueuse de la terre, sur un sens aigu de la collectivité, et sur la double exigence de l’autosuffisance alimentaire et politique. Cela alors que les offensives se multiplient, dans cette « guerre des mondes », pour mettre la main sur les derniers territoires où des populations jouissent encore d’un minimum de liberté et d’autonomie.
Des compañeros nous ayant invités à participer, comme observateurs, à l’assemblée extraordinaire du CNI, le Congrès national indigène [3], qui doit se tenir sur la côte du Michoacán les 7, 8 et 9 août, nous décidons de renoncer à fêter avec les zapatistes d’Oventik le sixième anniversaire de la création des Caracoles et de l’installation des Juntas de Buen Gobierno.
Nous nous retrouvons donc à l’ouest de la capitale, sur ces terres que l’Empire aztèque n’avait jamais réussi à soumettre. C’est le pays des P’urhépecha, que les Espagnols, avec l’ignorance caractéristique des ressortissants des puissances de ce monde, ont appelé « Tarascos ».
Terres rouges ou noires, montagnes et volcans, dont les flancs fertiles sont recouverts d’une abondante végétation, entourant de nombreuses lagunes et lacs, parfois immenses, comme ceux de Guitzeo et de Pátzcuaro. De rares pêcheurs s’y obstinent encore, debout dans leurs petites barques, à lancer d’un geste large le filet qu’ils ramènent ensuite lentement. Les prises sont de plus en plus réduites, dit-on, à cause de la prolifération d’algues et de plantes exotiques, qui raréfient l’oxygène et assèchent peu à peu ces extraordinaires réservoirs de vie.
L’EZLN affirme, dans un texte récent, que le capitalisme entré dans sa phase néolibérale, et dans la course effrénée aux profits qu’il peut encore espérer tirer d’un système désastreux au bord de l’épuisement, se tourne aujourd’hui vers une mine considérable : les richesses naturelles des territoires indigènes de la planète. Refoulés depuis des siècles vers les terres les plus inhospitalières et les moins « rentables » sur le plan économique, les peuples autochtones sont en effet presque toujours parvenus à domestiquer [4] et à préserver ces régions. Or celles-ci représenteraient, selon certaines études, 60 % de la biodiversité terrestre. Pour une population n’atteignant pas les 5 %.
On imagine aisément la suite...
La guerre de conquête et le vol des ressources des « peuples premiers » revêtent tous les aspects possibles : quand l’attrait des villes et du Nord [5], renforcé par les politiques d’abandon et de marginalisation, ne suffit pas, l’introduction et le soutien au narcotrafic, la militarisation de régions entières, permettent d’organiser l’expulsion des populations autochtones. Cela facilite la redistribution des cartes, et la concentration des terres entre les mains des affairistes : notamment les entrepreneurs agro-industriels qui, par l’introduction de monocultures intensives [6], empoisonnent les sols et portent de sérieux coups à la biodiversité. Le problème s’aggrave et se complique quand ces populations sont indigènes...
Un récent rapport du « Plan régional de développement touristique intégral de la côte du Michoacán » pointe, parmi les obstacles à vaincre pour mener à bien les projets de corridor touristique dans cette région, « le maintien de la structure communale ». Il est même précisé que le fonctionnement des villages en assemblée rend plus problématique encore la possibilité de persuader rapidement ces populations attardées des bienfaits des politiques de modernisation [7].
D’où l’institutionnalisation de la violence, dans les États à forte population indigène que sont le Chiapas, l’Oaxaca, Veracruz, Puebla, le Guerrero ou le Michoacán. Les exactions de la police et de l’armée, dont les objectifs sont nettement ethnocidaire [8], celles des bandes paramilitaires, ne se comptent plus [9], en forte augmentation depuis quelques années. Elles bénéficient du silence complice des moyens de communication, nationaux et internationaux, et de l’argument « imparable » [10] de la lutte contre le narcotrafic. Celui-ci est pourtant l’émanation, directe ou non, du pouvoir fédéral, régional et local, et des principaux partis politiques qui s’en partagent la gestion.
Le CNI a décidé la convocation de cette assemblée extraordinaire à laquelle nous nous rendons, afin que les villages, nations et tribus indigènes puissent décider ensemble comment renforcer la lutte pour « arrêter la guerre de destruction menée contre (nos) peuples et contre la Terre Mère ».
Le lieu où doit se tenir la rencontre est plus que symbolique : il s’agit de la communauté de Santa María Ostula, sur la côte nahua du Michoacán. Une région où se sont récemment produits des événements d’une grande portée.
Pour le comprendre, il faut revenir quelques décennies en arrière. En 1964, un certain nombre d’individus se sont « installés » sur la partie basse des terres communales d’Ostula, représentant au total un millier d’hectares en bord de mer. L’endroit est d’une grande beauté : une espèce de côte basque, mais avec des cocotiers. Les vagues énormes venant se fracasser sur le rivage font penser à celles de notre golfe de Gascogne, même si la mer est ici beaucoup plus chaude. De grosses tortues noires viennent pondre dans le sable.
Les nouveaux venus ont clôturé de barbelés les parcelles ainsi usurpées, et y ont planté des cocotiers, des tamarins, des avocatiers. Ils ont également mis du bétail, et chargé quelques « gardes blancs » de protéger leur nouvelle conquête. Le tour était joué.
Ce type de pratique n’a rien d’extraordinaire. C’est bien ainsi qu’est apparue la propriété féodale, coloniale ou bourgeoise, un peu partout dans le monde. Et cela s’est produit chaque fois que les communautés locales, pour une raison ou une autre, ont baissé la garde. La « nouveauté » n’avait plus, par la suite, qu’à trouver une justification, et l’officialisation qui n’a jamais manqué ni de notaires ni d’archivistes complaisants... Dans nos pays occidentaux, la mémoire de cette appropriation illégitime et violente s’est effacée. Les Déclarations des droits de l’homme et du citoyen ont apposé le sceau du progrès et de la libération de l’humanité sur ce vol organisé qu’est la propriété privée. Et, partout où subsistent des populations indigènes, et des territoires possédés en commun, la spoliation continue. Tantôt c’est l’État qui s’en charge, au nom de « l’intérêt public », tantôt ce sont des entreprises multinationales (l’énergie pétrolière, l’uranium, l’eau, les industries électroniques ou les biotechnologies ne sont-elles pas considérées, elles aussi, comme stratégiques et d’intérêt commun, au mépris des droits ou de l’avis des populations installées dans ces régions ?). Le tourisme, voire l’écotourisme, ou encore les programmes de « protection de l’environnement » font également partie de ces grandes « causes nationales », pour lesquelles la fin justifie les pires des moyens [11]. Au Mexique, de nombreuses histoires identiques se racontent à propos de Puerto Vallarta, de Cancún et de bien d’autres lieux de « rêve » bâtis sur la spoliation de communautés indigènes ou paysannes.
Les démarches légales des habitants d’Ostula pour récupérer la terre n’ont pas abouti. Un des leurs, l’instituteur nahua Diego Ramírez, qui s’était fortement impliqué dans cette action, est assassiné en juillet 2008. Son corps est retrouvé sur la plage : le message lancé par les « propriétaires » ne pourrait être plus clair.
Pendant toute une année, les comuneros nahuas se sont donc organisés : ils ont en premier lieu constitué une garde municipale armée, formée de jeunes des villages. Ceux-ci ne sont pas rémunérés, et en cas de comportement incorrect l’assemblée villageoise les révoque. Encadrée par un ancien, cette police communautaire représente un pas important vers l’autodéfense indigène.
Et le 29 juin 2009, des milliers d’hommes et femmes ont repris leur terre. La nouvelle communauté a un nom tout trouvé : elle s’appellera San Diego Xayakalan. Diego, en l’honneur de l’instituteur assassiné. Xayakalan, pour rappeler le masque des danzantes nahuas, qu’arborent aujourd’hui les membres de la garde municipale.
Les « petits propriétaires » ont immédiatement embauché, on ne sait où, une bande de tueurs à gage. Cependant, malgré leurs armes de gros calibre, et bien qu’ils aient tiré les premiers, blessant un membre de la communauté, les sicaires ont laissé plusieurs des leurs sur le carreau. Les commanditaires n’ont même pas pu se plaindre aux autorités officielles : comment expliquer la présence de ces sbires sur la région ?
Pour le moment, la « force publique » n’est pas intervenue. Des soldats de la marine, casqués et cagoulés, sont postés à quelque 200 mètres. Masqués eux aussi, des dizaines de membres de la garde communale continuent de protéger les terres récupérées, et vont veiller pendant deux jours et demi sur la tranquillité des quelque 400 délégués et observateurs qui participeront à l’assemblée du CNI.
Vendredi 7 août : nous arrivons à Ostula, au kilomètre 195 de la route panaméricaine entre Lázaro Cárdenas et Tecomán. Le trajet n’a pas été de tout repos, dans la vieille camionnette dont le toit nous protégera mal d’une averse d’anthologie. Il en tombe en pagaille sur cette région d’un vert à rendre un Breton jaloux.
L’accueil que nous réservent les membres des trois communautés nahuas [12] est chaleureux. Leur organisation, impeccable. Une vache a été sacrifiée pour l’occasion, et dépecée. Les morceaux sont découpés à la hache. Ici, pas de bouchers ni de cuisiniers professionnels. Hommes et femmes travaillent ensemble, tandis que les enfants regardent faire, donnant parfois un coup de main, apprenant les gestes essentiels. Les tortillas sont préparées sur place : le maïs [13] cuit dans d’énormes chaudrons, avec une poignée de chaux pour le nixtamaliser. Puis il est lavé et moulu, pétri et partagé en une multitude de petites boules que les femmes aplatissent avant de les cuire, sur d’immenses comales [14] posés sur des fourneaux de terre rouge. Elles les retournent avec un mélange de vivacité et de délicatesse. Des poissons, pêchés le matin même, sont bouillis ou frits sur une dizaine de feux de bois. Les jus de fruits, les ananas et les noix de coco sont offerts sur les tables. Le café, préparé dans l’olla, l’atole [15], parfumé à la cannelle, se servent avec de grandes louches bleues.
Le couchage est assuré sous de grandes palapas [16] aux toits de palmes, où l’on peut accrocher son hamac, ou sous les tentes de camping amenées par les plus prévoyants.
Samedi 8 août : avec un peu de retard (il existe aussi un « quart d’heure » CNI !), l’assemblée débute par une prise de parole en nahuatl des autorités traditionnelles des communautés invitantes. Ceux-ci remercient les visiteurs, et rappellent les circonstances de la récupération qui vient d’avoir lieu. Les phrases sont cérémonieuses, mais on n’observe ni hiérarchie, ni préséance, ni « leaders ». Pourtant, les « sages », tels Juan Chávez, représentant de la communauté P’urhépecha de Nurío, ne manquent pas dans l’assistance.
Les délégués des nations, peuples et tribus représentés vont se répartir en quatre tables, sur trois thèmes principaux (bilan du mouvement indigène depuis la dernière session du Congrès, évaluation de l’actuelle guerre de conquête et de dévastation menée par le capitalisme néolibéral contre les peuples indigènes et la terre mère, exercice de l’autonomie indigène, protection des territoires indigènes, et droit à l’autodéfense). Les modérateurs se montrent tout à fait à la hauteur, capables de faire circuler la parole, de présenter des synthèses régulières... Les quelques défenseurs d’une vision conciliatrice à l’égard des autorités et des partis politiques (les fonctionnaires de l’État et les représentants des partis politiques [17], par exemple, n’ont pas eu le droit de participer à l’assemblée), qui seraient prêts à demander une « reconnaissance officielle » de l’autonomie qui vient d’être restaurée, celle de la garde communale ou d’autres initiatives des communautés, sont gentiment mais fermement remis à leur place. Avec la douceur qui caractérise les débats dans les assemblées indigènes. On sait pourtant que les pouvoirs, aux différents niveaux, vont chercher une fois de plus à acheter les plus actifs d’entre eux, offrant postes, argent, ou plus subtilement cette reconnaissance qui fatalement deviendra une récupération impitoyable. Mais les armes fondamentales de l’autodéfense, plus que le fusil, sont le caractère souverain, réaffirmé ici, de l’assemblée communale, ainsi que la rotation et la révocabilité des charges. Les débats nous [18] paraissent d’un sacré niveau, on y perçoit l’habitude de ce genre de réunion. Ces petites communautés, qui viennent à peine de faire irruption sur la scène politique mexicaine, possèdent de remarquables orateurs. Ils s’expriment, même en espagnol, avec précision et clarté, s’appuyant sur les sentiments et la mémoire, l’expérience partagée, les références qui parlent, de toute évidence, à l’assistance.
Dimanche 9 août : après la session plénière, où seront lues, amendées et approuvées les synthèses des quatre tables de discussion, les 250 délégués wixárikas, rarámuris, ñhañhús, nahuas, zapotèques, p’urhépechas du CNI, et les 130 observateurs (dont un bon nombre de membres de La Otra Campaña) grimpent dans les bus et les camionnettes, pour un voyage, souvent long, sur le chemin du retour.
Dans toutes les têtes, et tous les cœurs, la certitude que la récupération et la défense des territoires indigènes, mais aussi des droits et intérêts de « ceux d’en bas » [19], va demander un surcroît d’efforts et de réelle solidarité [20], au Mexique et ailleurs.
Car on peut penser que les peuples indiens du pays n’en resteront pas là. Pour survivre il leur faudra prendre d’autres terres, et les défendre. Il serait dommage qu’ils le fassent seuls [21].
L’an prochain, en tout cas, 2010, marquera le bicentenaire de la lutte pour l’indépendance mexicaine, ainsi que le centenaire de la révolution, « pour la terre et la liberté ». Et les Mexicains, on le sait, tiennent aux symboles.
10 août 2009,
Jean-Pierre Petit-Gras