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Le Monde libertaire

Madagascar : démocratie, organisation légale de la corruption ?

samedi 16 juin 2012, par Patrick Rama

La question se pose clairement à Madagascar, mais ce qui s’y passe n’est que le reflet plus lisible de l’organisation des pouvoirs dans le monde. Chaque pays doit répondre à des normes dictées par les nations dominantes. Chaque nouveau gouvernement arrivant au pouvoir reçoit, de la part de la « communauté internationale », le mode d’emploi et le code de bonne conduite nécessaires à sa reconnaissance et à son droit d’entrer dans le concert des nations, au label « bon à exploiter » dans les deux sens du terme.

À Madagascar, en relais de l’époque coloniale, les méthodes mafieuses font maintenant école car le but reste clairement le même : piller jusque dans les moindres niches toutes les richesses du pays, et ce en contrepartie de fonds de développement ou d’investissements générant de nouvelles dettes, de nouvelles compromissions et une nouvelle forme d’asservissement pour le siècle à venir. Le plus grand perdant, c’est bien entendu la population, et si la mission première de l’État était de protéger les citoyens et leurs familles, la raison économique et politique l’emporte sur la raison d’État posant alors la question du rôle des autorités et de leur légitimité.

En 2010, un rapport de la Banque mondiale estimait que deux tiers des Malgaches vivaient en dessous du seuil de pauvreté soit avec moins de un dollar par jour. En 2012, cette estimation peut être revue à 80 % de la population, soit plus de seize millions de pauvres qui survivent sur un matelas cousu d’or. La multiplication des découvertes de richesses naturelles est le seul réel enjeu perçu par le concert des nations, sous couvert du sempiternel discours d’une nécessaire implantation de la démocratie dans le pays.

De nombreuses filières stratégiques sont concernées : les mines, les énergies fossiles, les terres rares, le bois, les terres cultivables et la propriété foncière. Sur ce tableau apocalyptique, se greffent l’ensemble des moyens de gestion coercitive existants :

— les banques dont près de 90 % sont de capitaux étrangers et aux taux d’emprunts exorbitants (20 % est un classique), relevant plus de l’usure que de l’emprunt de développement ;
— les institutions dont les réformes favorisent l’émergence de partenariats nouveaux à chaque changement de régime et étouffent dans l’œuf les velléités de contestation ou de résistance (les dérives étatiques sont telles qu’elles sont en négociation permanente avec l’armée et les institutions policières afin de préserver leur collaboration) ;
— les ONG qui, sous couvert de développement durable ou de recherche, sont les têtes de pont d’identification de nouvelles richesses (huiles essentielles, plantes médicinales ou cosmétiques) ;
— les fonds culturels dont le but est de formaliser une entente culturelle, artisanale et artistique low cost, conforme aux marchés internationaux.

Pour clore cette présentation non exhaustive, il reste à décrire l’état d’esprit dans lequel sont menés ces « échanges » et que l’on pourrait résumer ainsi : « Les Malgaches travaillent bien, mais il est impossible d’amener le pays à une échelle de production standardisée. D’autre part, le Malgache est paresseux et ne voit pas plus loin que le rapport immédiat, n’hésitant pas à gruger leurs patrons. Ils n’ont pas d’attachement à leur entreprise et tout au plus est-il possible d’identifier de bons exécutants. »

La vérité est que le Malgache veut vivre et refuse le modèle qui lui est proposé, ce modèle qui remet en cause sa souveraineté, sa culture, son mode de vie, son avenir et ses traditions. Ce modèle qui l’exproprie de ses richesses et détruit son environnement. Ce modèle qui divise dans un jeu politique caricatural où l’ensemble des dirigeants anciens et contemporains jouent à la chaise musicale et réclament la tenue de nouvelles élections auxquelles plus personne ne croit et dont l’issue quelle qu’elle soit ne serait que la reconduite de l’exploitation à outrance.

Trois années après la prise de pouvoir par l’actuel gouvernement présidé par Andry Rajoalina et nommé « gouvernement de la transition », le pays s’enlise dans un exercice du pouvoir qui finit par ressembler à un mandat volé à la nation. Un régime consécutif à une prise de pouvoir populaire, au prix du sang versé, de l’exil, de la répression, de la destruction des biens et de l’emprisonnement politique. Un régime dont la finalité était de mettre en place des élections qui n’ont jamais eu lieu car il y avait économiquement et stratégiquement beaucoup mieux à faire.

Un régime qui a donné au peuple malagasy cette occasion de renouer avec la faim, la misère et l’asservissement. En réalité, le seul facteur résistant dans le bon déroulé des tractations, c’est le peuple qui a pris conscience de son asservissement dans la plus grande détresse.

Aujourd’hui, la population malagasy est autant en danger que les lémuriens qui vivent dans l’île. L’expropriation du pays s’est faite à coups de 4 × 4, de contrats, de tee-shirts, de discours « démocrasses » et de vulgaires « goodies » car la pauvreté est devenue une stratégie de conquête à part entière dont l’équation est simple : lorsqu’elle s’instaure tout s’achète, même les âmes. C’est à l’ouverture de ce grand supermarché qu’ont collaboré les gouvernements successifs depuis 1960 ! Il reste aux nations dominantes à renforcer ou à fragiliser le pouvoir des élites locales dont elles entretiennent le statut et dont la principale vocation est de faire avaler la pilule d’une misère nécessaire au bon ordre économique mondial.

Mais il faudra compter avec cette population maintes fois trompée par des déshérences politiques. Il faudra compter avec cette jeunesse ouverte aux nouvelles technologies et qui compte bien avoir droit à une existence. Il faudra compter avec les nombreux intellectuels et membres de la société civile qui se placent en contre-pouvoir et réclament le droit à vivre leur civilisation. Il faudra enfin compter sur cette désaffection à toute notion de pouvoir central qui, depuis l’indépendance, n’a eu de cesse de faire passer le développement social au second plan, bien loin derrière les priorités économiques et politiques. Il n’est donc pas étonnant, dans un tel contexte, de voir surgir de nouveaux codes d’appartenance sous des formes multiples : les sectes religieuses, les pratiques ancestrales d’autogestion et de démocratie directe par les fokonolona et une recherche d’un autre modèle politique. Madagascar est inconsciemment devenu un creuset de recherches d’alternatives sociales possibles dans le plus grand silence.

Pour que la chape soit démise, les médias internationaux attendent leurs modèles habituels de renversement de pouvoir par la violence, mais ils ne l’auront pas. Le peuple en a assez d’être manipulé dans l’affrontement et opte aujourd’hui pour l’action directe, non pas seulement au plan politique ou syndical, mais au plan de la recherche et de l’expérimentation d’une société nouvelle fondée sur la proximité, le droit à la vie du citoyen et sur son émancipation.

Sur la terre…

Le dossier le plus sensible et passé sous un silence concerté, c’est l’accaparement des terres à Madagascar. Si l’achat des terres par les étrangers était traditionnellement interdit, la loi de 2003 autorise les opérations menées par des sociétés étrangères associées à une entreprise malgache. Que se cachait-il derrière cette loi ?

— L’accès d’investisseurs étrangers à l’appropriation des moyens et outils de travail à des fins de spéculation.
— La valorisation financière des biens.
— La prise en otage de la population cantonnée à des travaux de servage et d’exécution.
— La création de sociétés de nationalité mixtes concentrées entre les mains des grandes familles dirigeantes malgaches bien plus acquise à la culture de l’argent qu’à l’amélioration des conditions de vie de leurs compatriotes.

Le travail remarquable du Collectif pour la défense des terres malgaches vise à alerter sur les tentatives d’expulsion et d’expropriation dans les villes et surtout dans les campagnes. Tout bon investisseur sait que la propriété est la base d’une implantation solide pour mieux sécuriser les capitaux. En 2009, le président Ravalomanana, alors en exercice, l’a payé au prix fort. Après avoir négocié avec la société coréenne Daewoo un contrat de bail pour quatre-vingt-dix-neuf années et portant sur 1,3 million d’hectares de terres, il s’est heurté à un refus catégorique de la population, provoquant de gigantesques manifestations qui ont abouti à sa démission, puis à son exil en Afrique du Sud. Ces espaces cultivables étaient destinés, sans contrepartie pour la population, à la culture de maïs et d’huile de palme réservée à la production de biocarburants.

C’est sur cette vague d’opposition qu’est venu se greffer l’actuel président, Andry Rajoelina, dont la mission était d’organiser rapidement des élections et qui s’est finalement fixé comme mandat de structurer sa légitimité de fait autour de tractations financières de tout genre destinées à mettre en accord des pays concurrents pour l’exploitation des richesses.

Le message populaire était pourtant clair : le refus d’une politique fondée sur l’esclavage et le népotisme, la volonté de prendre en main sa souveraineté et sa propre destinée et la décision de construire son avenir dans le respect des coutumes et des traditions locales. Il est clair que ce message n’a toujours pas été entendu. Signe de manque de maturité des dirigeants ou de mépris de leurs administrés ?

Aujourd’hui, ces transactions continuent en dehors de toute transparence par le biais de sociétés d’exploitation malgaches, prête-nom d’intérêts internationaux. Il devient très difficile d’évaluer l’étendue des transactions abouties. La notion de propriété n’ayant jamais été formalisée au sens capitaliste du terme, la terre appartenait aux petits paysans qui l’exploitaient, laissant une porte ouverte à toutes les revendications de propriété et en particulier, aux revendications d’État. Quant à la valorisation de méthodes agricoles adaptées et l’appui des populations paysannes pour nourrir le pays, ce ne sont que lettres mortes oubliées au fond d’attachés-cases rutilants.

… comme au ciel

Air Madagascar. Une des dernières compagnies aériennes indépendantes du continent africain, qui partageait jusqu’alors le gâteau des vols internationaux avec le saint espoir de voir se développer le tourisme dans une île qui compte près de 3 500 kilomètres de côtes. La concurrence y est telle avec Corsair, Air Austral et Air France que la compagnie nationale, minée par le manque de moyens, le turn-over politique et l’impossibilité d’une vision stratégique à long terme, finit sa course en squattant les sièges de ses concurrents et en affrétant des avions charters parfois douteux. Les pilotes malagasy ont toujours eu la réputation d’être parmi les plus aguerris au monde. La réputation des équipages et la légendaire hospitalité pratiquée à bord ont donné une image forte à la compagnie dotée alors de deux Boeing 767-300 sortis d’usine en 1991 et 1992.

En 2011, l’Union européenne met Air Madagascar sur liste noire. Les deux avions sont écartés des tarmacs européens.

En 2012, en pleine période de misère supportée par la population, le président de la transition, Andry Rajoelina, donne l’ordre d’achat de deux Airbus A 340 en location longue durée avec option d’achat à six ans, modèles fabriqués en 1998 et 2000. Car Madagascar est la chasse gardée de la France. Madagascar doit acheter français, coopérer français, parler français. C’est ainsi que le pays vient d’acheter le modèle d’avion le plus onéreux en exploitation, le moins rentable et donc le moins compétitif, mais il a de nouveau le droit d’atterrir sur le sol français aux frais du contribuable qui, lui, crève dans les caniveaux de la capitale et ne verra jamais un brin de tour Eiffel.

Témoignage d’un chauffeur de taxi

Chez nous, c’est la guerre perpétuelle. Avant, c’était l’époque où Madagascar faisait partie du bloc communiste. On y mourait de la guerre froide. Aujourd’hui, c’est une guerre assimilable à une guerre des gangs, et on y meurt pour rien. Une guerre qui tue les plus démunis sans que personne ne s’en préoccupe car c’est hors statistiques : des personnes âgées, des enfants. Tu vois, à Madagascar, on tue sans que l’on ait besoin d’envoyer une quelconque force armée. La France y fait la loi, et je ne parle pas au sens figuré du terme. Que fait la France ici ?

Réponse lapidaire : gisements de pétrole à l’ouest, dont l’exploitation est lancée, gisements d’uranium, de terres rares, de minerais et de bois précieux pour ne citer que les motifs principaux du crime. Et c’est quoi cette communauté internationale ? L’Europe et principalement la France qui détient près de 80 % du système bancaire, les États-Unis qui ont pour l’occasion transformé leur petite ambassade en un mini-Pentagone sur la route de l’aéroport, les Chinois et les Indiens qui commercent avec la Grande Île depuis la nuit des temps, et l’Afrique du Sud.

Quelles sont les armes ? La Constitution. Il faut que le pays opère son changement de gouvernance dans les règles, donc il faut des élections. Rajoelina est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État où la population a versé de son sang pour l’amener au palais présidentiel d’Ambotsirohitra. D’accord c’est un putsch, mais ça arrange la France car l’ancien président était trop tourné vers les États-Unis. La diplomatie française a parfaitement œuvré pour reconnaître le nouveau régime sans toutefois s’y brûler les doigts. Et la loi arrange tout le monde. Le temps de la mise en place d’élections donne tout le loisir aux opérateurs de tous bords d’opérer des transactions importantes. Pour remercier la population malgache, le consulat français « régule les tentatives d’émigration ». En clair, pour avoir ton visa, mon ami malgache, il faudra t’armer de patience, avoir déjà acheté ton billet et déjoué les subtilités d’obtention d’un rendez-vous pour demande de visa. Il te faudra ensuite avoir des sommes exactes sur toi car on ne rend pas la monnaie, avoir obtenu de France toutes les attestations de ton hôte (fiches de paie, certificat d’hébergement, surface adaptée à recevoir quelqu’un). Il ne faut pas être trop jeune (pour les femmes), on ne sait jamais, des fois qu’on pourrait la marier. Il ne faut pas être trop vieux, car le tourisme médical sauvage grève les caisses de la Sécurité sociale française. Je passe sur le mépris du personnel d’ambassade, mais leur travail est efficace et déjà digne des recommandations lepénistes : t’as plus envie d’aller chercher un visa.

Pour s’approprier un pays, c’est bien simple, tu le mets à genoux et tu achètes tout au rabais. Principaux secteurs négociés : le pétrole (Total à lui seul a investi 9 milliards de dollars, soit le PIB du pays), les minerais, le bois précieux, l’immobilier et l’hôtellerie. Pendant que les affaires changent de mains, le gouvernement attise le feu d’un affrontement politique entre le président de la transition et son rival, Marc Ravalomanana, exilé en Afrique du Sud. Trois années que ça dure. Trois ans de conflits politiques factices pour favoriser l’émergence d’une nouvelle génération d’opérateurs malgaches couverts par les lois de la transition et encouragés par les investisseurs étrangers, car il faut bien laisser des miettes pour « réaliser les investissements ». Seulement, ces fameuses « miettes » finissent par s’étaler au grand jour comme une verrue de luxe. Apparition des premiers Hummer à Antananarivo, nouveaux styles de propriétés de luxe, achats de quartiers entiers qui passent aux mains des étrangers, et je ne vise personne car tout le monde s’y est mis. Réalisation ou détournement de programmes hôteliers. Réaliser c’est simple : tu construis. Détourner c’est encore mieux : tu confisques les programmes engagés sous l’ancien régime et tu continues les travaux. Le groupe Accor vient de créer un hôtel Ibis dans le quartier d’Akorondrano. Pourquoi alors qu’il avait quitté l’île quelques années auparavant ? Y a-t-il une politique ou une stratégie de développement touristique engagée ? Peu importe. C’est là, comme les deux Airbus et c’est moche, comme tous les Ibis du monde. Bonne chance au gérant !

Pendant ce temps, l’industrie hôtelière locale est mise à genoux. Ibis affiche ses 80 € la chambre là où l’hôtel malagasy haut de gamme plafonne à 30 € la nuit avec tous les efforts du monde car sinon, « c’est trop cher ».

Dans les restaurants, les commerces, tout le monde attend le client au son des transistors. Reste deux types d’endroits qui échappent à la règle : les établissements tenus par les Vazaha (Européens) et les établissements de nuit car la nuit, tous les chats sont gris.

Quant à la concurrence, il existe une méthode radicale : tu identifies les établissements détenus par l’ancien régime, et tu y organises une rotaka, un pillage quoi ! Pour exemple, MBS, du groupe de communication de Marc Ravalomanana, qui était techniquement et technologiquement le plus avancé en matière de traitement de l’image et de diffusion a été purement et simplement saccagé. Il en est de même pour la télé nationale, brûlée lors des incidents de 2009, et avec elle, des documents d’archives datant des années 1930.

Là, tu commences à toucher du doigt le rapport entre les politiques et la population. Une population qui a faim. Dans les bureaux, on fait la sieste à midi pour surmonter le coup de barre. Pas étonnant puisque le repas sera pris à 19 heures, quant à celui du jour, on fait l’impasse. Les portions dans les assiettes sont également propices au régime. Si à New York le Français ne finit jamais son assiette et réclame son doggy bag, à Madagascar, le régime alimentaire bat le record des programmes des weight watchers. Et par-dessus tout ça, on entend parler de productivité, d’objectifs et de choses qui ne sont pas faites ou mal faites. La morale de cette histoire, je l’ai entendue de la bouche d’un coopérant : « Tu ne peux pas faire confiance aux Malgaches. » Moi j’irais plus loin que ça : tu ne peux pas faire confiance à celui qui a faim et que tu laisses ainsi parce qu’il n’a pas les mêmes objectifs que toi. Lui c’est la survie, toi c’est le profit : vous n’êtes pas sur la même planète et tous tes principes de management, tu peux les mettre au clou !

Alors cette population reste aux aguets de toute opportunité à très court terme, et il y en a. Quel que soit le camp organisateur, si tu vas à une manifestation, tu as toutes les chances de ramasser un pécule, un repas ou un tee-shirt, ou autre chose. À ce prix-là, tu pourrais tout t’offrir : une foule au Trocadéro et même envoyer le peuple sur une voie de garage où l’issue serait forcément une boucherie. C’est ça la prise de pouvoir en 2009, on a demandé à la population de passer la ligne rouge interdite par la garde présidentielle. L’armée a tiré, faisant une quarantaine de morts. Marc Ravalomanana a dû démissionner et le jeune DJ (Andry Rajoelina) a pris possession de la présidence. Mais ne crois pas que tu sois au bout de l’écœurement.

Dans ces périodes de « crise » que j’appellerais plutôt de « dépouillement massif », la tentation est grande d’imiter les chefs corrompus. Des bandes s’organisent pour piller des particuliers, des entreprises. Ça perd son sang froid. Ça tue pour un « oui » ou un « non ». Je ne parle pas que des vols à la tire, des violences, ni des détournements de fonds ou petites arnaques, mais aussi des hommes de main pour intimider les opposants. C’est pratique dans un tel contexte. Et si ce n’est pas adapté, il reste la prison, les mercenaires ou la censure.

Une résistance populaire vivante

Alors me diras-tu : « Il ne fait pas bon vivre à Madagascar ? » Eh bien je t’assure que si, pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que tout s’y fait doucement. Deuxièmement, parce que c’est un art de vivre et de cultiver l’optimisme quotidien pour mieux faire face à la misère. Troisièmement, car tu y reçois une leçon de dignité populaire. Depuis l’indépendance, si durement acquise à coups de crosse, les institutions sont restées calquées sur les institutions françaises. Tu as une carte d’identité, tu dois payer des impôts, il y a une mairie, une Banque centrale, une Assemblée nationale, une armée, une police, des patentes, une réglementation et des salaires. Mais lorsqu’il n’y a pas de salaires, ou s’ils sont abominablement bas, tout cela part en fumée. Elle est là l’âme malgache ; elle est dans ce type de résistance. Affame ton peuple et tu n’auras plus ni institutions, ni lois, ni règles, et ta démocratie ne fera que couvrir toutes les corruptions, sauf qu’il y a une différence entre celui qui fait ça pour survivre et celui qui le fait pour plus de profit. Mais alors, qu’est-ce qui fait que cette population tient encore debout ?

Parce qu’elle a compris que chacun a maintenant son propre destin en main. Parce que l’économie parallèle a pris ses droits et instauré des règles populaires de survie. Parce qu’il existe un lien ancestral, culturel et social très fort, le fihavanana, que nous pourrions traduire par « convivialité » et son expression tant au sein de la famille que dans l’entourage social. Parce qu’il n’y a plus de classe moyenne, cette classe intermédiaire subit durement l’exercice du bouclage des fins de mois et nourrit petit à petit les 77 % de ménages vivant sous le seuil de pauvreté, cela créant une solidarité populaire de fait. Il continuera de faire bon vivre à Madagascar, car la vie y est maintenant et plus que jamais vécue en dehors des institutions. Lorsque l’on vit dans le chaos, tout reste à inventer. Tu vois, je suis chauffeur de taxi et j’ai un diplôme bac plus quatre. C’est comme si ces études m’avaient permis de voir ma mise à mort de façon consciente, mais je vois aussi une prise de conscience très mûre de la population. : C’est ça l’avenir et il n’y a plus aucune référence, plus aucun modèle, si ce n’est le nôtre, celui de nos pratiques sociales et culturelles traditionnelles.

Le crépuscule des pouvoirs

L’exemple malgache illustre un phénomène international de façon exacerbée : le refus de l’exploitation de l’homme par l’homme, la fin d’une partie de poker où l’on demande aux plus démunis de continuer de jouer le ventre creux, avec des cartes à chiffres et sans as.

Le rêve démocratique est mort. Il doit laisser place à un autre modèle de société où les propositions anarchistes ont tout leur crédit sur la base de l’auto-organisation fédérative et de l’autogestion. L’attente des populations est bien là. Il existe une réelle convergence possible avec les méthodes et les visions alternatives, non pour prendre le pouvoir dont nous ne voulons pas, mais pour continuer d’injecter cet attachement à la liberté individuelle, à la confiance en l’humain et en l’émancipation. Les initiatives individuelles sont légion. Si elles semblent naître sans coordination, elles sont maintenant propices à l’émergence de règles du jeu nouvelles, ce gisement de richesses humaines qui finira bien par donner corps à la volonté de changer la société malagasy. Sa puissance, c’est l’expérimentation de nouveaux modèles sociaux.

Patrick Rama,
groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste.
Le Monde libertaire n° 1674 (24-30 mai 2012)
et n° 1675 (31 mai - 6 juin 2012).

Photographie : Pierrot Men
Portraits d’insurgés, Madagascar 1947,
texte de Raharimanana, photographies de Pierrot Men,
éditions Vents d’ailleurs, 2011.

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