Il y a différentes manières d’évoquer un homme comme Maurice Born. On peut donner deux dates entre parenthèses et un trait d’union au milieu (1943-2020), calculer qu’il est mort le 9 juillet à soixante-seize ans et trouver une signification au trait d’union entre les deux dates. On peut parler de ce qu’il a fait, des films, des livres, des débats et même des maisons en dur.
Mais il ne faut pas oublier Maurice en mouvement. Plus d’une fois, il a déménagé, s’est posé en nous jurant qu’il ne bougerait plus. Au bout d’un certain temps lui venait l’envie de repartir. Françoise, sa femme, me dit que si la maladie qui lui a rongé les poumons ne l’en avait pas empêché, il aurait peut-être une fois de plus décidé d’abandonner la Crète.
Il a commencé sa vie à Saint-Imier où sa mère nous faisait d’excellentes tartines pour le goûter tandis que son père installait l’électricité dans les maisons et vendait des postes de radio. Quand on naît à Saint-Imier dans le Jura suisse à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on est imprégné par la tradition horlogère et par la révolte qui en a fait partie. Dès le début, les horlogers, travailleurs indépendants, refusaient les transformations qu’apportaient les manufactures. D’où, à la fin du XIXe siècle, le développement des idées anarchistes dans tout le Vallon. Depuis que Bakounine est passé par là, son ni Dieu ni maître a souvent été jeté à la figure des patrons des manufactures par ceux qui se révoltaient et quittaient les lieux. Maurice est parti comme d’autres, à cause de l’étroitesse du paysage. Son meilleur ami se suicide, Maurice préfère la fuite.
Son frère cadet en revanche reste sur place et, à vingt-cinq ans, réussit l’exploit d’ouvrir dans ce village de six mille habitants un centre culturel dans lequel se produisent tour à tour Barbara, Juliette Gréco, Léo Ferré, Claude Nougaro et d’autres.
À Paris, Maurice rencontre celui qui justement allait écrire Éloge de la fuite, Henri Laborit, l’homme qui inventa les neuroleptiques. Ça se passe à l’université de Vincennes en 1969 où Maurice étudie l’architecture, l’urbanisme et la révolution. C’est à Laborit qu’il présente son projet : documenter la communauté autonome des lépreux, leur mode d’organisation en marge de la société. Ce sera Spinalonga, petite île au large de la Crète, sujet d’enquête pendant trois ans. Il y avait été emmené auparavant par une architecte grecque, Marianne, avec laquelle il venait d’avoir une fille, Isabelle.
Retour à Paris où, grâce à l’argent des laboratoires Sandoz, il a la chance de travailler avec [bleu violet]Jean-Daniel Pollet[/bleu violet], génial réalisateur de cinéma à qui la Nouvelle Vague doit son esthétique loin des académismes. Pollet et lui tournent un film sur les lépreux de Spinalonga, un autre sur les ouvriers d’une forge dans le Perche.
Au sujet de Spinalonga, il n’abandonne jamais ses recherches. Elles commencent par le film avec Pollet, L’Ordre (1973) puis par un livre chez Grasset L’Île aux lépreux (1979), puis La Chimère infectieuse à l’Aire (1993), puis [bleu violet]Pas de quartiers ! De quelques figures du déracinement[/bleu violet], Éditions d’en bas et Atelier de création libertaire (2005), et finalement [bleu violet]Vies et morts d’un Crétois lépreux[/bleu violet] chez Anacharsis (2015).
Après 68, Maurice vit dans le sud de la France avec femme et enfant et se met à bricoler des maisons.
En 1982 à Saint-Imier, son frère, trente-quatre ans, meurt d’un coup. Son père meurt l’année suivante et Maurice retourne au village. Sa mère est seule et les affaires du père pas réglées du tout. Le fils qui reste doit s’en occuper, ce sera long, mais l’occasion de connaître Françoise. Dans ce retour forcé il trouve un prétexte pour animer la vie villageoise. Il s’installe et fonde Espace Noir qui, comme son nom l’indique, renoue avec l’histoire de l’ancienne anarchie : une librairie, une salle de spectacle, une autre pour le cinéma, un bistrot, des débats.
On est en 1986. Peu de temps après, il déménage à Dole, et fonde avec Françoise les éditions Canevas. Le catalogue de cette maison est là pour illustrer inclinations et engagements de Maurice. Il découvre de nouveaux auteurs, publie le témoignage des anarchistes, célèbres ou pas, offre de belles relectures de textes classiques oubliés, Cendrars, Tolstoï. Il se passionne pour Panaït Istrati dont il diffuse les [bleu violet]Cahiers[/bleu violet]. Le Théâtre populaire romand publie chez lui les pièces qu’il monte, de Michel Vinaver à Marivaux. Une fois l’an, l’éditeur réunit ses auteurs vivants qui tous admirent son savoir-faire et reconnaissent la chance qu’ils ont d’être publiés avec un soin particulier. Relecture détaillée, typographie choisie et beau papier.
En 1998, Canevas cesse ses activités, il perd trop d’argent. L’architecte défroqué bricole et reconstruit une fois de plus sa maison. D’abord c’était au centre de Dole, puis il s’installe avec Françoise et son jardin à Frasne-les-Meulières. Ensuite c’est le Gers dès 2003 et de nouveau la Crète, non loin de Spinalonga. Chaque fois qu’il emménage, il s’intéresse à l’endroit et à son histoire. À Saint-Imier, il a redécouvert les épisodes occultés des années 1850 quand un réfugié juif a été défendu par tout le village. À Dole, il a documenté l’histoire de la cathédrale, à Frasne-les-Meulières, celle des croix pattées. Il ne se contente pas de s’installer ou de revenir dans un lieu, il s’en approprie l’histoire, fouille les archives, consulte les anciens auteurs. Quand il voyage, il se documente non seulement sur l’état du lieu, mais aussi sur son histoire, sur ce que d’autres en ont dit. D’où sa passion à ne pas conclure, surtout remarquée à propos des lépreux, mais qui se manifeste aussi quand il s’agit de ses propres idées. De Panaït Istrati, il est passé à Orwell. Ces deux-là s’étaient connus et Maurice hésitait entre eux. Je l’ai entendu dire : Je crois être comme Orwell un anarchiste conservateur. Tous ceux qui ont reçu un courrier de lui savent qu’il les terminait en signant Pacifiquement. Cette horreur de la guerre n’était pas formule, mais conviction.
Au fur et à mesure de ses déménagements, il s’est allégé. Pas seulement des livres de son immense bibliothèque, peut-être aussi de la cohorte de ses admirateurs. Il réduit sa garde-robe, se soucie toujours moins de son apparence de vieux sage. Il disait ne s’être rasé qu’une seule fois dans sa vie sur ordre de sa belle-mère pour son premier mariage. Il ajoute avec un clin d’œil : Je n’y peux rien si Bakounine s’est mis à me ressembler.
[bleu violet]Daniel de Roulet[/bleu violet]
9 août 2020
Photographie :
[bleu violet]Marianne Wasowska[/bleu violet]
La Canée, Crète, juillet 2016.
Messages
1. Maurice Born, 12 août 2020, 09:16, par Eveline Merlach
J’ai surtout connu Maurice Born, "le grand Born", étant fillette au village de Saint-Imier. J’habitais près de la forêt, pas loin du funiculaire qui monte à Mont-Soleil et en dessous du sentier des Chasseurs qui passait sous la Grotte du Bon Malheur. Le mercredi après-midi, je devenais un peu une fille des bois et mon domaine de jeu englobait les abords de la grotte.
Quand j’ai eu dans les dix ans, les bruits ont couru sur une bande de garçons qui rôdaient dans ces parages et menaçaient les passants : la bande à Born. On disait qu’ils faisaient des prisonniers, les attachaient aux troncs des arbres et mettaient le feu sous leurs pieds. J’ai dû prendre des précautions, ma forêt d’aventure avait perdu de son innocence.
Aujourd’hui je me dis que le grand Born a participé à mon déniaisement de fille des années 50 à qui l’on racontait que le monde était un jardin de roses sans épine.
Son frère a été un acteur remarquable, le l’ai vu dans Le Roi Lear, un moment de grande émotion.
Paix à leurs cendres à tous les deux.
2. Merci pour cette évocation, 12 août 2020, 13:47, par La Feuille
Je ne connaissais pas Maurice Born et je découvre, grâce à ces quelques lignes, un personnage fascinant.
Les biographies de ce genre de personnages m’intéressent et elles sont essentielles à une bonne connaissance de l’histoire du monde ouvrier et des mouvements révolutionnaires. Si quelques figures connues envahissent les médias (y compris historiques), ce sont ces "seconds couteaux" qui ont souvent permis les avancées sociales.
Bravo à Daniel de Roulet, dont je retrouve avec plaisir la plume, découverte en lisant "dix petites anarchistes".