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Bulletin de critique bibliographique À contretemps

Mémoire et résistance indiennes

lundi 13 avril 2015, par Monica Gruszka (Date de rédaction antérieure : 19 mai 2010).

[bleu violet]Joani Hocquenghem[/bleu violet]
Le Rendez-vous de Vícam
Rencontre de peuples indiens d’Amérique

Rue des Cascades, Paris, 2008, 192 pages

Après une fouille en règle au point de passage dit El Desengaño (la désillusion), l’autocar brinquebalant vient de quitter l’État du Sinaloa pour pénétrer dans celui du Sonora, terre des Yaquis entre mer et Sierra Madre. La route a été longue — quarante tours d’horloge —, mais l’équipée touche au but. Le rendez-vous a été fixé à Vícam — « la pointe de flèche » en langue yaqui. Nous sommes en octobre 2007, à la veille de la Première Rencontre des peuples indiens d’Amérique.

C’est Joani Hocquenghem qui raconte. Ce connaisseur éclairé de l’imaginaire indien, écrivain et cinéaste installé au Mexique depuis 1975 [1], a fait le voyage depuis Mexico. En témoin attentif, il s’apprête à écouter, quatre jours durant — du 11 au 14 de ce mois d’octobre 2007 —, les récits d’humiliation et de résistance des nombreux participants de cette rencontre inédite — quelque six cents femmes et hommes délégués par soixante-six peuples amérindiens.

Transcrites et traduites, ces paroles indiennes font l’essentiel de ce livre. Au creux des mots, c’est une très ancienne histoire qui se dit, histoire d’exploitation et de rébellion, d’humiliation et de dignité. C’est aussi, c’est surtout, une nouvelle histoire qui s’écrit, celle de la réappropriation collective, par les peuples indiens eux-mêmes et sur fond de crise du système, d’une mémoire millénaire ouvrant un chemin vers l’émancipation.

Sur une tribune improvisée, « méditatifs, sans hâte, les peuples se succèdent, s’expliquent, indique Joani Hocquenghem ; nations, tribus, bandes, communautés comparent leur passé, leurs combats, leurs pensées ». Dans sa langue, avec ses mots propres, sa voix, son débit, son style, chaque intervenant capte l’attention de l’auditoire. Parce que son histoire singulière fait corps avec l’histoire de tous, qu’elle la croise, qu’elle s’y entremêle. Mystère et force de la parole quand elle est authentique. Et le défilé se succède, infiniment recommencé. « Dépaysés, loin de chez soi, tous saluent, tous disent bonjour, remercient de l’opportunité qui leur est donnée de se faire entendre. » C’est cela que ce livre nous donne à entendre à travers ces « fragments de mémoire » indienne convergeant vers un même pôle de résistance, fondant une démarche commune vers un avenir « déglobalisé » et solidaire, traçant une ligne de démarcation précise entre l’invivable et le souhaitable.

À Vícam, précise Joani Hocquenghem, « deux histoires décalées, parallèles et étanches » constituant les « deux versants » d’un même combat continental se sont racontées l’une à l’autre, se complétant l’une et l’autre comme pièces d’un même « puzzle ». Puzzle est, en effet, le mot qui convient pour décrire cette réalité double et fragmentée des « nations rouges » du nord de l’Amérique réduites à l’errance, puis parquées dans les réserves par la conquête de l’Ouest, et celle des « peuples couleur de la terre » du Sud écrasés par la Conquista et transformés en réservoirs de peones pour les haciendas. Même histoire de colons s’appropriant les terres et ostracisant les cultures indiennes ancestrales. À Vícam, ce sont leurs descendants, apaches ou tsotsils, cherokees ou zapotèques, qui ont repris la parole, portés par un même sursaut, habités d’une même urgence, convaincus que ce système d’exploitation qui les a défaits, humiliés, éradiqués, condamne désormais la planète entière à réagir ou à périr. Au-delà de leur propre histoire — qu’ils connaissent sur le bout des doigts et cultivent dans le détail —, ils savent, ces descendants, que le soulèvement zapatiste, commencé en 1994 au Chiapas, et l’insurrection de l’été 2006 à Oaxaca ont lézardé le mur gris des consentements et des lâchetés. Ils savent aussi que la perspective, chaque fois plus prégnante, de la « grande catastrophe » — celle qui menace, dans son existence même, une humanité réduite à néant par le capitalisme globalisé — peut également préluder à la « grande renaissance ».

C’est un peu ce qu’exprimera, en conclusion de rencontre, et à sa manière — flamboyante —, un sous-commandant Marcos qui avait décidé jusque-là, en accord avec la délégation zapatiste, de rester muet : « Quand s’apaisera le vent dont nous aurons pris la forme, le monde n’aura pas achevé son long cheminement et, avec toutes, avec tous, naîtra la possibilité d’un lendemain où toutes les couleurs que nous sommes auront leur place. À ce moment du calendrier que nous élaborerons, en ce lieu de la nouvelle géographie que nous construirons, la lune changera la question qui est sur ses lèvres quand elle point à l’horizon et retrouvera le sourire qui annonce la rencontre de la lumière et de l’ombre. »

Si ces paroles indiennes de Vícam — retranscrites avec précision et amour dans ce livre — touchent si profondément celle ou celui qui les lit, c’est surtout pour cela. Parce qu’elles révèlent une naturelle prédisposition au poétique et une claire volonté de remettre le monde « à l’endroit ».

Monica Gruszka
À contretemps, n° 34, mai 2009.

Notes

[1Joani Hocquenghem est l’auteur, entre autres ouvrages, du Stade aztèque — Payot, 1994 — et le coréalisateur, avec Jacques Kebadian, du film La Fragile Armada, 2005.

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